La revue de l'AFL
Les
Actes de Lecture n°15
septembre 1986
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Lire dans la marge
Il est difficile de proposer un titre pour ce dossier qui ne
dénature pas nos intentions. Car nous n'aborderons pas ici
l'ensemble des rivages où la lecture rencontre des conditions
particulières, pas plus que nous n'en approfondirons certains.
Reprenant la démarche qu'Évelyne Andreewsky a mise en
œuvre dans ses recherches sur les alexiques, nous pensons que les
zones critiques, à travers leurs difficultés et leurs
réussites, font surgir des aspects fondamentaux de la lecture
que les conditions habituelles laissent dans l'ombre ou ne permettent
pas d'interpréter. Il en est ainsi des troubles liés
à des accidents cérébraux, mais aussi de la
difficulté des enfants malentendants à recourir à
l'oralisation lors de l'apprentissage de la lecture, tout comme des
conséquences sur la rencontre de l'écrit du statut
déresponsabilisé attribué aux enfants ayant des
troubles du comportement.
Passage aux extrêmes et recherche dans les marges constituent
ainsi autant de regards privilégiés pour explorer,
à travers le grossissement qu'ils autorisent, les conditions
d'apprentissage et la nature de la lecture dans ses aspects les plus
généraux. Cette démarche est à
l'opposé de celle qui a nourri la pédagogie de la lecture
pendant des decennies et l'a fourvoyé dans une
médicalisation qui se voulait scientifique : en recherchant les
caractéristiques des enfants qui échouaient, on
espérait définir les conditions les meilleures pour
enseigner facilement aux autres. Mais sans la moindre remise en cause
du modèle implicite sur lequel fonctionnait cette
pédagogie.
Notre démarche est différente puisqu'il s'agit, à
travers les cas limites - et non les échecs -, de questionner
les évidences qui sont au centre afin de faire évoluer la
compréhension du processus général. Toutefois,
l'observation de ces marges n'est pas aussi aisée qu'il y
paraît car si ce qui s'y joue est nécessairement
imprégné des présupposés sur la lecture, de
telle sorte qu'on ne sait jamais si les difficultés ou les
caractéristiques rencontrées ne sont pas
déjà induites par la pédagogie elle-même. On
en trouve un bon exemple chez les sourds : tant qu'on vit dans
l'idée (?) que l'apprentissage de la lecture transite par le
décodage et l'oralisation, ils ne peuvent rien nous apprendre.
Les marges, ici, n'éclairent pas le centre car elles
caricaturent au lieu de le questionner et la soumission à la
norme transforme la différence en handicap.
Nous pensons que les enfants en difficulté de lecture
n'échouent pas sur n'importe quoi : ils butent, pour des raisons
qui les caractérisent, sur des incohérences
pédagogiques qui posent, de toutes façons, à TOUS
les enfants de sérieux problèmes ; aussi leur
échec décrit-il d'abord ce qui se fait avant de
décrire ce qu'ils sont ! Leur vulnérabilité
témoigne de ce qui est mauvais dans le système
général. Il suffit pour s'en convaincre de constater la
médiocrité des résultats de ceux qui
"réussissent"...
Aussi, prendre en charge la souffrance de ces échecs, est-ce
refuser d'y voir la conséquence d'un manque ; c'est, au
contraire, l'interpréter comme la marque d'une relation
positive, agressive et donc créative envers une situation
insatisfaisant à laquelle la majorité se soumet.
Peut-on "requinquer" ces "battus" pour les aider à supporter
l'insupportable sans peser sur le système pour qu'il se
transforme ?
Cette question nous semble décisive dans toutes les
interventions dites spécialisées. Un infirmier qui ne
militerait pas dans un mouvement pacifiste ne ferait que renvoyer plus
tôt les blessés sur le champ de bataille ; un psychologue
ou un orthophoniste, un psychiatre ou un rééducateur qui
ne s'intéresse pas à la pédagogie de la lecture,
telle qu'elle est, considère, de fait, que les enfants
échouent pour des raisons qui leur sont propres et
n'interprète pas leur difficulté comme
révélatrice d'une erreur pédagogique dont
souffrent, à un moindre degré, tous les autres.
Appareiller un sourd pour qu'il apprenne à lire, c'est croire,
malgré tout, que la méthode Boscher est bonne pour les
enfants "normaux"...
Agir comme si l'écrit était un langage pour l'oreille met
tous les enfants en difficulté mais plus particulièrement
les malentendants ; croire qu'on peut apprendre à lire sans
être intégré dans un réseau actif de
communication écrite rend à tous la tâche
improbable mais fait échouer les "cas sociaux" ; penser qu'on
peut lire sans participer préalablement au pouvoir que
confère le recours à l'écrit est une gageure pour
tous mais encore bien plus pour ceux que les problèmes
relationnels isolent ou enferment dans un statut d'assisté.
1) L'enseignement de la lecture aux
malentendants fait également apparaître une autre
réalité : au lieu de se demander comment contourner la
handicap de la surdité pour qu'il ne rejaillisse pas sur un
apprentissage d'autant plus essentiel qu'il va devenir un moyen
privilégié d'entrer en relation avec le monde, on tente
d'utiliser l'enseignement comme un moyen d'affronter le handicap
lui-même. L'écrit va servir à la
démutisation plus qu'à la lecture car ce qui est attendu,
c'est de réduire la différence, non d'en tirer le
meilleur parti.
