La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°63  septembre 1998

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Transmettre une langue étrangère.
Quelques conditions pour l'apprentissage d'une langue étrangère.


Je voudrais tout d'abord signaler que je ne suis ni spécialiste de l'illettrisme ni de l'analphabétisme. Je m'intéresse à l'acquisition des langues étrangères en milieu naturel et en milieu institutionnel. J'espère, modestement, apporter quelques éléments de réponses au débat qui vient d'avoir lieu, surtout pour ce qui est des idées émises sur l'adulte analphabète en formation "qui ne sait rien"...

1. L'ACQUISITION D'UNE LANGUE ÉTRANGÈRE

Remarques terminologiques.
En général on oppose deux types d'acquisition d'une langue étrangère ; l'acquisition non guidée ou en milieu naturel et l'acquisition guidée ou en milieu institutionnel, en classe de langue ou en lieu de formation.
L'acquisition en milieu naturel se met en place à travers les échanges quotidiens avec les natifs, sans guidage explicite du processus d'acquisition. Le cas le plus classique est celui du travailleur immigré qui arrive dans un pays pour y travailler et s'insérer socialement et professionnellement. Parfois au niveau social, ses contacts peuvent être restreints. Par contre, l'acquisition en milieu guidé se fait par une intervention sur le processus d'acquisition. La langue est préparée pour l'apprenant, mais les méthodes d'enseignement différent d'un côté, dans la manière de présenter la langue aux apprenants, et de l'autre, par les possibilités offertes à ces mêmes apprenants pour utiliser la langue à un moment donné de leur apprentissage.

Par ailleurs, la personnalité de l'enseignant joue également un rôle important, surtout, en ce qui concerne les idées générales qu'il peut avoir sur l'acquisition d'une langue étrangère et sa transmission. La façon dont il applique la méthode d'enseignement ainsi que la représentation qu'il a de la langue enseignée, et notamment son attitude par rapport à la norme ont une incidence sur sa pratique pédagogique. De plus, les stéréotypes culturels et les prévisions que l'enseignant a sur les apprenants sont à prendre en compte.

L'acquisition d'une langue étrangère.
Pour apprendre une langue, il faut être exposé à celle-ci. Sans exposition pas d'acquisition. Par ailleurs, nous savons que tout être humain, sauf cas exceptionnel, est équipé pour apprendre une langue. Les spécialistes de l'acquisition parlent de la capacité linguistique dont nous sommes dotés, c'est-à-dire de la capacité à traiter les données langagières, à les analyser, à les stocker. (Klein W.1989).
L'adulte apprenant une langue étrangère a un certain nombre d'avantages sur l'enfant acquérant le langage. Il a déjà acquis sa langue maternelle, ou quelquefois plusieurs autres langues, son développement cognitif et sa socialisation sont en principe achevés. Par conséquent, il possède aussi des connaissances extra-linguistiques, des connaissances multiples sur le monde. En outre, il a des connaissances générales, conscientes ou inconscientes sur les langues acquises antérieurement. Ces connaissances vont l'aider à appréhender la nouvelle langue. Par exemple, il pourra avoir des connaissances générales sur l'organisation des langues, des connaissances spécifiques sur sa ou ses langues maternelles ainsi que des connaissances sur la langue à acquérir. Ses connaissances extra-linguistiques, de tous genres, vont l'aider à comprendre la langue dans des situations de communication concrètes.

L'apprenant sait consciemment ou inconsciemment qu'une langue est structurée à plusieurs niveaux : la phonétique, la morphologie, la syntaxe... Par conséquent, il sait qu'il faut distinguer des sons et les produire. Il faut segmenter les suites sonores en unités plus petites et relier celles-ci à des éléments contextuels. Il faut également combiner des mots isolés en unités plus grandes pour former des énoncés. (Klein W. ibid).

Par ailleurs, l'apprenant sait aussi que toutes les langues sont pourvues de mots pleins comme "chaise", "table", "micro", etc. et des mots grammaticaux comme les prépositions, les pronoms, etc. En général, les mots grammaticaux sont plus courts et plus fréquents, moins marqués au niveau intonatif que les mots pleins. La position des mots dans l'énoncé peut guider l'apprenant, le début et la fin sont des positions favorables à la perception.

De plus, il peut se servir de sa langue maternelle, si c'est une langue proche ; c'est le cas des langues romanes, le français, l'italien, l'espagnol, le portugais. Il est plus facile de comprendre des unités lexicales dans les langues proches, grâce à la transparence, que des langues éloignées comme l'arabe, le russe, le vietnamien.

