Mieux définir comment
LES NOUVELLES TECHNOLOGIES
peuvent être mises au service de
la lecture et des langages
(tiré des actes de Lecture n°67, sept 99, p.98)

 

La septième initiative concrète des Etats Généraux de Nantes concerne les nouvelles technologies au service de la lecture et des langages. Encore une fois, notre ancienneté dans la nouveauté nous confère quelques titres pour parler d'expérience, comme on dit.

Dès que la décision politique a été prise au tout début des années 80 de faire entrer l'informatique à l'école, les pédagogues se sont partagés en quatre camps, le premier, majoritaire, qui avait déjà réussi à enfermer dans les placards le magnétophone, la diapositive et la télévision scolaire et que l'arrivée des ordinateurs n'impressionnait pas davantage, le second, le plus actif, qui avait largement précursé en la matière et qui, profs de techno ou de math grands lecteurs de Pappert, misaient sur l'introduction d'un nouveau langage pour faire jaillir l'esprit et concevaient donc l'arrivée de l'informatique à travers l'enseignement de la programmation pour les maîtres et pour les élèves, le troisième, le plus retors, qui, n'ayant jusqu'ici jamais entendu parler d'informatique, estimait néanmoins qu'il était nécessaire de l'introduire de manière critique afin d'en démystifier à tout jamais l'usage, un peu comme un prof de lettres met à l'étude un roman de la collection Harlequin afin de couper l'envie aux filles de ne pas préférer Proust, le quatrième, enfin, largement minoritaire, successivement contemporain du remplacement des diligences par les chemins de fer, de la plume sergent-major par le stylo à bille et du boulier par la calculette, qui voyait pointer une multitude de techniques dont les élèves pouvaient s'emparer en grandeur réelle pour produire et dont les maîtres allaient se servir pour aider autrement les enfants à apprendre.

C'est évidemment le deuxième qui l'a emporté.

Nous lui devons les ordinateurs en batterie dans les salles spécialisées avec un planning (l'emploi du temps aurait renvoyé à l'ardoise) d'utilisation par demi-classe, sur le modèle des salles de travaux pratiques de sciences. On va faire de l'informatique une fois par semaine, de même qu'on va à la BCD ou à la piscine. Au collège, c'est pire et on voit mal en quoi un prof de lettres aurait besoin d'ordinateurs.

Les hasards de l'existence pédagogique nous ont fait être du quatrième camp, particulièrement préoccupés des "fonctions d'aide à l'apprentissage dans le cadre desquelles la trace gardée en mémoire des essais successifs renseigne utilement sur les cheminements de l'élève". Seule notre modestie nous empêche de rappeler que, dès 1980, le logiciel ELMO individualisait la progression d'un entraînement en lecture à partir des résultats précédents et des réactions instantanées et que les enseignants utilisaient un module de statistiques pour suivre sur fond collectif l'évolution de chacun. Nous ferons le silence sur ELMO 0 et sa descendance qui, au cycle 2, permettait aux maîtres et aux élèves de disposer d'un véritable outil d'analyse lexicométrique des textes rencontrés dans la classe sur lesquels se généraient automatiquement une douzaine d'exercices différents dont les bilans détaillés faisaient accéder aux difficultés individuelles. Nous nous garderons surtout d'évoquer le logiciel "GENESE DU TEXTE" qui poussait le souci de la trace jusqu'à enregistrer le processus d'écriture et qui a été utilisé du CE2 aux classes terminales, dans des ateliers d'écriture et par des journalistes et écrivains professionnels ainsi que pour une recherche fameuse conduite à l'INRP sur le processus d'écriture de plus de 500 textes, recherche dont le rapport n'a jamais été consulté depuis son dépôt à la bibliothèque. Enfin, nous ne manquerions pas de nous insurger si quelqu'un évoquait ici ELSA, logiciel d'entraînement à la lecture savante, dont le fonctionnement ordinaire inclut un module HISTORIQUE grâce auquel l'enseignant revient avec chaque élève sur la manière dont il s'y est pris pour résoudre l'exercice proposé et donc observe directement les processus en jeu pour en faire le support d'activités réflexives sans lesquelles un entraînement peut se confondre avec du dressage, sinon du domptage. Nous ne dirons rien de tout cela. Seulement quelques propositions issues de l'expérience des difficultés que cette préoccupation de la trace rencontre dans la pratique.

