La revue de l'AFL
Les
Actes de Lecture n°65
mars 1999
_____________
LECTURE, ÉCRITURE ET ENFANTS SOURDS
le problème de la langue
L'article qui suit
s'insère dans notre rubrique Bonnes Pages composée de
textes et de documents d'origines diverses qui, à propos de la
lecture et de l'écriture et de leurs apprentissages, ont un
intérêt documentaire et informatif certain parce qu'ils
présentent des recherches et des expériences ou des
pratiques peu connues ou parce qu'ils abordent des sujets pas ou peu
traités dans notre revue ou encore parce qu'ils exposent une
réflexion, une position, un point de vue originaux.
Le but de cet article est de faire une revue de la littérature
pour étudier la pensée émergente sur la question
du développement de la lecture et de l'écriture chez les
enfants sourds.
L'hypothèse selon laquelle l'apprentissage de la lecture demande
de "casser" le code pour reconnaître une langue familière
sous une forme non familière n'explique pas les
procédés que les lecteurs sourds ont dû employer
pour y arriver. Ils ont plus vraisemblablement acquis leurs
compétences en anglais tout simplement en lisant. L'anglais
écrit apporte apparemment une contribution majeure à la
maîtrise de l'anglais.
Ceci est exactement à l'opposé du modèle dominant
qui stipule qu'apprendre à lire est un processus qui intervient
après que l'enfant sache parler.
Une étude récente portant sur des scores de langage chez
des étudiants sourds (Strong et Prinz, 1997) montre qu'il existe
une relation positive entre le niveau d'ASL et le niveau de
maîtrise de la langue écrite anglaise. Dans l'école
où a été réalisée cette
étude, l'ASL est utilisée pour dialoguer et l'anglais
pour lire et écrire.
Des études plus anciennes (Meadow, 1968 ; Quickley et Frisina,
1961 ; Stevenson, 1964 ; Stuckless et Birch, 1966 ; Vernon et Koh, 1970
) ont montré que les étudiants sourds ayant des parents
sourds sont plus compétents que ceux ayant des parents
entendants. Toutefois, le rôle que l'ASL pourrait avoir
joué dans l'acquisition de la lecture n'a jamais
été beaucoup discuté dans la littérature.
L'ASL possède une structure différente de l'anglais et il
y a un fort parti pris dans notre domaine - qui n'est basé sur
aucune recherche expérimentale - qui est que l'ASL serait
responsable des difficultés que les enfants sourds
présentent avec la grammaire anglaise à l'écriture
et avec la lecture. Ainsi, des efforts considérables ont
été faits tout au long de l'histoire de
l'éducation des sourds pour marginaliser l'ASL. La politique qui
était de cantonner les enfants sourds à l'anglais
parlé et de leur interdire de signer a été la
pratique dominante (Lane, 1984). Plus récemment, cela a
été remplacé par plusieurs formes de
systèmes de signes inventés (Moore, 1987) appelés
de manière générique "Manually Coded English"
(MCE). Même si on le retrouve sous différents noms comme
"Signing Essential English" (SEE 1), "Signing Exact English" (SEE 2),
ou "Signed English", le terme d'anglais signé est utilisé
tout au long de l'article comme un moyen pratique de se
référer à un de ces systèmes de
signes.
Les professionnels ont souvent été tentés
d'observer les enfants sourds à travers la pathologie. La
plupart des enfants sourds étaient étiquetés
"retard de langage". Une telle étiquette est malencontreuse
puisqu'elle suppose à tort un obstacle organique au
développement normal du langage. Une revue de la
littérature conduite par Newport et Meier (1986) met en
évidence que lorsque les enfants sourds sont précocement
exposés à l'ASL ils présentent les étapes
normales du développement langagier. Ainsi une
désignation plus exacte serait "défavorisés du
langage".
Ils ont les capacités à développer le langage en
suivant les étapes habituelles mais cela ne peut être le
résultat de la prédominance dans leur environnement d'un
langage inaccessible ou appauvri. Le problème n'est pas dans
l'enfant mais il est plutôt dû à un obstacle qui
existe dans son environnement. Cet obstacle est la difficulté
d'accès à un langage que l'enfant pourrait facilement
s'approprier. De ce fait les perspectives de développement de
son langage sont sévèrement compromises.