Ce qui joue également un rôle dans l'apprentissage d'une langue étrangère, c'est l'attitude de l'apprenant face à la langue qu'il apprend. Son attitude envers les membres de la communauté linguistique n'est pas non plus à négliger. Si, par ailleurs, l'attitude de celle-ci n'est pas très positive envers lui cela peut provoquer des difficultés. Yvanne Chenouf (Cf. A.L. n°62, p.18. NDLR), dans sa communication, a aussi mis en avant la peur de la perte d'identité dans des situations d'apprentissage d'une langue étrangère. Ce sont des facteurs subjectifs, difficilement contrôlables, mais qui peuvent avoir une influence sur le cours de l'apprentissage.

Quand le processus d'acquisition se met en route, celui-ci se fait par étapes. On apprend progressivement une langue, et d'ailleurs si on se réfère à l'acquisition du langage chez l'enfant, on constate que celui-ci acquiert progressivement sa langue maternelle. La même chose se passe pour l'acquisition d'une langue étrangère.
Les recherches sur l'acquisition en milieu naturel ont dégagé des étapes d'acquisition. (Perdue C.1993).

2. L'ENSEIGNEMENT D'UNE LANGUE ETRANGERE EN MILIEU INSTITUTIONNEL

Pour transmettre une langue étrangère en milieu institutionnel, on doit prendre en compte l'apprenant en tant qu'acteur de son apprentissage, tenir compte de sa personnalité, de son vécu, de ses expériences antérieures d'apprentissage. L'apprenant est au centre du processus d'apprentissage et non la méthode ni l'enseignant. Ce dernier a une rude tâche, il doit aider l'apprenant à apprendre dans les meilleures conditions.

Traditionnellement, on établit une différence entre les quatre aptitudes à acquérir : la compréhension orale ; l'expression orale ; la compréhension écrite et l'expression écrite.

Dans un objectif pédagogique et pour établir une progression, il est important de séparer ces aptitudes et notamment de faire une distinction entre l'oral et l'écrit. Ceci est indispensable pour le français, dans le domaine de la morphologie. Nous avons une représentation de l'oral à travers l'écrit. Or, les règles, au niveau de la morphologie, ne sont pas les mêmes à l'oral et à l'écrit.(Blanche-Benveniste Cl.1997).

Prenons deux exemples :
- la règle du féminin pour les adjectifs ; on forme le féminin à partir du masculin en rajoutant un "e". Cette règle n'est pas valable pour l'oral. Quand je dis {laporteblâS} et {bmyreblâ} (1), je ne vois nulle part le rajout d'un "e". Que se passe-t-il à l'oral ? J'ai une forme longue {blâS} pour le féminin et une forme courte {blâ) (2) pour le masculin. Pour expliquer l'opposition du genre des adjectifs à l'oral, il est plus pertinent de partir de la forme du féminin et de trouver la forme du masculin en énoncant la règle suivante : le masculin se forme par la suppression de la consonne finale du féminin. C'est une autre façon de voir les choses. L'enseignant peut faire réfléchir les apprenants sur ces fonctionnements et leur demander de trouver la règle. Celle-ci s'applique à un certain nombre d'adjectifs en français. - Le deuxième cas concerne le pluriel des adjectifs et des substantifs en français. On rajoute un "s" en général, un "x" pour quelques exceptions. Cette règle n'est pas non plus applicable à l'oral. Exemple classique que tout le monde connaît : {loerlivr reste uver} (3), aucune marque de pluriel à l'oral ; le contexte informe sur la pluralité ; à l'écrit, par contre, nous avons quatre marques de pluriel " leurs livres restaient ouverts ". Un autre exemple : {s livr kut Ser} {se livr kut Ser} (4) ; l'opposition du nombre est marqué dans le déterminant par une opposition vocalique { }, {e}. Pour le verbe nous avons une seule forme {kut} pour le singulier et le pluriel.

Ceci nous permet de dire qu'il y a moins de règles en morphologie à l'oral qu'à l'écrit et l'enseignant doit sensibiliser les apprenants à ces phénomènes.

Dans l'enseignement d'une langue étrangère, on a également intérêt à distinguer le fonctionnement de l'oral et de l'écrit au niveau de la communication en général. La compréhension et l'expression orales renvoient à une communication directe. L'oral s'organise en fonction des interventions des interlocuteurs, de leurs réactions. Il faut comprendre et réagir dans l'échange en cours, c'est pourquoi il est nécessaire de relier les savoir-faire linguistiques aux situations de communication.

