Anne Valin, après un an de travail au
Service d'Enseignement Bilingue de Poitiers et de rencontres avec
l'équipe du Centre Laurent Clerc de Champ sur Marne, livre ses
réflexions sur l'enseignement de la lecture et de
l'écriture aux jeunes sourds. Réflexions provisoires,
faites "à chaud", à partir de constats limités
à ces lieux. Son souhait est que son texte, premier reflet d'un
travail de recherche avec toutes les associations
intéressées, soit source de réactions aux constats
qu'elle fait et de témoignages sur d'autres pratiques
susceptibles de nourrir ses propositions.
" Les sourds ne sont pas handicapés...
c'est la société qui les handicape. "
Tract de l'Association, " Sourds en colère " de novembre 1993
Les sourds subissent depuis toujours la vindicte des entendants.
L'histoire de la surdité est pour le moins éloquente
à ce sujet. De nombreux ouvrages traitent de cet historique et
il n'est donc pas question ici d'y revenir en détails. (voir la
bibliographie en fin d'article). La problématique reste depuis
toujours la même : faut-il apprendre à "parler" aux sourds
en oralisant des mots qu'ils n'entendent pas ou accepter pour eux une
autre langue que l'oral des entendants, la langue que
spontanément et depuis toujours, les sourds utilisent entre eux,
celle des signes ? Telle est la question posée. Elle est grave.
Michel Poizat, chercheur au CNRS écrit dans La Voix sourde (1) en parlant de ce qu'éprouveraient certains entendants face à la surdité : " C'est le malaise entraîné par la non-réponse, par le silence de l'Autre ",
silence de l'absence de réponse et/ou silence de refus de
réponse ? D'autres penseraient même, comble de l'effroi
pour les moralistes, un " plus de jouissance ", qu'auraient les sourds comme " incarnation même de la voix dans sa dimension pulsionnelle ". Est-ce pour cette raison que les entendants s'acharnent à vouloir à tout prix faire parler les sourds ?
Au congrès de Milan (1881), le docteur Hirsch déclarait : " En
effet, on a remarqué que le visage des sourds-muets qui parlent
est beaucoup plus noble que celui des sourds-muets qui ne s'expriment
que par signes. " Cette remarque est-elle encore présente
dans la représentation des entendants ? Ce congrès se
tient au moment où Jules Ferry instaure son école. On
sait que celle-ci marque une volonté politique d'uniformiser la
formation de tous, de supprimer les particularismes. Les sourds
auraient été parmi les premiers à subir ce
désir d'uniformisation s'ils n'avaient été
ignorés dans le projet de scolarisation.
Ce qui est sûr c'est que de nombreuses institutions
chargées de l'enseignement des sourds recourent à
"l'oralisme", seule manière de permettre à ces
êtres d'accéder à la normalité puisqu'ainsi,
ils deviendront conformes à l'image qu'en ont les entendants ?
Il s'agit bien, à l'évidence, d'un rejet de la
majorité envers une minorité différente. C'est une
incapacité à accepter l'autre dans sa différence
et à l'aider à entrer en communication "autrement".
Or, le sourd oralisé n'accède que très
médiocrement au code oral. Les lacunes sont importantes, si
importantes qu'elles entravent la compréhension.
L'apprentissage de l'oral, si perfectionné soit-il, avec
appareillages, orthophonistes équipées de cabines
où les sourds apprennent à parler malgré une
surdité profonde, utilisation du langage verbotonal ou du
labial, aboutit à de bien médiocres résultats.
Que cherche l'entendant, en pratiquant cet acharnement oraliste, sinon
à essayer de rendre le sourd semblable à lui-même ?
" Si, chez la plupart des membres de la communauté sourde,
l'absence de l'ouïe est un malheur, c'est parce qu'elle est
manipulée par ceux qui veulent se débarrasser des
problèmes sociaux en les médicalisant. " Harlan Lane
(2). Il n'est pas étonnant alors, qu'en réaction,
certains sourds se soient constitués en association pour la
défense de la LSF (Langue des Signes Française) comme
langue première. Ils s'affirment dans leur statut de
non-entendants qu'ils considèrent non pas comme un manque ou un
handicap mais comme une réalité qu'ils assument. Leur
minorité linguistique dérange fort la majorité
entendante qui se sent exclue de toute communication.
Quels résultats ?
Les résultats scolaires dans les institutions oralistes sont très médiocres et personne ne le nie.
