La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°60  décembre 1997


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Surdité, handicap ?
Comment les sourds peuvent-ils entrer dans l'écrit ?


Anne Valin, après un an de travail au Service d'Enseignement Bilingue de Poitiers et de rencontres avec l'équipe du Centre Laurent Clerc de Champ sur Marne, livre ses réflexions sur l'enseignement de la lecture et de l'écriture aux jeunes sourds. Réflexions provisoires, faites "à chaud", à partir de constats limités à ces lieux. Son souhait est que son texte, premier reflet d'un travail de recherche avec toutes les associations intéressées, soit source de réactions aux constats qu'elle fait et de témoignages sur d'autres pratiques susceptibles de nourrir ses propositions.


" Les sourds ne sont pas handicapés...
c'est la société qui les handicape.
"
Tract de l'Association, " Sourds en colère " de novembre 1993


Les sourds subissent depuis toujours la vindicte des entendants.
L'histoire de la surdité est pour le moins éloquente à ce sujet. De nombreux ouvrages traitent de cet historique et il n'est donc pas question ici d'y revenir en détails. (voir la bibliographie en fin d'article). La problématique reste depuis toujours la même : faut-il apprendre à "parler" aux sourds en oralisant des mots qu'ils n'entendent pas ou accepter pour eux une autre langue que l'oral des entendants, la langue que spontanément et depuis toujours, les sourds utilisent entre eux, celle des signes ? Telle est la question posée. Elle est grave.

Michel Poizat, chercheur au CNRS écrit dans La Voix sourde (1) en parlant de ce qu'éprouveraient certains entendants face à la surdité : " C'est le malaise entraîné par la non-réponse, par le silence de l'Autre ", silence de l'absence de réponse et/ou silence de refus de réponse ? D'autres penseraient même, comble de l'effroi pour les moralistes, un " plus de jouissance ", qu'auraient les sourds comme " incarnation même de la voix dans sa dimension pulsionnelle ". Est-ce pour cette raison que les entendants s'acharnent à vouloir à tout prix faire parler les sourds ?

Au congrès de Milan (1881), le docteur Hirsch déclarait : " En effet, on a remarqué que le visage des sourds-muets qui parlent est beaucoup plus noble que celui des sourds-muets qui ne s'expriment que par signes. " Cette remarque est-elle encore présente dans la représentation des entendants ? Ce congrès se tient au moment où Jules Ferry instaure son école. On sait que celle-ci marque une volonté politique d'uniformiser la formation de tous, de supprimer les particularismes. Les sourds auraient été parmi les premiers à subir ce désir d'uniformisation s'ils n'avaient été ignorés dans le projet de scolarisation.

Ce qui est sûr c'est que de nombreuses institutions chargées de l'enseignement des sourds recourent à "l'oralisme", seule manière de permettre à ces êtres d'accéder à la normalité puisqu'ainsi, ils deviendront conformes à l'image qu'en ont les entendants ? Il s'agit bien, à l'évidence, d'un rejet de la majorité envers une minorité différente. C'est une incapacité à accepter l'autre dans sa différence et à l'aider à entrer en communication "autrement".

Or, le sourd oralisé n'accède que très médiocrement au code oral. Les lacunes sont importantes, si importantes qu'elles entravent la compréhension.

L'apprentissage de l'oral, si perfectionné soit-il, avec appareillages, orthophonistes équipées de cabines où les sourds apprennent à parler malgré une surdité profonde, utilisation du langage verbotonal ou du labial, aboutit à de bien médiocres résultats.

Que cherche l'entendant, en pratiquant cet acharnement oraliste, sinon à essayer de rendre le sourd semblable à lui-même ?

" Si, chez la plupart des membres de la communauté sourde, l'absence de l'ouïe est un malheur, c'est parce qu'elle est manipulée par ceux qui veulent se débarrasser des problèmes sociaux en les médicalisant. " Harlan Lane (2). Il n'est pas étonnant alors, qu'en réaction, certains sourds se soient constitués en association pour la défense de la LSF (Langue des Signes Française) comme langue première. Ils s'affirment dans leur statut de non-entendants qu'ils considèrent non pas comme un manque ou un handicap mais comme une réalité qu'ils assument. Leur minorité linguistique dérange fort la majorité entendante qui se sent exclue de toute communication.