Or, les comportements et les pratiques de lecture revêtent
nécessairement les spécificités de l'individu dans
ses relations à son milieu, sans en être un
décalque stricte et en agissant en retour sur leur
transformation. Dès lors qu'on renonce à enseigner la
lecture comme une norme et qu'on se propose d'aider les individus tels
qu'ils sont à rencontrer l'écrit de leur environnement,
il n'existe aucune raison pour qu'un débile ne soit pas,
à sa manière, lecteur ou qu'un fou ne se mette pas
à lire comme un fou ! Mais répétons-le, c'est
rarement ce qui est fait : la lecture est d'abord prétexte
à la normalisation.
2) L'apprentissage de la
lecture fonctionne donc comme révélateur des
difficultés de l'enfant mais à travers des pièges
que l'enseignement a, délibérement ou non, tendus.
Dès qu'un enfant a des "problèmes", soyons assurés
que sa rencontre avec l'écrit sera perturbée au point de
les aggraver encore. On en conclut généralement que la
lecture est quelque chose de particulièrement difficile. Qu'un
enfant de divorcés ne parle pas, voilà qui semble
toujours un peu bizarre ; mais qu'il n'apprenne pas à lire et
les explications abondent... Les enfants dits d'intelligence normale
qui présentent des troubles du comportement, les
caractériels, les instables, les fils uniques, les rejetons de
famille nombreuse, les mal aimés, les trop aimés, on
trouvera toujours une explication... Mauvaise identification au
père, déficit de la fonction symbolique,
régression au stade anal, latéralisation sommaire,
confusion sur le mot "lit"...
Au-delà de toutes ces interprétations subsiste la
question : pourquoi est-ce sur la lecture que convergent tous ces
facteurs d'échec ? On ne répond guère en affirmant
que c'est parce que la lecture est, en soi, difficile ! En fait, il
s'agit du premier apprentissage normé, celui qu'on doit
réussir pour faire ses preuves, en suivant une démarche
et des étapes définies de l'extérieur. C'est, pour
80% des enfants, la première rencontre avec
l'hétéronomie dans le domaine le plus personnel : la
manière de se construire ses prises sur le monde. Cette
formidable pression de l'environnement, de l'école et des
parents, on comprend que l'enfant la retourne et l'exploite en sa
faveur, dès lors qu'il mesure les ravages que son refus provoque
chez les adultes ! Refuser d'apprendre, ce n'est pas refuser de
grandir, c'est refuser de se soumettre au projet que d'autres ont sur
soi. Le blocage ne vient pas de l'écrit mais de l'enjeu que
l'enseignement instaure par cette relation à l'écrit.
L'absence de fonctionnalité caractérise la situation de
"faire-semblant" où l'écrit ne sert à rien d'autre
qu'à apprendre à lire. Alors, toutes les perversions
deviennent possibles ; ce qui est difficile dans la lecture, c'est
qu'on l'enseigne...
3) L'observation des marges fait
surgir encore une évidence : les difficultés, qu'elles
soient d'ordre psychologique, relationnel ou social, conduisent
l'entourage de l'enfant à lui attribuer un statut particulier,
protégé, rejeté ou marginalisé. Sa relation
aux autres, au monde, à lui-même s'installe dans
l'irresponsabilité ; le voilà pris en charge,
assisté, surveillé. Ce qu'on peut faire n'a plus
d'importance sociale : il perd tout pouvoir. Et les conséquences
sont évidentes pour son apprentissage de la lecture sans qu'on
en saisisse suffisament la raison. Nous avons déjà
insisté sur le lien entre lecture et pouvoir : le rapport
à l'écrit se développe dans le besoin de prendre
du recul, d'accéder à une vision plus distanciée
de soi-même, des autres ou des choses afin de revenir dans
l'événement pour le transformer, l'infléchir, le
maîtriser mieux. Ce détour nécessaire suppose le
sentiment de son pouvoir dans un espace suffisant d'autonomie, de
choix, de décision. Chacun a la lecture de son pouvoir ou du
sentiment de son pouvoir, ce qui s'exprime de manière
ambiguë par le terme d'intérêt.
Aussi conviendrait-il de mieux interpréter les
difficultés de lecture en ce sens : elles n'ont guère de
cause technique ou psychologique. Quel statut de lecteur a un
handicapé ou un marginal ? Dans quel réseau de
communication écrite peut-il, sans faire semblant,
s'intégrer ? Quelle autonomie le coprs social attend-il de lui ?
Il a simplement la non-lecture de son non-pouvoir, plus fortement
marquée mais de même nature que celle qui bride la
majorité des enfants et des adultes. Considérons
plutôt les enfants en difficulté comme de réels
destinataires des écrits dont l'environnement a besoin, avec
leur caractéristique d'être instables ou débiles,
caractériels ou sourds, et ils sauront de faire lecteurs. Exclus
socialement parce que protégés, assistés ou
suspectés, ile restent privés du statut de lecteur.
Ce dossier présente une suite de réflexions et de
témoignages sur ce que nous appelons la lecture dans les marges,
faute de trouver une manière non connotée
péjorativement de parler des handicapés, des
inadaptés, des caractériels, des psychotiques... Nous
souhaitons que le lecteur aborde ces documents pour y trouver la
continuité entre l'enfant "sans problème" et l'enfant
"à problème". Ce qui crée l'échec dans les
marges n'est que le grossissement de difficultés qui existent
déjà au centre. La pédagogie oraliste, la
volonté d'intégration à travers l'enseignement, le
règne du faire-semblant, l'absence de pouvoir... tout cela ne
caractérise que trop bien les pratiques générales.
Que des actions spécialisées les aident à
surmonter cette fragilité mais que l'éclairage qu'elles
apportent vienne aussi réduire les traquenards tendus à
tous...
Jean Foucambert
Les Actes de Lecture n° 15 - septembre 1986
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