1. Il ne faut pas régler les questions techniques comme préalables mais accompagner techniquement l'avancée pédagogique. Celle-ci devra aboutir dans un délai assez court à une restructuration de l'espace. Si les élèves utilisent couramment l'informatique pour des fonctions de communication, de documentation mais aussi de production, qu'il s'agisse d'écrire avec un traitement de texte et non de recopier ce qui aura été écrit au "brouillon" ou qu'il s'agisse de concevoir et réaliser les objets à communiquer (journal, enquête, etc.), qu'il s'agisse de travailler les autres langages (la dixième initiative sur l'éducation à l'image ou les transformations de données que permettent les gestionnaires de bases de données et les tableurs, etc.), qu'il s'agisse d'individualiser l'apprentissage à travers des dispositifs d'écoute et d'exerciseur, l'expérience montre que les ordinateurs doivent être en libre accès dans l'espace de travail du groupe, aussi naturellement disponibles qu'un tableau noir, une encyclopédie ou un compas et, dans ce cas, il faut miser sur un ordinateur pour 8 élèves, ce qui, tout usage confondu, laisse à chacun un temps quotidien inférieur à ¾ d'heure. Mais ce qui demeure essentiel, c'est l'intégration de l'informatique dans l'espace normal de la classe qui cesse d'être conçue sur le modèle d'une salle de conférence tournée vers l'origine unique du savoir que symbolise le maître adossé au tableau noir et qui s'organise progressivement comme un atelier, sur le modèle des ateliers des peintres de la Renaissance italienne, donc toujours autour d'un maître, véritable lieu de production aux innombrables recoins fréquentés par des groupes fluctuants et hétérogènes pratiquant en toute candeur l'enseignement mutuel et le partage des savoirs.

2. Si bien que la question des nouvelles technologies est d'abord une question de pédagogie. Leur existence ne se justifie que dans une autre conception du rapport au savoir. Comme outils d'appoint à la pédagogie traditionnelle, elles offrent plus d'inconvénients que d'avantages et sont inévitablement condamnées à devenir une discipline d'enseignement dispensée dans un lieu spécialisé par des professeurs spécialisés selon un horaire, une progression, des évaluations, du soutien et des redoublements.

Pour rester dans le cadre des 12 initiatives concrètes pour la lecture, la question est bien de comprendre que les langages sont d'abord des outils pour concevoir, pour élaborer, pour résoudre ce qui ne peut se concevoir, s'élaborer et se résoudre sans eux. Les langages ne sont pas d'abord des moyens de présentation, de représentation, d'expression ou de communication de ce qui tout simplement existerait sans la construction intellectuelle que permet un langage. Aussi ne peut-il y avoir de pédagogie des langages que dans leur usage réel pour produire, au moins au niveau individuel, de l'inouï pour l'oral, de l'inédit pour l'écrit. Cette production individuelle n'est pourtant pas solitaire, elle s'insère dans un groupe occupé à autre chose qu'apprendre mais dont la production collective de cette autre chose permet à chacun d'apprendre, c'est-à-dire d'acquérir et de développer ces outils de pensée que sont les langages. C'est bien parce que les nouvelles technologies sont des outils techniques de production que leur rôle dans l'acquisition des langages est important. Encore faut-il que la pédagogie repose sur l'idée qu'il ne peut y avoir de formation intellectuelle sans engagement réel de l'apprenti dans une production. C'est à ce niveau, et non d'abord dans une formation informatique, que réside la clé des nécessaires transformations.

Jean FOUCAMBERT

 

Lire :

Lecture et informatique. Dossier des Actes de Lecture n°4.