Attention, ELSA !
(tiré des Actes de Lecture n°55, juin 96, p.67)

 

ELSA va faire son entrée dans le monde pédagogique et va, nous l'espérons inonder les classes de France et de Navarre. Pour l'instant, la fierté voire la jubilation du travail bien fait anime l'équipe de militants qui ont participé à sa création. Cette fierté est bien légitime et, dans une certaine mesure, je la partage. Pour ma part, je n'ai malheureusement su‚ que dans un travail de "petite main", corrigeant des fautes de frappe, rajustant des écrans, mesurant la validité des questions et des réponses. J'ai passé des heures, comme d'autres, à tester des séries, à me poser la question de l'intention du concepteur du questionnaire. Ce faisant, j'ai mesuré l'ampleur de l'intelligence et des techniques que nous sollicitions chez le futur utilisateur d'ELSA.

Il m'est pourtant arrivé de réagir et de faire part de quelques inquiétudes. Loin de moi l'idée de remettre en cause les fondements et le produit final de ce travail colossal. Je co-signe ELSA si tant est que ma signature ait quelque importance. Je me sens et me sais solidaire de cette entreprise. Je tiens simplement à dire ce qui me gêne, ce qui m'empêche de considérer ELSA comme l'aboutissement de la pensée AFL, ce qui m'amène à estimer qu'il ne s'agit là que d'une étape importante. Que le lecteur envisage donc que je ne suis pas en train de "cracher" dans la soupe mais que je prends un peu plus conscience de mes propres contradictions/contractions.

Ma principale remarque porte sur l'idée que nous nous faisons d'ELSA. Le sigle signifie : "entraînement à la Lecture SAvante", soit... mais il faudrait ajouter "de la Littérature de Jeunesse". Cela dit ELSALIJ ou ELSALJ, c'est pas terrible comme nom ! Cette distinction a pour moi de l'importance. Je vais tenter de vous la traduire à travers quelques remarques que je livre en vrac :

1. " Il était temps que l'AFL s'occupe de la littérature de jeunesse... " Nous aurons sans aucun doute ce genre de réflexion en guise d'appréciation du travail effectué. Tout comme nous avons eu, il y a quelques temps, une réflexion similaire : " Il était temps que l'AFL s'occupe de l'écriture... " Mais je me sentirais gêné, confus, rougissant si l'on faisait croire aux sympathisants de notre agitation que nous nous orientons vers l'idée que la Littérature de Jeunesse est le matériau de base de notre travail sur la lecture. Après les écrits "fonctionnels", et le reproche qui nous était fait de vouloir faire lire et apprendre à lire sur des affiches et autres modes d'emploi, nous aurions à nous défaire de cette accusation non moins réductrice de vouloir faire lire et apprendre à lire (uniquement ?) sur Roald Dahl ou Christian Bruel. Nous savons bien qu'aujourd'hui dans le "Paysage de la Recherche pédagogique", il est de bon ton de parer la littérature de jeunesse de vertus miraculeuses. Il serait peut-être judicieux de ne pas nous rouler nous-mêmes dans une farine que nous n'apprécions pas totalement.

2. Si l'on prend l'ensemble de la Littérature de Jeunesse, on peut considérer que le choix effectué à travers ELSA (et que je partage en grande partie) illustre une sélection partielle et partiale qui est la nôtre. Le principe de départ de la sélection étant : "Quels sont les écrits que nous utilisons en classe ?" nous obtenons un corpus qui dessine à la fois les contours de notre particularisme et les contours de nos limites. Dans ce petit monde-là, notre particularisme pourrait se trouver dans la dominante de "textes engagés" (dans le sens prise de position...), dans la présence de nombreux textes "complexes" (vrais textes), dans cette volonté de mettre l'enfant devant des textes s'approchant des problématiques, douleurs et enthousiasmes qui sont aussi, un peu, ceux des adultes, parents et citoyens. Mais cette sélection montre aussi nos limites, mes limites. Quand on (je) utilise des textes en classe, on (je) fait(s) comme les autres, on (je) puise abondamment dans la littérature de jeunesse. Estimant sans doute, que les textes que nous utiliserions en tant qu'adulte (ou citoyen), dans le civil, seraient trop "durs" pour les enfants. Je partage cette ambiguïté et je la vis. Mais je ne la considère pas comme acceptable. Car après tout, ce qui me manque en tant que "pédago" ce sont les techniques qui me permettraient, avec les enfants, d'oser, aborder, explorer et même lire les textes qui se font nécessaires au fil de la vie et des problèmes qui se posent et ce sans restriction de genre. Doit-on entériner une insuffisance technique et ne mettre les enfants qu'en contact avec des écrits qui auraient été préparés pour eux ? Je ne peux m'y résoudre et je suis encore et aussi à l'AFL pour dépasser cette impuissance-là...