Quels résultats ?
Les résultats scolaires dans les institutions oralistes sont très médiocres et personne ne le nie.
Marie Thérèse Abbou, sourde, actuellement enseignante dans une école bilingue, témoigne de la façon dont elle a été enseignée. D'abord, elle précise que la LSF était interdite en classe où l'on n'utilisait que l'oral ! Puis dit-elle, à l'école on ne lui avait enseigné la lecture qu'à partir de la parole et malgré elle, chaque phrase écrite se transformait en phrase parlée. Comment prendre plaisir à un tel travail de déchiffrage ? En quittant son institution spécialisée à 17 ans, bien que munie de son CAP de couture, alors qu'elle s'inscrit dans une école d'entendants pour devenir mécanographe/comptable, elle prend conscience qu'elle possède un niveau en français bien inférieur à celui du monde entendant avec lequel elle se trouve confrontée. Elle va ensuite mettre en oeuvre tout ce qu'elle peut comme moyens pour entrer réellement en lecture.

Elle s'interroge sur les causes de tant d'échecs scolaires chez les sourds. " Les élèves ne comprenaient rien de ce qu'ils lisaient, ne s'exprimaient jamais en expression écrite. Il n'y avait pas à proprement parler de bain de langue écrite ". Contresens, malentendus, articulations de syllabes, lectures à haute voix, vocabulaire appris par coeur sans que le sens y soit associé, règles de grammaire à appliquer sans comprendre, le tableau est complet pour un échec !
La lecture naturellement déficiente, transversale à toutes les autres matières, conditionne les résultats d'ensemble. Les éducateurs, pour la plupart, en sont conscients et le déplorent mais en acceptent toutefois le constat comme la conséquence obligatoire du "manque" auditif des sourds. Toutes les remarques faites à ce sujet, tous les articles écrits prouvent que les acquisitions restent souvent pénibles, limitées et loin du sens. Seul, un nombre infime de sourds parviendrait, à l'âge adulte, à la lecture d'un ouvrage complet.

Si l'usage du code est indispensable pour entrer en lecture, par voie de conséquence, les sourds ne peuvent pas bien lire.
Comme nous le disions plus haut, le code oral acquis est si médiocre qu'il reste insuffisant pour une pratique phonologique de l'écrit !

Alors qu'attendent, réellement les formateurs de leur public ?
Ici encore, la soi-disant nécessité de l'oralisation manifeste un refus d'accepter l'autre dans sa différence et d'admettre qu'il ne puisse ni entendre, ni parler. Les résultats obtenus sont donc bien ceux que l'on projette dans de telles conditions. On pourrait argumenter longuement sur le fait qu'axer l'apprentissage de la lecture sur celui de la conscience phonique représente la pire inconséquence qui soit, avec des sourds.

Peut-être les formateurs sont-ils troublés aussi par ce qu'une majorité de chercheurs avance comme le résultat d'un travail scientifique ? En effet, un courant très important de ceux-ci se complait à "démontrer" qu'il faut d'abord apprendre le code. L'apprentissage en serait réalisé sur des éléments simples et en dehors du sens. Après seulement, il serait utile de présenter des textes aux apprenants pour que vienne le sens. Si cette hypothèse était juste, il serait bien inutile à un sourd de s'essayer à apprendre à lire ! Les formateurs qui constatent quotidiennement la difficulté qu'éprouvent ceux-ci à progresser, se posent des questions : " Quand les sourds pourront-ils accéder à la conscience phonique et y parviendront-ils ? "

Jésus Allégria écrit : " ...Nous avons envisagé la possibilité d'une lecture efficace sans phonologie, mais les données existantes indiquent que ce n'est que dans des cas tout à fait exceptionnels qu'une telle possibilité pourrait être envisagée. Ceci est un mauvais pronostic pour les jeunes sourds qui ont des problèmes linguistiques généraux : lexicaux, syntaxiques, pragmatiques, etc. mais aussi des problèmes phonologiques particulièrement aigus. " (3).

Si ce que dit Jésus Allégria était à prendre au pied de la lettre, cela reviendrait à dire que les sourds n'apprendraient jamais à lire. Pourtant poursuit-il, semblant reconnaître l'importance de la LSF, mais sans oublier d'y adjoindre le français signé qui n'est qu'une transcription de l'oral : " On peut admettre par exemple que la langue des signes permet le développement lexical et que le français signé contribue au développement de la syntaxe du français. Sans phonologie cependant ces connaissances linguistiques ne pourraient pas être mises en contact avec la langue écrite, et participer ainsi à l'acquisition de lecture avec toutes les conséquences néfastes de cette carence. "
La LSF pour le lexique, le français signé pour la syntaxe ! Et pourtant, impossible d'obtenir des résultats tangibles à cause de la phonologie ! On n'en sortira donc pas ?