Marie Thérèse Abbou, sourde, actuellement enseignante
dans une école bilingue, témoigne de la façon dont
elle a été enseignée. D'abord, elle précise
que la LSF était interdite en classe où l'on n'utilisait
que l'oral ! Puis dit-elle, à l'école on ne lui avait
enseigné la lecture qu'à partir de la parole et
malgré elle, chaque phrase écrite se transformait en
phrase parlée. Comment prendre plaisir à un tel travail
de déchiffrage ? En quittant son institution
spécialisée à 17 ans, bien que munie de son CAP de
couture, alors qu'elle s'inscrit dans une école d'entendants
pour devenir mécanographe/comptable, elle prend conscience
qu'elle possède un niveau en français bien
inférieur à celui du monde entendant avec lequel elle se
trouve confrontée. Elle va ensuite mettre en oeuvre tout ce
qu'elle peut comme moyens pour entrer réellement en lecture.
Elle s'interroge sur les causes de tant d'échecs scolaires chez les sourds. " Les
élèves ne comprenaient rien de ce qu'ils lisaient, ne
s'exprimaient jamais en expression écrite. Il n'y avait pas
à proprement parler de bain de langue écrite ".
Contresens, malentendus, articulations de syllabes, lectures à
haute voix, vocabulaire appris par coeur sans que le sens y soit
associé, règles de grammaire à appliquer sans
comprendre, le tableau est complet pour un échec !
La lecture naturellement déficiente, transversale à
toutes les autres matières, conditionne les résultats
d'ensemble. Les éducateurs, pour la plupart, en sont conscients
et le déplorent mais en acceptent toutefois le constat comme la
conséquence obligatoire du "manque" auditif des sourds. Toutes
les remarques faites à ce sujet, tous les articles écrits
prouvent que les acquisitions restent souvent pénibles,
limitées et loin du sens. Seul, un nombre infime de sourds
parviendrait, à l'âge adulte, à la lecture d'un
ouvrage complet.
Si l'usage du code est indispensable pour entrer en lecture, par voie
de conséquence, les sourds ne peuvent pas bien lire.
Comme nous le disions plus haut, le code oral acquis est si
médiocre qu'il reste insuffisant pour une pratique phonologique
de l'écrit !
Alors qu'attendent, réellement les formateurs de leur public ?
Ici encore, la soi-disant nécessité de l'oralisation
manifeste un refus d'accepter l'autre dans sa différence et
d'admettre qu'il ne puisse ni entendre, ni parler. Les résultats
obtenus sont donc bien ceux que l'on projette dans de telles
conditions. On pourrait argumenter longuement sur le fait qu'axer
l'apprentissage de la lecture sur celui de la conscience phonique
représente la pire inconséquence qui soit, avec des
sourds.
Peut-être les formateurs sont-ils troublés aussi par ce
qu'une majorité de chercheurs avance comme le résultat
d'un travail scientifique ? En effet, un courant très important
de ceux-ci se complait à "démontrer" qu'il faut d'abord
apprendre le code. L'apprentissage en serait réalisé sur
des éléments simples et en dehors du sens. Après
seulement, il serait utile de présenter des textes aux
apprenants pour que vienne le sens. Si cette hypothèse
était juste, il serait bien inutile à un sourd de
s'essayer à apprendre à lire ! Les formateurs qui
constatent quotidiennement la difficulté qu'éprouvent
ceux-ci à progresser, se posent des questions : " Quand les sourds pourront-ils accéder à la conscience phonique et y parviendront-ils ? "
Jésus Allégria écrit : " ...Nous avons
envisagé la possibilité d'une lecture efficace sans
phonologie, mais les données existantes indiquent que ce n'est
que dans des cas tout à fait exceptionnels qu'une telle
possibilité pourrait être envisagée. Ceci est un
mauvais pronostic pour les jeunes sourds qui ont des problèmes
linguistiques généraux : lexicaux, syntaxiques,
pragmatiques, etc. mais aussi des problèmes phonologiques
particulièrement aigus. " (3).
Si ce que dit Jésus Allégria était à
prendre au pied de la lettre, cela reviendrait à dire que les
sourds n'apprendraient jamais à lire. Pourtant poursuit-il,
semblant reconnaître l'importance de la LSF, mais sans oublier
d'y adjoindre le français signé qui n'est qu'une
transcription de l'oral : " On
peut admettre par exemple que la langue des signes permet le
développement lexical et que le français signé
contribue au développement de la syntaxe du français.
Sans phonologie cependant ces connaissances linguistiques ne pourraient
pas être mises en contact avec la langue écrite, et
participer ainsi à l'acquisition de lecture avec toutes les
conséquences néfastes de cette carence. "
La LSF pour le lexique, le français signé pour la syntaxe
! Et pourtant, impossible d'obtenir des résultats tangibles
à cause de la phonologie ! On n'en sortira donc pas ?