De profonds changements voient le jour dans l'éducation des
sourds. Grâce aux avancés récentes dans des
disciplines comme l'anthropologie et la sociolinguistique,
l'apprentissage des langues et les besoins langagiers des sourds sont
maintenant abordés d'une nouvelle manière. La
littérature récente à propos de l'éducation
bilingue fait naître l'idée d'utiliser en parallèle
l'ASL et l'anglais écrit. Le raisonnement est que les
perspectives d'apprentissage de l'anglais écrit chez les enfants
sourds seraient probablement meilleures dans le cadre de
l'apprentissage d'une deuxième langue. Puisque l'ASL a
été créée dans des interactions sociales de
sourds sa structure linguistique est accessible aux enfants sourds. Il
en découle que grâce à une exposition
précoce à l'ASL ils auraient un développement
normal du langage. Si les enfants sourds possédaient une
première langue solidement développée ils seraient
mieux armés linguistiquement et cognitivement pour
acquérir la maîtrise de la langue écrite anglaise.
Si l'on considère que l'ASL permet le développement d'une
langue solide, alors les enfants sourds auraient une langue comme base
de l'apprentissage de l'anglais, comme partie des processus
d'apprentissage de la lecture. De plus, si l'ASL leur donne
l'accès à la scolarité et à
l'apprentissage, le savoir qu'ils y gagneraient serait un avantage pour
le développement de leur savoir-faire en lecture.
L'idée d'une approche "bilingue" dans l'enseignement des enfants
sourds peut prêter à confusion. Bien que
l'éducation bilingue en général et que celle des
étudiants sourds en particulier se ressemblent beaucoup, elles
présentent des différences importantes. Un dogme de
l'éducation bilingue dominante est que les enfants devraient
utiliser la langue de la maison comme langue des apprentissages
à l'école et comme langue support de l'acquisition de
l'anglais. La logique à l'œuvre derrière cette
idée est que les enfants ne seraient pas nécessairement
désavantagés si les langues parlées à la
maison et à l'école étaient différentes.
Les défenseurs de l'éducation bilingue veulent s'assurer
que les enfants des minorités linguistiques
bénéficieront de l'école et qu'ils pourront faire
des études. En substance, les enfants ne devraient pas
être "pris en otages" parce qu'ils ont une connaissance
limitée de l'anglais. Le principe le plus important de
l'approche bilingue de l'éducation des enfants sourds est que
leur langue première devrait être une langue naturelle des
signes telle que l'ASL quelle que soit la langue parlée à
la maison. Ceci est une remise en cause radicale des hypothèses
de base de l'éducation bilingue. Pour les enfants des
minorités de langue à leur entrée à
l'école le problème est seulement d'utiliser la langue
parlée à la maison comme langue des apprentissages. Le
problème est plus fondamental pour les enfants sourds. Ils ont
besoin d'une langue qui leur soit biologiquement proche. L'ASL est une
langue apparue naturellement, façonnée par bien des
générations de signeurs sourds. Ce qui permet de dire que
l'ASL et les enfants sourds sont biologiquement proches c'est que l'on
sait que l'ASL possède les caractéristiques linguistiques
d'une véritable langue humaine et qu'elle a été
modelée au fil du temps par les contraintes d'un mode de
fonctionnement visuel.
Des compétences en anglais sont certainement nécessaires
pour atteindre le niveau universitaire. Cependant le cœur du
problème est de savoir jusqu'à quel point les
étudiants ont accès aux contenus. Les étudiants
devraient arriver à l'école prêts à et
capables d'apprendre. L'environnement des apprentissages devrait leur
permettre de participer activement à leur propre
éducation. Pour les étudiants des minorités de
langue le problème est de ne pas pouvoir utiliser à
l'école la langue qu'ils possèdent déjà.
Pour les enfants sourds le problème est plutôt qu'ils ne
possèdent aucune langue. Trop nombreux sont ceux qui viennent
à l'école en ne possédant dans aucune langue les
savoir-faire adéquats. Or l'apprentissage ne peut débuter
avant que des savoir-faire adéquats soient mis en place. A cet
égard, pour de nombreux enfants sourds, l'école n'est pas
tellement mieux que la maison. Bien des enfants sourds n'ont pas
accès à l'ASL à la maison et souvent pas plus
à l'école. Donc le problème de la langue chez les
enfants sourds est pour le moins complexe. Idéalement, ils
devraient entrer à l'école en maîtrisant
déjà une langue. Cela est possible s'ils ont accès
à l'ASL pendant leur jeune âge. Par ailleurs, il serait
souhaitable qu'à l'école l'ASL soit la langue des
apprentissages.