Cependant, peut-être y a t-il un espoir ? : " L'évolution récente des idées au sujet de la notion de phonologie qui n'est plus considérée comme étant d'origine exclusivement acoustico-auditive mais également visuelle, ouvre des perspectives intéressantes. La lecture labiale est un constituant à part entière des représentations phonologiques chez l'entendant. Chez le sourd, la lecture labiale est simultanément insuffisante. Insuffisante parce que trop ambigüe pour servir de support à la compréhension de la langue orale. "
Même avec la lecture labiale c'est la quadrature du cercle. Pourtant, exit la LSF, qui a sa grammaire propre et qui ne correspond absolument pas à l'oral du français ! Il reste comme hypothèse pour "sauver" ces pauvres sourds de l'illettrisme, l'utilisation du LPC (Langage Parlé Complété) c'est-à-dire : la logique de l'oral, assortie de signes et de lecture labiale. Jésus Allégria va s'employer à démontrer les bons résultats de cette nouvelle démarche ...

Reprenons un instant les résultats de l'évaluation de la lecture à l'entrée en sixième effectuée par l'Éducation Nationale et qui montrent que seulement 30% de la population entrent en vraie lecture, explicite et implicite, alors que 50% ne parviennent pas à sa compréhension globale mais varient d'une compréhension partielle à quasiment rien. Les sourds, dans leur grande majorité se situent dans cette frange-là et restent le plus souvent proches du niveau le plus bas.
S'il est un point sur lequel tout le monde semble d'accord c'est celui de la définition du bon lecteur : celui qui est capable de comprendre le sens du récit et même le sens caché derrière celui-ci. Combien donc, toutes catégories confondues, sont capables d'accéder à cette lecture dite "remarquable" ? Répétons-le 30 % !
Il se trouve que de nombreux entendants ont beaucoup de mal, malgré un fonctionnement normal de leurs oreilles, à apprendre à lire avec ces méthodes qui utilisent la phonologie. Nombreux sont ceux qui "attendent à la porte" et qui n'entreront probablement jamais en lecturisation !
Les chercheurs en pédagogie restent des chercheurs effectuant des expériences en laboratoire, et qui souvent pour démontrer leurs hypothèses, n'utilisent que les présupposés de leurs hypothèses. C'est ce que dénonce François Richaudeau quand il écrit que " ...certaines expériences de psychologues cognitivistes, concernant les apprentissages, utilisent des tests sur la base de gymnastiques phonatoires (épeler des non-mots, apparier des mots se terminant par la même consonne, etc.) mais ignorent la lecture silencieuse et sa production de sens ". Et comme l'écrit également Jean Foucambert : " La pire des choses, c'est le sentiment qu'il y a des experts qui savent ... La réflexion sur la lecture est une affaire de terrain, de pratique, même s'il faut, bien sûr, connaître les travaux de tous les scientifiques. " (4).
Les associations qui se sont constituées et qui ont choisi le bilinguisme, pratiquent donc la LSF en langue première et l'écrit en langue deuxième.

Les résultats obtenus par les options bilingues sont-ils meilleurs ?
Malheureusement, non. Les raisons en sont multiples et le travail d'observation et de suivi que nous effectuons sur les lieux où de telles pratiques sont proposées peuvent nous permettre de commencer à en analyser les raisons. C'est ce que se propose cet article après ce long préambule indispensable pour situer la problématique.

I. OBSERVATIONS ET ANALYSES DES RÉSULTATS OBTENUS EN MILIEU BILINGUE :

Apprendre la LSF, langue, " première ".
Les enfants sourds qui ne pourront jamais accéder à un oral correct vont apprendre la LSF, langue de communication. Les associations qui ont créé un projet bilingue ont misé sur une utilisation importante de la LSF puisque tout y est fait pour une pratique quotidienne et constante de cette langue.
Cependant, après une année d'observation sur le terrain, nous pensons que celle-ci a besoin d'une grande précision pour permettre d'entrer dans des compréhensions fines de l'écrit. Peut-être est-elle encore trop succincte et les formateurs pas assez vigilants dans leurs exigences de précision ? Tout comme avec l'oral, il est possible de communiquer avec un enfant, même si les signes qu'il utilise restent approximatifs ou tronqués. Les formateurs, satisfaits de constater qu'un enfant s'exprime peuvent se contenter de cette langue de "survie" et ne pas aller plus loin.
D'autre part, la LSF est utilisée comme langue de traduction. Les formateurs, les interprètes, tous travaillent dans le même sens pour épargner un travail pénible aux sourds : lire seuls ! Aussi, dès qu'il y a un texte, dans un souci d'efficacité, de facilité, se lancent-ils dans une traduction signée du texte à lire. Les enfants attendent de toute évidence cette traduction, sans faire d'effort. Les interprètes, les formateurs reconnaissent volontiers cet état de fait.