Cependant, peut-être y a t-il un espoir ? : " L'évolution
récente des idées au sujet de la notion de phonologie qui
n'est plus considérée comme étant d'origine
exclusivement acoustico-auditive mais également visuelle, ouvre
des perspectives intéressantes. La lecture labiale est un
constituant à part entière des représentations
phonologiques chez l'entendant. Chez le sourd, la lecture labiale est
simultanément insuffisante. Insuffisante parce que trop
ambigüe pour servir de support à la compréhension de
la langue orale. "
Même avec la lecture labiale c'est la quadrature du cercle.
Pourtant, exit la LSF, qui a sa grammaire propre et qui ne correspond
absolument pas à l'oral du français ! Il reste comme
hypothèse pour "sauver" ces pauvres sourds de l'illettrisme,
l'utilisation du LPC (Langage Parlé Complété)
c'est-à-dire : la logique de l'oral, assortie de signes et de
lecture labiale. Jésus Allégria va s'employer à
démontrer les bons résultats de cette nouvelle
démarche ...
Reprenons un instant les résultats de l'évaluation de la lecture à l'entrée en sixième
effectuée par l'Éducation Nationale et qui montrent que
seulement 30% de la population entrent en vraie lecture, explicite et
implicite, alors que 50% ne parviennent pas à sa
compréhension globale mais varient d'une compréhension
partielle à quasiment rien. Les sourds, dans leur grande
majorité se situent dans cette frange-là et restent le
plus souvent proches du niveau le plus bas.
S'il est un point sur lequel tout le monde semble d'accord c'est celui de la définition du bon lecteur
: celui qui est capable de comprendre le sens du récit et
même le sens caché derrière celui-ci. Combien donc,
toutes catégories confondues, sont capables d'accéder
à cette lecture dite "remarquable" ? Répétons-le
30 % !
Il se trouve que de nombreux entendants ont beaucoup de mal,
malgré un fonctionnement normal de leurs oreilles, à
apprendre à lire avec ces méthodes qui utilisent la
phonologie. Nombreux sont ceux qui "attendent à la porte" et qui
n'entreront probablement jamais en lecturisation !
Les chercheurs en pédagogie restent des chercheurs effectuant
des expériences en laboratoire, et qui souvent pour
démontrer leurs hypothèses, n'utilisent que les
présupposés de leurs hypothèses. C'est ce que
dénonce François Richaudeau quand il écrit que "
...certaines
expériences de psychologues cognitivistes, concernant les
apprentissages, utilisent des tests sur la base de gymnastiques
phonatoires (épeler des non-mots, apparier des mots se terminant
par la même consonne, etc.) mais ignorent la lecture silencieuse
et sa production de sens ". Et comme l'écrit également Jean Foucambert : " La
pire des choses, c'est le sentiment qu'il y a des experts qui savent
... La réflexion sur la lecture est une affaire de terrain, de
pratique, même s'il faut, bien sûr, connaître les
travaux de tous les scientifiques. " (4).
Les associations qui se sont constituées et qui ont choisi le
bilinguisme, pratiquent donc la LSF en langue première et
l'écrit en langue deuxième.
Les résultats obtenus par les options bilingues sont-ils meilleurs ?
Malheureusement, non. Les raisons en sont multiples et le travail
d'observation et de suivi que nous effectuons sur les lieux où
de telles pratiques sont proposées peuvent nous permettre de
commencer à en analyser les raisons. C'est ce que se propose cet
article après ce long préambule indispensable pour situer
la problématique.
I. OBSERVATIONS ET ANALYSES DES RÉSULTATS OBTENUS EN MILIEU BILINGUE :
Apprendre la LSF, langue, " première ".
Les enfants sourds qui ne pourront jamais accéder à un oral correct vont apprendre la LSF, langue de communication.
Les associations qui ont créé un projet bilingue ont
misé sur une utilisation importante de la LSF puisque tout y est
fait pour une pratique quotidienne et constante de cette langue.
Cependant, après une année d'observation sur le terrain,
nous pensons que celle-ci a besoin d'une grande précision pour
permettre d'entrer dans des compréhensions fines de
l'écrit. Peut-être est-elle encore trop succincte et les
formateurs pas assez vigilants dans leurs exigences de précision
? Tout comme avec l'oral, il est possible de communiquer avec un
enfant, même si les signes qu'il utilise restent approximatifs ou
tronqués. Les formateurs, satisfaits de constater qu'un enfant
s'exprime peuvent se contenter de cette langue de "survie" et ne pas aller plus loin.
D'autre part, la LSF est utilisée comme langue de traduction.
Les formateurs, les interprètes, tous travaillent dans le
même sens pour épargner un travail pénible aux
sourds : lire seuls ! Aussi, dès qu'il y a un texte, dans un
souci d'efficacité, de facilité, se lancent-ils dans une
traduction signée du texte à lire. Les enfants attendent
de toute évidence cette traduction, sans faire d'effort. Les
interprètes, les formateurs reconnaissent volontiers cet
état de fait.