Si on fait pratiquer des savoir-faire linguistiques comme "se présenter", " faire une requête", "argumenter", etc., les moyens linguistiques, appelés traditionnellement "la grammaire" pour exprimer ces savoir-faire, font partie intégrante de l'activité didactique. Il ne faut pas séparer savoir-faire linguistique et grammaire. On apprend la grammaire d'une langue à travers des savoir-faire linguistiques qu'on met en oeuvre. La grammaire n'est pas quelque chose qui se rajoute aux savoir-faire linguistiques.

Cela n'empêche pas de proposer en plus des exercices d'entraînement sur des points particulièrement difficiles, ou encore mieux de faire réfléchir les apprenants eux-mêmes sur une difficulté grammaticale. Mais là aussi, il faut avoir à l'esprit une progression en fonction du stade d'apprentissage des apprenants. Le système linguistique de l'apprenant est un système original qui passe par des étapes transitoires, et qui évolue vers la langue cible.

Chaque étape a ses propres structurations qui sont tout à fait compréhensibles et analysables. L'apparition d'erreurs dans l'acquisition montre que l'apprenant fait un travail de réflexion sur la langue, même si ce travail est en partie inconscient. C'est pourquoi les erreurs sont indispensables et nécessaires, c'est une preuve que l'acquisition est en cours.
L'enseignant doit tenir compte des erreurs des apprenants et faire un choix au moment de la correction en fonction du niveau d'acquisition. L'apprentissage d'une langue se fait progressivement, l'apprenant ne peut pas tout assimiler d'un seul coup. C'est pourquoi il faut, constamment, revenir sur les acquisitions antérieures pour qu'elles soient bien intégrées par l'apprenant. Celui-ci doit pouvoir traiter les données de la langue, les mémoriser.

Pour ce qui est de la compréhension orale, quand on est en contact avec une langue étrangère, il est indispensable d'arriver à découper le flot de paroles et d'établir des unités de sens. Par conséquent, l'activité de compréhension consiste à identifier des éléments et à les mettre en relation pour produire du sens. Pour ce faire les éléments contextuels vont faciliter la tâche de l'apprenant, par exemple l'interprétation des situations de communication lui permettra d'émettre des hypothèses sur le contenu de l'échange. Au début de l'apprentissage, viser une compréhension globale suffit, et petit à petit on peut diriger l'apprenant vers une compréhension plus analytique qui permet de déboucher sur la production.

Quant à l'écrit, ce qui distingue fondamentalement l'écrit de l'oral, c'est que l'écrit renvoie à une communication différée.On peut revenir sur un texte écrit, le relire, le retravailler, ce n'est guère possible pour certaines productions orales. L'échange oral spontané porte les traces des hésitations, des reformulations, tous les énoncés ont été prononcés et entendus, on ne peut pas les effacer. À l'écrit, en revanche, la version finale, celle qui circulera peut-être, est une version sans ratures.

L'enseignant de langue étrangère doit tenir compte de ces différences dans sa pratique pédagogique.

En guise de conclusion...
L'objectif de transmission d'une langue étrangère est d'amener l'apprenant à la maîtrise de savoir-faire linguistiques qui lui permettront de faire face à des situations de communication diversifiées, tant à l'oral qu'à l'écrit.

Cet objectif ne peut se réaliser sans l'adhésion de l'apprenant à la méthode d'enseignement et aux pratiques pédagogiques de l'enseignant. À 

Martine Kervan

les Actes de Lecture n°63, page 38, septembre 1998

Bibliographie

BLANCHE-BENVENISTE Cl.. 1997 Approches de la langue parlée en français, Ophrys, Gap.
DABENEL. 1994 Repères sociolinguistiques pour l'enseignement des langues, Hachette, Paris
KLEIN W. 1989 L'acquisition de langue étrangère A.Colin, Paris
PERDUE C. 1993, Comment rendre compte de la "logique" de l'acquisition d'une langue étrangère par l'adulte ? in Études de Linguistique Appliquée, n°92, oct-déc. p. 8-22, Didier Érudition, Paris.


notes
(1) Ces énoncés sont transcrits phonétiquement : la porte est blanche / le mur est blanc
(2) blanche / blanc
(3) leurs livres restaient ouverts
(4) ce livre coûte cher / ces livres coûtent cher

Henriette Stoffel