Quelle utilisation de l'écrit en classe bilingue ?
Dans la pratique il n'existe pas non plus de véritable utilisation de l'écrit mais plutôt des batteries d'exercices qu'accompagnent des leçons de grammaire et vocabulaire. L'absence manifeste de vocabulaire, constaté par les formateurs, entraîne des systématisations avec des listes de mots décontextualisés que l'on tente d'ingurgiter "par coeur". Ailleurs, l'écrit fait une entrée timide mais rapidement, la grammaire prend une place fondamentale.
Lorsqu'ils "lisent", les enfants sourds, piochent des mots ici ou là et "fabriquent" un sens même s'il est totalement erroné, illogique, indéfendable. Ont-ils compris que la syntaxe joue un rôle important pour le sens ? Leur a-t-on permis de mettre le doigt sur la polysémie des mots ? sur l'importance du sémantique et comment ?
Cela rejoint ce que nous disions plus haut, à savoir : l'utilisation de la LSF est trop succincte et ne permet pas d'accès à l'écrit. Il semble que dans d'autres lieux, travaillant sur les mêmes bases linguistiques, certains formateurs ont compris la nécessité de ce perfectionnement de la langue des signes et exigent une grande précision dans l'expression. Ces apprenants auront sans doute plus de chance d'entrer dans les subtilités du français écrit.
Et la production d'écrit ?
La production écrite, en primaire, se réduit presque exclusivement à quelques phrases sommaires. En collège, quelques sujets imposés donnent lieu à des productions plus ou moins intéressantes. Ce qui est remarquable, c'est leur évidente progression en passant de la sixième à la troisième. Cela pourrait corroborer l'idée que la production écrite, pratiquée systématiquement, serait indispensable dès le primaire, malgré le peu de facilité éprouvée par les enfants à manipuler l'écrit. Les raisons d'écrire restent à trouver au sein d'une organisation différente de la classe.

Une absence de culture.
Une autre remarque, très intéressante formulée par les éducateurs en milieu sourd, c'est l'absence de culture dont semblent souffrir les apprenants. Ceux-ci, exclus des médias et de la lecture n'accèdent pas à une communication importante avec le monde entendant en général, si bien qu'ils présentent des signes évidents de manques culturels.
Leur culture sourde et le rejet du monde entendant à leur égard, les confinent dans une exclusion du monde qui les entoure. Celui-ci serait-il vécu comme dangereux ou totalement incompréhensible ? Pour entrer dans un texte, quel qu'il soit, il est nécessaire de posséder les 80% de connu qui permettront d'entrer dans les 20% à découvrir. Quelles connaissances préalables possèdent les sourds devant un écrit ? Nous touchons là, il me semble, un point crucial sur lequel il va être nécessaire de travailler beaucoup.

Jérôme Bruner apporte une réponse. Si la particularité de l'espèce humaine c'est d'être intrinsèquement culturelle et le rôle de l'éducation d'introduire les jeunes générations dans la culture, le milieu scolaire a un rôle très important à jouer. " Adapter une culture aux besoins de ces membres et adapter ses membres et leur manière d'apprendre aux besoins de la culture (...) Cela implique que nous y construisions des cultures scolaires qui aboutissent à instituer des communautés mutuelles d'apprenants, engagés ensemble dans la résolution des problèmes, contribuant tous au processus qui mène à s'éduquer les uns les autres. De tels groupes sont non seulement un lieu pour s'instruire mais également un foyer d'identité et de travail mutuel... cette praxis entraîne un accroissement de la conscience qu'ont les enfants de ce qu'ils font, de la manière dont ils le font et des raisons pour lesquelles ils le font. " (5)

Quelles conditions pour une transformation ?
Tant que la langue des signes servira à une traduction mot à mot du texte, il ne pourra pas y avoir compréhension par les enfants du fonctionnement de l'écrit !
Le premier travail consiste à convaincre les co-éducateurs (enseignants et parents) de la nécessité de transformer leur approche de l'écrit. À Poitiers, au SEB, nous essayons depuis un an de créer les conditions d'une utilisation fonctionnelle de l'écrit. Le terme fonctionnel étant entendu dans un sens large, non réduit au strict utilitaire. Un roman peut devenir un écrit fonctionnel. Il s'agit en fait d'avoir des raisons de lire (statut de l'enfant, statut de lecteur) de percevoir quel pouvoir l'apprenant va acquérir en lisant. Les adultes co-éducateurs ont un rôle important à jouer dans cette conscientisation. Sont-ils tous eux-mêmes convaincus de ce pouvoir que donne la maîtrise de l'écrit ? Comment des parents sourds, qui ont éprouvé à leur dépens les difficultés à entrer dans l'écrit, pourraient-ils être suffisamment convaincants auprès de leurs enfants ? Leur attitude, même inconsciente, ne serait-elle pas elle-même source d'échec ?