Quelle utilisation de l'écrit en classe bilingue ?
Dans la pratique il n'existe pas non plus de véritable
utilisation de l'écrit mais plutôt des batteries
d'exercices qu'accompagnent des leçons de grammaire et
vocabulaire. L'absence manifeste de vocabulaire, constaté par
les formateurs, entraîne des systématisations avec des
listes de mots décontextualisés que l'on tente
d'ingurgiter "par coeur". Ailleurs, l'écrit fait une
entrée timide mais rapidement, la grammaire prend une place
fondamentale.
Lorsqu'ils "lisent", les enfants sourds, piochent des mots ici ou
là et "fabriquent" un sens même s'il est totalement
erroné, illogique, indéfendable. Ont-ils compris que la
syntaxe joue un rôle important pour le sens ? Leur a-t-on permis
de mettre le doigt sur la polysémie des mots ? sur l'importance
du sémantique et comment ?
Cela rejoint ce que nous disions plus haut, à savoir :
l'utilisation de la LSF est trop succincte et ne permet pas
d'accès à l'écrit. Il semble que dans d'autres
lieux, travaillant sur les mêmes bases linguistiques, certains
formateurs ont compris la nécessité de ce
perfectionnement de la langue des signes et exigent une grande
précision dans l'expression. Ces apprenants auront sans doute
plus de chance d'entrer dans les subtilités du français
écrit.
Et la production d'écrit ?
La production écrite, en primaire, se réduit presque
exclusivement à quelques phrases sommaires. En collège,
quelques sujets imposés donnent lieu à des productions
plus ou moins intéressantes. Ce qui est remarquable, c'est leur
évidente progression en passant de la sixième à la
troisième. Cela pourrait corroborer l'idée que la
production écrite, pratiquée systématiquement,
serait indispensable dès le primaire, malgré le peu de
facilité éprouvée par les enfants à
manipuler l'écrit. Les raisons d'écrire restent à
trouver au sein d'une organisation différente de la classe.
Une absence de culture.
Une autre remarque, très intéressante formulée par
les éducateurs en milieu sourd, c'est l'absence de culture dont
semblent souffrir les apprenants. Ceux-ci, exclus des médias et
de la lecture n'accèdent pas à une communication
importante avec le monde entendant en général, si bien
qu'ils présentent des signes évidents de manques
culturels.
Leur culture sourde et le rejet du monde entendant à leur
égard, les confinent dans une exclusion du monde qui les
entoure. Celui-ci serait-il vécu comme dangereux ou totalement
incompréhensible ? Pour entrer dans un texte, quel qu'il soit,
il est nécessaire de posséder les 80% de connu qui
permettront d'entrer dans les 20% à découvrir. Quelles
connaissances préalables possèdent les sourds devant un
écrit ? Nous touchons là, il me semble, un point crucial
sur lequel il va être nécessaire de travailler beaucoup.
Jérôme Bruner apporte une réponse. Si la
particularité de l'espèce humaine c'est d'être
intrinsèquement culturelle et le rôle de
l'éducation d'introduire les jeunes générations
dans la culture, le milieu scolaire a un rôle très
important à jouer. " Adapter
une culture aux besoins de ces membres et adapter ses membres et leur
manière d'apprendre aux besoins de la culture (...) Cela
implique que nous y construisions des cultures scolaires qui
aboutissent à instituer des communautés mutuelles
d'apprenants, engagés ensemble dans la résolution des
problèmes, contribuant tous au processus qui mène
à s'éduquer les uns les autres. De tels groupes sont non
seulement un lieu pour s'instruire mais également un foyer
d'identité et de travail mutuel... cette praxis entraîne
un accroissement de la conscience qu'ont les enfants de ce qu'ils font,
de la manière dont ils le font et des raisons pour lesquelles
ils le font. " (5)
Quelles conditions pour une transformation ?
Tant que la langue des signes servira à une traduction mot
à mot du texte, il ne pourra pas y avoir compréhension
par les enfants du fonctionnement de l'écrit !
Le premier travail consiste à convaincre les
co-éducateurs (enseignants et parents) de la
nécessité de transformer leur approche de l'écrit.
À Poitiers, au SEB, nous essayons depuis un an de créer
les conditions d'une utilisation fonctionnelle de l'écrit. Le
terme fonctionnel étant entendu dans un sens large, non
réduit au strict utilitaire. Un roman peut devenir un
écrit fonctionnel. Il s'agit en fait d'avoir des raisons de lire
(statut de l'enfant, statut de lecteur) de percevoir quel pouvoir
l'apprenant va acquérir en lisant. Les adultes
co-éducateurs ont un rôle important à jouer dans
cette conscientisation. Sont-ils tous eux-mêmes convaincus de ce
pouvoir que donne la maîtrise de l'écrit ? Comment des
parents sourds, qui ont éprouvé à leur
dépens les difficultés à entrer dans
l'écrit, pourraient-ils être suffisamment convaincants
auprès de leurs enfants ? Leur attitude, même
inconsciente, ne serait-elle pas elle-même source d'échec
?