3. Si je regarde ma propre expérience de jeunesse, pas très rose ni très joufflue, et si je mets en vis-à-vis les réponses, préoccupations, thèmes et sujets quadrillés par la littérature de jeunesse, je dois me rendre à l'évidence que cette dernière ne m'aurait pas énormément soutenu dans ma bataille pour rester debout. Pour beaucoup la vie est dure, très dure et cette dureté-là ne trouve pas de point d'attache et de repère dans la littérature de jeunesse. Certes, me diront certains, il reste l'évasion, le rêve, d'autres mondes... Mais enfant, pris à la tête par une agitation familiale et sociale décousue, le fait de garder les yeux constamment ouverts est une nécessité et l'évasion peut devenir la distraction fatale. Quoiqu'on en dise, "se changer les idées" n'est pas toujours chose facile, voire possible. Pour ma part, je ne pouvais "m'évader" que dans ces rares moments ou un semblant de stabilité s'installait. Je ne nie pas l'importance et la qualité de la production "Littérature de jeunesse" mais je ne peux que faire état d'une expérience personnelle où les écrits pour enfants prenaient l'allure de bibelots bizarres et insipides. Donc, j'ai plongé très vite et très tôt dans des écrits qui me parlaient plus vrai, des écrits pour les grands.

4. J'ai la même réticence vis-à-vis des écrits dit de "vulgarisation". Prendre un écrit scientifique "vrai", c'est s'attaquer à une complexité rebutante et décourageante. Mais elle est d'autant plus désespérante que nous n'avons pas eu l'occasion d'accumuler des expériences où nous avons dû batailler seul ou à plusieurs afin d'extraire du sens et des techniques de lecture à partir de ces textes qui ne nous étaient pas destinés. Que nous réserve l'avenir, sur le plan démocratique, si nous continuons à pré-mâcher aux enfants (et aux adultes) tout ce qui est complexe ? Que nous réserve l'avenir tout court si nous continuons à pré-digérer la vie aux enfants ? Sans doute, de très sérieux problèmes de digestion... Il me revient à l'esprit une phrase de Tony Duvert qui résume bien cette lente agonie : " Né en 1945, j'ai cultivé l'étrange conviction d'appartenir à la première génération d'hommes civilisés qu'il y aurait sur la terre : finis la guerre, la religion, les censures, la violence, les tyrannies, l'injustice, le racisme, la misère et la faim. Je cherche où, par qui, cette atroce illusion m'a été inculquée. Je ne trouve sérieusement que... le "Journal de Mickey" ". Ne doit-on pas inventer les situations où ensemble nous construirions les savoirs et les techniques qui nous permettraient un peu plus, chaque jour davantage, de maîtriser le propre de la vie : la complexité ?

Que ces quelques remarques ne soient pas prises sous l'angle de la condamnation de ce qui se fait. Je me sens co-responsable, à l'AFL tout au moins, de ce que nous fabriquons. Je souhaite simplement que la satisfaction ne nous embue pas certains objectifs forts : la situation de Pouvoir ("Pouvoir, Savoir et Promotion collective"), une autre lecture des écrits existants, la production de nouveaux écrits ("7 propositions"). C'est bien plus à cause de ces idées non-concrétisées que je suis à l'AFL et pas simplement à cause d'ELMO ou, maintenant d'ELSA. Je propose donc que nous nous mettions au travail pour construire ELSA "zéro" qui nous obligerait à inventer les démarches dont nous avons besoin pour explorer de "vrais textes" non limités au champ fleuri et "pastellisé" de la littérature de jeunesse.

Robert Caron