L'intégration serait-elle une solution ?
" En adoptant le modèle médical, notre société arrache nombre d'enfants sourds au tissu social de la communauté des sourds dans laquelle s'intègrent leurs vies, ce qui est totalement irresponsable et elle les place bon gré mal gré dans des écoles "normales" comme s'il suffisait de faire semblant de croire qu'ils parlent pour les faire réellement parler... Mais quand rien n'est fait, dans le cadre de l'intégration pour résoudre le problème de la barrière linguistique, cette proximité s'avère, comme l'a dit un éducateur sourd, aussi bénéfique que celle entre un chien et ses puces. " Harlan Lane.
Certains sourds parlent beaucoup d'intégration, si ce n'est comme d'une panacée du moins comme d'un phénomène déterminant pour une réussite. Elle représente souvent une fin en soi chez de nombreux adultes en charge d'enfants sourds. Sont-ce les entendants qui sont responsables de cette représentation ? Que recouvre ce désir d'intégration ? Certains disent : se confronter avec des entendants "meilleurs qu'eux", plus rapides, plus évolués pour que cette prise de conscience puisse devenir un moteur de leurs apprentissages ? L'argument agit plus souvent à l'inverse.
Devant la distance entre les capacités du sourd et la réussite (peut-être apparente d'ailleurs) des autres, le découragement ne risque-t-il pas, au contraire de gagner et de s'installer ?
Peut-être aussi est-ce le sentiment qu'en s'intégrant, le sourd se rapprochera de l'entendant, deviendra identique et recevra en quelque sorte le même traitement ? En fait, la réalité est toute autre. Les sourds intégrés, sans que le milieu d'accueil soit prêt dans sa réflexion, dans son organisation, risquent l'échec de cette intégration.
On constate dans le collège où cela se pratique, une incapacité notoire des enseignants entendants à modifier leur enseignement, à accueillir le sourd dans sa spécificité et sa différence, à provoquer les raisons qu'il utilise l'écrit. Au contraire, les sourds placés devant une quantité d'informations énorme qui leur parvient en exclusivité par l'intermédiaire d'une traduction signée, sont submergés par ces informations, ont du mal à les sérier, classer, organiser, à "apprendre" !
L'intégration mérite une réflexion approfondie, une prise de décision très mûrie et il devrait rester possible de moduler cette intégration au cas par cas !

Les sourds doivent être conscients de ce qui les sépare de la compréhension et de ce qui fait leurs difficultés.
" Les apprenants ne progressent dans leurs compétences que lorsqu'ils sont conscients des différences entre leurs propres productions et les modèles auxquels ils sont confrontés. " James et Garrett (1991). C'est toute une réflexion et une analyse qu'il convient de mettre en place autour des démarches et des difficultés à apprendre.
Cette analyse semble totalement absente des pratiques actuelles. " La conscience linguistique, ou plus exactement métalinguistique, fait référence à la capacité d'adopter une attitude réflexive sur les objets linguistiques et leur manipulation, autrement dit la capacité à réfléchir sur la langue. La langue devient l'objet de la pensée, tout en restant l'outil qui va servir à exprimer cette pensée. " Danièle Moore
Conscientisation, analyse, distanciation, raisons d'utiliser l'écrit, culture du groupe ouvert sur la vie et les autres, tout ce chantier s'ouvre maintenant.


II. UNE " POLITIQUE UTOPISTE " POUR UNE RÉUSSITE ?

" La seule surdité, la surdité vraie, la surdité incurable, est celle de l'intelligence ".
Victor Hugo à Ferdinand Berthier (novembre 1845).

" La lecture c'est l'affaire de tous ", cette formule très AFL suggère la nécessité d'une politique globale à prendre en charge par l'ensemble de l'équipe éducative. Autour des sourds, gravitent des formateurs et des spécialistes chargés de prendre les mesures qui devront répondre à l'ampleur de la tâche. Si chacun fait le maximum, l'équipe manque souvent de cohérence, de réflexion collective et d'unité. En effet, s'il faut considérer l'apprenant dans sa globalité, il ne faut pas omettre de considérer le cursus scolaire comme une globalité également. Ce qui signifie, en clair, que l'ensemble des éducateurs, de la crèche au lycée doit se rencontrer et réfléchir ensemble. C'est à cette seule condition qu'une cohérence naîtra et que des résultats pourront être escomptés. S'inscrire dans la durée, dans une cohérence d'une politique globale, en coopération avec l'ensemble des personnes responsables. Aucune des parties ne peut être mise de côté. Si chacun joue son rôle et accepte de " laisser du temps au temps ", il ne subsiste plus aucune raison pour que les sourds, comme les entendants, ne deviennent lecteurs.