L'intégration serait-elle une solution ?
" En adoptant le modèle médical, notre
société arrache nombre d'enfants sourds au tissu social
de la communauté des sourds dans laquelle s'intègrent
leurs vies, ce qui est totalement irresponsable et elle les place bon
gré mal gré dans des écoles "normales" comme s'il
suffisait de faire semblant de croire qu'ils parlent pour les faire
réellement parler... Mais quand rien n'est fait, dans le cadre
de l'intégration pour résoudre le problème de la
barrière linguistique, cette proximité s'avère,
comme l'a dit un éducateur sourd, aussi bénéfique
que celle entre un chien et ses puces. " Harlan Lane.
Certains sourds parlent beaucoup d'intégration, si ce n'est
comme d'une panacée du moins comme d'un phénomène
déterminant pour une réussite. Elle représente
souvent une fin en soi chez de nombreux adultes en charge d'enfants
sourds. Sont-ce les entendants qui sont responsables de cette
représentation ? Que recouvre ce désir
d'intégration ? Certains disent : se confronter avec des
entendants "meilleurs qu'eux", plus rapides, plus évolués
pour que cette prise de conscience puisse devenir un moteur de leurs
apprentissages ? L'argument agit plus souvent à l'inverse.
Devant la distance entre les capacités du sourd et la
réussite (peut-être apparente d'ailleurs) des autres, le
découragement ne risque-t-il pas, au contraire de gagner et de
s'installer ?
Peut-être aussi est-ce le sentiment qu'en s'intégrant, le
sourd se rapprochera de l'entendant, deviendra identique et recevra en
quelque sorte le même traitement ? En fait, la
réalité est toute autre. Les sourds
intégrés, sans que le milieu d'accueil soit prêt
dans sa réflexion, dans son organisation, risquent
l'échec de cette intégration.
On constate dans le collège où cela se pratique, une
incapacité notoire des enseignants entendants à modifier
leur enseignement, à accueillir le sourd dans sa
spécificité et sa différence, à provoquer
les raisons qu'il utilise l'écrit. Au contraire, les sourds
placés devant une quantité d'informations énorme
qui leur parvient en exclusivité par l'intermédiaire
d'une traduction signée, sont submergés par ces
informations, ont du mal à les sérier, classer,
organiser, à "apprendre" !
L'intégration mérite une réflexion approfondie,
une prise de décision très mûrie et il devrait
rester possible de moduler cette intégration au cas par cas !
Les sourds doivent être conscients de ce qui les
sépare de la compréhension et de ce qui fait leurs
difficultés.
" Les apprenants ne progressent dans leurs compétences que
lorsqu'ils sont conscients des différences entre leurs propres
productions et les modèles auxquels ils sont confrontés. "
James et Garrett (1991). C'est toute une réflexion et une
analyse qu'il convient de mettre en place autour des démarches
et des difficultés à apprendre.
Cette analyse semble totalement absente des pratiques actuelles. " La
conscience linguistique, ou plus exactement métalinguistique,
fait référence à la capacité d'adopter une
attitude réflexive sur les objets linguistiques et leur
manipulation, autrement dit la capacité à
réfléchir sur la langue. La langue devient l'objet de la
pensée, tout en restant l'outil qui va servir à exprimer
cette pensée. " Danièle Moore
Conscientisation, analyse, distanciation, raisons d'utiliser
l'écrit, culture du groupe ouvert sur la vie et les autres, tout
ce chantier s'ouvre maintenant.
II. UNE " POLITIQUE UTOPISTE " POUR UNE RÉUSSITE ?
" La seule surdité, la surdité vraie, la surdité incurable,
est celle de l'intelligence ".
Victor Hugo à Ferdinand Berthier (novembre 1845).
" La lecture c'est l'affaire de tous ", cette formule très AFL
suggère la nécessité d'une politique globale
à prendre en charge par l'ensemble de l'équipe
éducative. Autour des sourds, gravitent des formateurs et des
spécialistes chargés de prendre les mesures qui devront
répondre à l'ampleur de la tâche. Si chacun fait le
maximum, l'équipe manque souvent de cohérence, de
réflexion collective et d'unité. En effet, s'il faut
considérer l'apprenant dans sa globalité, il ne faut pas
omettre de considérer le cursus scolaire comme une
globalité également. Ce qui signifie, en clair, que
l'ensemble des éducateurs, de la crèche au lycée
doit se rencontrer et réfléchir ensemble. C'est à
cette seule condition qu'une cohérence naîtra et que des
résultats pourront être escomptés. S'inscrire dans
la durée, dans une cohérence d'une politique globale, en
coopération avec l'ensemble des personnes responsables. Aucune
des parties ne peut être mise de côté. Si chacun
joue son rôle et accepte de " laisser du temps au temps ", il ne
subsiste plus aucune raison pour que les sourds, comme les entendants,
ne deviennent lecteurs.