Or, comment fonctionnent les associations bilingues ?
Des parents, porteurs d'une volonté d'éducation bilingue pour leurs enfants sourds, se sont constitués en association qu'ils gèrent. Ils sont responsables des orientations politiques et pédagogiques de l'association et les employeurs de ses salariés. Pour autant, lorsque le contrat est clair avec les professionnels, jusqu'où ces mêmes parents peuvent-ils aller dans les directives pédagogiques ? Les enseignants doivent-ils pour cela se protéger en replis stratégiques ? Si ces questions se posent, c'est qu'elles recouvrent une réalité pour les acteurs sur le terrain. Il est, de fait, très difficile, pour chacun de rester dans son domaine, de ne pas déborder sur le domaine de l'autre, d'accepter le point de vue de l'autre. Il semble qu'il faille, de toute urgence, clarifier les rôles, accepter, de part et d'autre, l'implication de chacun mais dans les limites d'un contrat réciproque et vivre pleinement l'équipe éducative entre tous les partenaires.

De la nécessité d'une autre approche de la grammaire.
Un enfant entendant, commence à parler par imprégnation et se construit peu à peu sa grammaire. Un enfant de 3 ans 5 mois qui dit : " Je s'en va en Espagne puis j'ira dans ma maison et j'ira à l'école ", deux mois plus tard dira : " Je vais à l'école et j'irai chez Yoann dimanche, en voiture ". Aucune leçon de grammaire n'est intervenue, aucune systématisation voulue par un médiateur extérieur, simplement, par touches successives et avec des aides extérieures occasionnelles et ponctuelles, un langage de plus en plus élaboré se construit. Alors, pourquoi faudrait-il d'emblée présenter aux enfants qui entrent en apprentissage de l'écrit, les réalités d'une grammaire de l'écrit ? De la même façon qu'avec l'oral, l'enfant va fréquenter de nombreux écrits et apprendre à les observer, à les analyser, à comprendre leur fonctionnement et il pourra peu à peu, les sérier pour en tirer les règles. Peut-être celles-ci seront-elles provisoires, peu importe, l'enfant sait qu'il tâtonne, qu'il est en position de chercheur, de linguiste et qu'il parviendra, par ajustements successifs, aux bonnes conclusions. En attendant, il manipule, il s'exprime, il avance.

Cette même démarche est-elle applicable aux enfants sourds ? Ceux-ci s'expriment en langue des signes sans en percevoir la grammaire. Ils améliorent leur communication, de réajustements en réajustements et en manipulant ce langage. Ils se trouvent, donc, dans une situation identique à celui de l'entendant. Toutefois, il faut insister sur le fait suivant : des parents entendants, peu coutumiers de l'usage de la LSF, en ont une approche succincte, et ne peuvent participer de ce fait, à l'amélioration de cette langue fondamentale. L'enfant dans cette situation abordera l'apprentissage de l'écrit avec une maîtrise insuffisante de sa première langue. C'est sûrement, une des raisons importantes de l'échec des sourds à l'écrit.
Comment fonctionne cette langue écrite ? Pas comme l'oral, c'est certain. Pourtant, aucune leçon systématique sur la notion de sujet, verbe ou complément, ni aucune systématisation sur le féminin ou le pluriel ne pourront être acceptés par l'apprenant, s'il ne manipule pas beaucoup d'écrits, s'il ne lui est pas possible d'observer ces écrits, de les comparer, dans leurs thématiques, leurs syntaxes, leurs réseaux lexicaux, leurs phrases et leurs structures propres, tout cela au service d'un point de vue. Enfin, ils aborderont le classement des mots. Autrement dit, le travail d'appropriation de l'écrit et de son fonctionnement grammatical ne peut être fait que par un usage intensif de l'écrit tant en lecture qu'en production.
Cette démarche présente l'avantage de laisser les apprenants choisir leurs propres stratégies et leur rythme.


III. SEPT PROPOSITIONS POUR UNE POLITIQUE GLOBALE

Le contrat pourrait être précisément les sept propositions suivantes pour une politique globale qui permettrait aux sourds d'accéder à l'écrit.