Or, comment fonctionnent les associations bilingues ?
Des parents, porteurs d'une volonté d'éducation bilingue
pour leurs enfants sourds, se sont constitués en association
qu'ils gèrent. Ils sont responsables des orientations politiques
et pédagogiques de l'association et les employeurs de ses
salariés. Pour autant, lorsque le contrat est clair avec les
professionnels, jusqu'où ces mêmes parents peuvent-ils
aller dans les directives pédagogiques ? Les enseignants
doivent-ils pour cela se protéger en replis stratégiques
? Si ces questions se posent, c'est qu'elles recouvrent une
réalité pour les acteurs sur le terrain. Il est, de fait,
très difficile, pour chacun de rester dans son domaine, de ne
pas déborder sur le domaine de l'autre, d'accepter le point de
vue de l'autre. Il semble qu'il faille, de toute urgence, clarifier les
rôles, accepter, de part et d'autre, l'implication de chacun mais
dans les limites d'un contrat réciproque et vivre pleinement
l'équipe éducative entre tous les partenaires.
De la nécessité d'une autre approche de la grammaire.
Un enfant entendant, commence à parler par imprégnation
et se construit peu à peu sa grammaire. Un enfant de 3 ans 5
mois qui dit : " Je s'en va en Espagne puis j'ira dans ma maison et
j'ira à l'école ", deux mois plus tard dira : " Je vais
à l'école et j'irai chez Yoann dimanche, en voiture ".
Aucune leçon de grammaire n'est intervenue, aucune
systématisation voulue par un médiateur extérieur,
simplement, par touches successives et avec des aides
extérieures occasionnelles et ponctuelles, un langage de plus en
plus élaboré se construit. Alors, pourquoi faudrait-il
d'emblée présenter aux enfants qui entrent en
apprentissage de l'écrit, les réalités d'une
grammaire de l'écrit ? De la même façon qu'avec
l'oral, l'enfant va fréquenter de nombreux écrits et
apprendre à les observer, à les analyser, à
comprendre leur fonctionnement et il pourra peu à peu, les
sérier pour en tirer les règles. Peut-être
celles-ci seront-elles provisoires, peu importe, l'enfant sait qu'il
tâtonne, qu'il est en position de chercheur, de linguiste et
qu'il parviendra, par ajustements successifs, aux bonnes conclusions.
En attendant, il manipule, il s'exprime, il avance.
Cette même démarche est-elle applicable aux enfants sourds
? Ceux-ci s'expriment en langue des signes sans en percevoir la
grammaire. Ils améliorent leur communication, de
réajustements en réajustements et en manipulant ce
langage. Ils se trouvent, donc, dans une situation identique à
celui de l'entendant. Toutefois, il faut insister sur le fait suivant :
des parents entendants, peu coutumiers de l'usage de la LSF, en ont une
approche succincte, et ne peuvent participer de ce fait, à
l'amélioration de cette langue fondamentale. L'enfant dans cette
situation abordera l'apprentissage de l'écrit avec une
maîtrise insuffisante de sa première langue. C'est
sûrement, une des raisons importantes de l'échec des
sourds à l'écrit.
Comment fonctionne cette langue écrite ? Pas comme l'oral, c'est
certain. Pourtant, aucune leçon systématique sur la
notion de sujet, verbe ou complément, ni aucune
systématisation sur le féminin ou le pluriel ne pourront
être acceptés par l'apprenant, s'il ne manipule pas
beaucoup d'écrits, s'il ne lui est pas possible d'observer ces
écrits, de les comparer, dans leurs thématiques, leurs
syntaxes, leurs réseaux lexicaux, leurs phrases et leurs
structures propres, tout cela au service d'un point de vue. Enfin, ils
aborderont le classement des mots. Autrement dit, le travail
d'appropriation de l'écrit et de son fonctionnement grammatical
ne peut être fait que par un usage intensif de l'écrit
tant en lecture qu'en production.
Cette démarche présente l'avantage de laisser les
apprenants choisir leurs propres stratégies et leur rythme.
III. SEPT PROPOSITIONS POUR UNE POLITIQUE GLOBALE
Le contrat pourrait être précisément les sept
propositions suivantes pour une politique globale qui permettrait aux
sourds d'accéder à l'écrit.
1) Information et formation sur les enjeux de l'écrit.