1) Information et formation sur les enjeux de l'écrit.
Les parents sont bien évidemment, les premiers partenaires. Ils doivent être tenus informés de la pédagogie employée, des enjeux de celle-ci et du rôle qui leur revient. Une information par des professionnels, sur la lecture, l'écriture, le rôle de chacun, etc., à destination de tous est à programmer. Cette information pourra servir également à de futurs parents de l'association qui souhaiteraient avoir des renseignements avant de choisir un lieu, le meilleur possible pour leurs enfants.

Direction, professionnels en général (formateurs, orthophonistes, intervenants CES, interprètes) et parents, devront s'engager dans un processus de formation continue afin de suivre les avancées du projet global et de pouvoir réagir en connaissance de cause. Parallèlement, une observation et un suivi par plusieurs personnes extérieures qualifiées semblent indispensables.

2) Projets : ouvertures et implication
La surdité entraîne une difficulté certaine de communication avec le monde entendant surtout si celui-ci ne fait aucun effort d'utilisation de la langue des signes. Le résultat observable c'est un repli sur soi du monde sourd. Il semble urgent de "casser" cette attitude qui enferme les uns et les autres dans une incompréhension réciproque et handicape les sourds dans leur connaissance du monde en général.

Connaissance de son environnement immédiat, ouvertures sur la vie (avec utilisation des médias) et vers les autres (par la correspondance avec des milieux entendants notamment) vont créer les raisons de lire et de produire des écrits et contribueront à l'élaboration de la richesse culturelle et à l'enrichissement du vocabulaire, en prise directe avec la vie.
Ces moyens de communication et d'ouverture ne peuvent qu'être sous-tendus par la pédagogie du projet qui permet de donner sens aux apprentissages.
Projets de vie, projets personnels et collectifs, pro-jet. Afin de mobiliser l'intérêt des enfants et des jeunes, de dynamiser les apprentissages et de faire en sorte que les acteurs se les approprient, il n'est pas possible de faire l'économie de cette pédagogie. Attention, à ce que les projets ne soient pas ceux des maîtres formateurs et pas du tout ceux des enfants !
Dans ce cas, personne n'est dupe et les implications restent superficielles : c'est la pédagogie du "faire-semblant" qui hante encore beaucoup les écoles et qui explique probablement une partie importante des échecs.

3) Statut de lecteur et statut de citoyen
Si l'on veut que les enfants lisent, la première des nécessités est de les considérer comme des lecteurs à part entière. C'est ainsi que de très jeunes enfants sont abonnés à des revues, reçoivent du courrier, participent aux lectures en famille. Considérer ces enfants comme lecteurs, c'est également les rendre destinataires de textes complexes mobilisateurs du désir de lire.
Avoir des raisons de lire, c'est vivre des situations nécessitant l'utilisation des écrits en général. L'enfant qui défend son point de vue, le confronte à celui des autres s'enrichit. Il élargit sa vision du monde en en découvrant toute la complexité. La citoyenneté est là. Cela se vit, cela se pratique, vers une autonomie et une responsabilisation individuelle et collective dans la communauté éducative. La vie en groupe nécessite une organisation, une prise de conscience de l'existence de l'autre, des débats, des prises de décisions, des productions d'écrits pour une mise à distance et une meilleure compréhension de ce qui se passe. Toute cette organisation collective va permettre à chacun de construire sa personnalité et de devenir citoyen responsable et conscient.

4) La lecture traitée directement dans sa complexité
" Pour qu'il y ait un "lire", il faut nécessairement, en même temps 1) un texte écrit 2) un sujet lecteur 3) une rencontre du texte et du lecteur. Il suffirait qu'il manque un de ces trois éléments pour qu'il n'y ait pas lecture. " Jean-Pierre Lepri (6).

Ce qui va changer ici, c'est le rôle du lecteur. Il n'est pas question de partir d'habiletés que l'on aurait préalablement apprises mais d'entrer directement dans la compréhension du texte. En premier lieu, le lecteur a des raisons de lire cet écrit, il peut donc déjà, apporter ses connaissances sur le sujet et poser au texte les questions pertinentes pour voir comment celui-ci va lui délivrer le message. Le lecteur cherche un sens et non pas des mots à identifier.

La LSF va servir à parler du texte et de son sens. Si nécessaire, les questions complémentaires seront posées par le médiateur qui apportera ainsi une aide précieuse à la compréhension globale. C'est le lecteur qui va créer le sens du texte en se servant de ses propres connaissances de base, de son intention en lisant ce texte. La démarche est avant tout active et intelligente. Le type de texte, sa macro-structure, le contexte, l'ordre des mots, vont amener peu à peu l'apprenti lecteur à entrer dans la micro-structure. Un entraînement, une systématisation interviendront ensuite pour confirmer les connaissances. Les enfants pourront comparer des textes entre eux, des expressions et affiner ainsi progressivement un sens difficile. L'ouverture vers d'autres textes sera sollicitée, en réseau avec la lecture en cours.