Les parents sont bien évidemment, les premiers partenaires. Ils
doivent être tenus informés de la pédagogie
employée, des enjeux de celle-ci et du rôle qui leur
revient. Une information par des professionnels, sur la lecture,
l'écriture, le rôle de chacun, etc., à destination
de tous est à programmer. Cette information pourra servir
également à de futurs parents de l'association qui
souhaiteraient avoir des renseignements avant de choisir un lieu, le
meilleur possible pour leurs enfants.
Direction, professionnels en général (formateurs,
orthophonistes, intervenants CES, interprètes) et parents,
devront s'engager dans un processus de formation continue afin de
suivre les avancées du projet global et de pouvoir réagir
en connaissance de cause. Parallèlement, une observation et un
suivi par plusieurs personnes extérieures qualifiées
semblent indispensables.
2) Projets : ouvertures et implication
La surdité entraîne une difficulté certaine de
communication avec le monde entendant surtout si celui-ci ne fait aucun
effort d'utilisation de la langue des signes. Le résultat
observable c'est un repli sur soi du monde sourd. Il semble urgent de
"casser" cette attitude qui enferme les uns et les autres dans une
incompréhension réciproque et handicape les sourds dans
leur connaissance du monde en général.
Connaissance de son environnement immédiat, ouvertures sur la
vie (avec utilisation des médias) et vers les autres (par la
correspondance avec des milieux entendants notamment) vont créer
les raisons de lire et de produire des écrits et contribueront
à l'élaboration de la richesse culturelle et à
l'enrichissement du vocabulaire, en prise directe avec la vie.
Ces moyens de communication et d'ouverture ne peuvent qu'être
sous-tendus par la pédagogie du projet qui permet de donner sens
aux apprentissages.
Projets de vie, projets personnels et collectifs, pro-jet. Afin de
mobiliser l'intérêt des enfants et des jeunes, de
dynamiser les apprentissages et de faire en sorte que les acteurs se
les approprient, il n'est pas possible de faire l'économie de
cette pédagogie. Attention, à ce que les projets ne
soient pas ceux des maîtres formateurs et pas du tout ceux des
enfants !
Dans ce cas, personne n'est dupe et les implications restent
superficielles : c'est la pédagogie du "faire-semblant" qui
hante encore beaucoup les écoles et qui explique probablement
une partie importante des échecs.
3) Statut de lecteur et statut de citoyen
Si l'on veut que les enfants lisent, la première des
nécessités est de les considérer comme des
lecteurs à part entière. C'est ainsi que de très
jeunes enfants sont abonnés à des revues,
reçoivent du courrier, participent aux lectures en famille.
Considérer ces enfants comme lecteurs, c'est également
les rendre destinataires de textes complexes mobilisateurs du
désir de lire.
Avoir des raisons de lire, c'est vivre des situations
nécessitant l'utilisation des écrits en
général. L'enfant qui défend son point de vue, le
confronte à celui des autres s'enrichit. Il élargit sa
vision du monde en en découvrant toute la complexité. La
citoyenneté est là. Cela se vit, cela se pratique, vers
une autonomie et une responsabilisation individuelle et collective dans
la communauté éducative. La vie en groupe
nécessite une organisation, une prise de conscience de
l'existence de l'autre, des débats, des prises de
décisions, des productions d'écrits pour une mise
à distance et une meilleure compréhension de ce qui se
passe. Toute cette organisation collective va permettre à chacun
de construire sa personnalité et de devenir citoyen responsable
et conscient.
4) La lecture traitée directement dans sa complexité
" Pour qu'il y ait un "lire", il faut nécessairement, en
même temps 1) un texte écrit 2) un sujet lecteur 3) une
rencontre du texte et du lecteur. Il suffirait qu'il manque un de ces
trois éléments pour qu'il n'y ait pas lecture. " Jean-Pierre Lepri (6).
Ce qui va changer ici, c'est le rôle du lecteur. Il n'est pas
question de partir d'habiletés que l'on aurait
préalablement apprises mais d'entrer directement dans la
compréhension du texte. En premier lieu, le lecteur a des
raisons de lire cet écrit, il peut donc déjà,
apporter ses connaissances sur le sujet et poser au texte les questions
pertinentes pour voir comment celui-ci va lui délivrer le
message. Le lecteur cherche un sens et non pas des mots à
identifier.
La LSF va servir à parler du texte et de son sens. Si
nécessaire, les questions complémentaires seront
posées par le médiateur qui apportera ainsi une aide
précieuse à la compréhension globale. C'est le
lecteur qui va créer le sens du texte en se servant de ses
propres connaissances de base, de son intention en lisant ce texte. La
démarche est avant tout active et intelligente. Le type de
texte, sa macro-structure, le contexte, l'ordre des mots, vont amener
peu à peu l'apprenti lecteur à entrer dans la
micro-structure. Un entraînement, une systématisation
interviendront ensuite pour confirmer les connaissances. Les enfants
pourront comparer des textes entre eux, des expressions et affiner
ainsi progressivement un sens difficile. L'ouverture vers d'autres
textes sera sollicitée, en réseau avec la lecture en
cours.
Tout ce travail deviendra quotidien, régulier et sera toujours
accompagné d'une réflexion méta-lexique afin que
les apprenants comprennent ce qui se passe, comment ils parviennent
à donner du sens ou le pourquoi de leurs échecs.
5) D'autres écrits : écrits à lire et écrits à produire
Tous les types d'écrits pourront être lus avec les enfants : mise en réseau et utilisation de la BCD.
En ce qui concerne les écrits à produire, il est
indispensable de mettre en place des écrits courts du type d'un
journal mural quotidien, lu par tous dans l'espace, de pouvoir
reprendre des articles, des réactions de lecteurs pour produire
un journal régulier à diffusion plus large. Produire des
"points de vue" mais aussi des comptes-rendus, des écrits
d'imagination, d'échanges épistolaires, de
documentation.... L'éventail est large et il doit être
utilisé au maximum. Ce n'est pas trop de dire que de cette
production dépend, en grande partie, réussite ou
échec.
6) Utilisations des outils : logiciels et BCD
La BCD peut aider à la transformation de l'approche de
l'écrit. Elle peut devenir le moteur de l'école et
permettre dans sa conception et son fonctionnement d'y associer des
parents qui souhaiteraient s'y impliquer. Ce centre ressource permet
aux enfants d'acquérir des réflexes de recours aux
écrits, dans l'instant où naît le besoin, de
multiplier les raisons que l'on a de lire, de provoquer les besoins par
sa diversité, de servir de levier vers la lecture publique
(bibliothèque municipale) qu'il ne peut en aucun cas remplacer.
L'utilisation des logiciels de lecture pour l'entraînement et le
perfectionnement, outils indispensables, vient en complément du
travail déjà cité. Chaque jour, les enfants
pourront utiliser ces logiciels avec leurs exercices, leurs outils
d'analyse.
7) Une nouvelle conception de la classe
Impossible de concevoir le fonctionnement de la classe de la même
manière si l'on désire mettre en oeuvre cette politique
globale. L'hétérogénéité des
élèves qui soulève tant de difficultés est
source de progrès. Elle permet des échanges plus riches,
plus variés et des entr'aides intéressantes. Le travail
en ateliers où chacun pourra travailler à son rythme et
choisir l'activité qui l'intéresse sera pratiqué
régulièrement. Les élèves seront
impliqués dans le choix des projets et cela ne pourra exister
que si la classe vit en ouverture vers les autres, vers le monde. Les
élèves seront associés au fonctionnement global de
la classe, seul moyen pour eux d'acquérir de vraies
responsabilités. La BCD, sera ouverte en libre accès afin
de servir réellement d'outil déclencheur ou de recours.
On pourra pratiquer, suivants les activités, des moments
collectifs en petit groupe ou grand groupe, afin de favoriser les
échanges et les apports des uns et des autres.
L'ouverture des classes en réseaux d'échanges de lettres,
de textes, de documentation, de cassettes vidéo entre classes de
sourds et classes entendantes pourra déboucher sur le montage
d'un projet en commun avec des rencontres d'enfants.
Quelques remarques en guise de conclusions.
Il va sans dire que certaines affirmations exprimées dans ce
texte doivent être nuancées par le lecteur. Tous les
milieux qui pratiquent le bilingisme n'ont pas été
constactés encore. Il y a un an, je ne connaissais rien encore
au problème de la surdité. La partie historique,
très synthétique, comporte sans doute des inexactitudes
et des interprétations aux yeux des spécialistes. La LSF
recèle pour moi beaucoup de zones d'ombre malgré
l'intérêt que j'y porte. Sans doute qu'ailleurs, des
sourds accèdent davantage et mieux à la finesse de cette
langue ainsi qu'à l'écrit malgré ce que j'ai pu
constater. Et enfin, toutes les associations qui pratiquent le
bilinguisme ne sont pas gérées de la même
manière.
Ce texte n'est donc qu'un premier volet d'un travail de recherche de
longue haleine à propos duquel chacun pourra s'exprimer.
(1) La voix sourde - Métailié
(2) Quand l'esprit entend , Histoire des sourds-muets - Opus
(3) Communiquer n° 113 - novembre 93
(4) L'enfant, le maître et la lecture. Nathan pédagogie.
(5) L'éducation, entrée dans la culture - Retz
(6) Apprendre à lire pour apprendre, Actes d'un stage sous la direction de Jean-Pierre Lepri - Voies Livres
Anne Valin
déc 1997
n°60 - page 24