Tout ce travail deviendra quotidien, régulier et sera toujours accompagné d'une réflexion méta-lexique afin que les apprenants comprennent ce qui se passe, comment ils parviennent à donner du sens ou le pourquoi de leurs échecs.

5) D'autres écrits : écrits à lire et écrits à produire
Tous les types d'écrits pourront être lus avec les enfants : mise en réseau et utilisation de la BCD.
En ce qui concerne les écrits à produire, il est indispensable de mettre en place des écrits courts du type d'un journal mural quotidien, lu par tous dans l'espace, de pouvoir reprendre des articles, des réactions de lecteurs pour produire un journal régulier à diffusion plus large. Produire des "points de vue" mais aussi des comptes-rendus, des écrits d'imagination, d'échanges épistolaires, de documentation.... L'éventail est large et il doit être utilisé au maximum. Ce n'est pas trop de dire que de cette production dépend, en grande partie, réussite ou échec.

6) Utilisations des outils : logiciels et BCD
La BCD peut aider à la transformation de l'approche de l'écrit. Elle peut devenir le moteur de l'école et permettre dans sa conception et son fonctionnement d'y associer des parents qui souhaiteraient s'y impliquer. Ce centre ressource permet aux enfants d'acquérir des réflexes de recours aux écrits, dans l'instant où naît le besoin, de multiplier les raisons que l'on a de lire, de provoquer les besoins par sa diversité, de servir de levier vers la lecture publique (bibliothèque municipale) qu'il ne peut en aucun cas remplacer.
L'utilisation des logiciels de lecture pour l'entraînement et le perfectionnement, outils indispensables, vient en complément du travail déjà cité. Chaque jour, les enfants pourront utiliser ces logiciels avec leurs exercices, leurs outils d'analyse.

7) Une nouvelle conception de la classe
Impossible de concevoir le fonctionnement de la classe de la même manière si l'on désire mettre en oeuvre cette politique globale. L'hétérogénéité des élèves qui soulève tant de difficultés est source de progrès. Elle permet des échanges plus riches, plus variés et des entr'aides intéressantes. Le travail en ateliers où chacun pourra travailler à son rythme et choisir l'activité qui l'intéresse sera pratiqué régulièrement. Les élèves seront impliqués dans le choix des projets et cela ne pourra exister que si la classe vit en ouverture vers les autres, vers le monde. Les élèves seront associés au fonctionnement global de la classe, seul moyen pour eux d'acquérir de vraies responsabilités. La BCD, sera ouverte en libre accès afin de servir réellement d'outil déclencheur ou de recours. On pourra pratiquer, suivants les activités, des moments collectifs en petit groupe ou grand groupe, afin de favoriser les échanges et les apports des uns et des autres.
L'ouverture des classes en réseaux d'échanges de lettres, de textes, de documentation, de cassettes vidéo entre classes de sourds et classes entendantes pourra déboucher sur le montage d'un projet en commun avec des rencontres d'enfants.

Quelques remarques en guise de conclusions.
Il va sans dire que certaines affirmations exprimées dans ce texte doivent être nuancées par le lecteur. Tous les milieux qui pratiquent le bilingisme n'ont pas été constactés encore. Il y a un an, je ne connaissais rien encore au problème de la surdité. La partie historique, très synthétique, comporte sans doute des inexactitudes et des interprétations aux yeux des spécialistes. La LSF recèle pour moi beaucoup de zones d'ombre malgré l'intérêt que j'y porte. Sans doute qu'ailleurs, des sourds accèdent davantage et mieux à la finesse de cette langue ainsi qu'à l'écrit malgré ce que j'ai pu constater. Et enfin, toutes les associations qui pratiquent le bilinguisme ne sont pas gérées de la même manière.
Ce texte n'est donc qu'un premier volet d'un travail de recherche de longue haleine à propos duquel chacun pourra s'exprimer.



(1) La voix sourde - Métailié
(2) Quand l'esprit entend , Histoire des sourds-muets - Opus
(3) Communiquer n° 113 - novembre 93
(4) L'enfant, le maître et la lecture. Nathan pédagogie.
(5) L'éducation, entrée dans la culture - Retz
(6) Apprendre à lire pour apprendre, Actes d'un stage sous la direction de Jean-Pierre Lepri - Voies Livres


Anne Valin
déc 1997
n°60 - page 24