Historique de la marginalisation de l'ASL et de l'émergence de l'anglais manuel
Les conditions historiques dans lesquelles est apparu l'anglais
signé sont utiles pour comprendre le contexte de la
marginalisation de l'ASL et les références occasionnelles
à l'anglais signé dans cet article. Il existe depuis la
fin du 19° siècle, chez les éducateurs des enfants
sourds, une discussion animée sur les mérites respectifs
de l'ASL et de l'anglais parlé. Encore aujourd'hui cela est loin
d'être résolu (Lane, 1980, 1992 ; Moores, 1987). De
nombreux éducateurs non sourds (à l'image du public en
général) ont considéré l'ASL comme
essentiellement imagée, concrète et primitive (Lane,
1985).
Nover et Ruiz (1994) ont émis l'hypothèse que la
politique sur la question de la langue dans l'éducation des
sourds a été formée de manière
prédominante dans un paradigme qu'ils ont appelé "la
politique du handicap". Ceux qui adhèrent à cette
hypothèse décrivent les enfants sourds dans une
perspective pathologique. La surdité a historiquement
été considérée comme devant être
traitée. Les solutions proposées pour remédier
à cette infirmité ont été fondamentalement
les mêmes et n'ont varié qu'en intensité. Elles
incluaient la valorisation de la moindre possibilité d'entendre,
un élevage insistant sur l'importance des comportements
d'entendants et la reconnaissance de la nécessité
d'éduquer les enfants sourds en anglais. Depuis longtemps les
éducateurs considéraient l'ASL comme un facteur
désavantageux sur le plan social, économique et
éducatif et cherchaient à le supprimer.
Cependant, cela n'a pas été le cas pendant les cinquante
ans suivant l'ouverture de la première école pour enfants
sourds en Amérique en 1817. Pour les enfants sourds de cette
époque aller à l'école impliquait de vivre dans un
internat où l'ASL était utilisé. Le temps passant,
le courant d'idées opposé au fait de signer en classe
prit de l'importance. L'opinion commune qui était que les
enfants sourds devaient être entraînés à
utiliser l'anglais parlé et à se "normaliser" fut de plus
en plus populaire. En 1867, avec l'ouverture de la première
école orale pour enfants sourds en Amérique, l'oralisme
apparut comme une alternative. L'ouverture de cette école fut un
événement décisif pour la transformation des
pratiques langagières des cinquante années suivantes.
L'éducation orale se répandit si rapidement dans les
rangs de l'éducation américaine que vers 1920 environ 80%
des étudiants sourds avaient un enseignement entièrement
dépourvu de langue des signes (Volta review, 1920).
Dans les années 60, la tendance changea à nouveau en
faveur de la langue signée. Les convictions de pouvoir
acquérir l'anglais par l'oralisme commencèrent à
vaciller face à des résultats de recherche de plus en
plus nombreux allant dans le sens contraire. Cependant, la
résistance contre l'utilisation de l'ASL comme langue des
apprentissages restait forte car les éducateurs étaient
particulièrement concernés par la réussite des
enfants sourds dans l'apprentissage de l'anglais. L'ASL n'était
pas considéré comme une option possible. Pire, on
l'accusait d'être un obstacle aux efforts d'apprentissage de la
grammaire anglaise et aux progrès de lecture des enfants sourds.
En réponse à la place de plus en plus grande
laissée par l'abandon de l'oralisme en tant que moyen d'exprimer
l'anglais, les années 70 virent se développer une vague
d'activité ayant pour objectif de modifier l'ASL pour
créer différentes formes d'anglais signé rendant
possible l'utilisation d'une méthode manuelle pour exprimer
l'anglais. Par exemple la SEE 1 fut créée en utilisant
les principes linguistiques basés sur les morphèmes de
l'anglais codé manuellement (par exemple, le signe unique de
l'ASL pour "butterfly" est remplacé par deux signes de l'ASL
"butter" et "fly"). On supposait que lorsque les enfants sourds
verraient ces signes ensemble ils les déchiffreraient comme le
mot anglais "butterfly". En réalité cela est source de
confusion et un enfant sourd pourrait se demander comment dans ce monde
un morceau de beurre peut voler. Malgré tout, les
méthodes manuelles de représentation de l'anglais ont
été rapidement adoptées par les éducateurs
de plus en plus frustrés par la méthode orale mais
toujours résistants à l'ASL. A l'arrière-plan
l'étude linguistique de l'ASL restait peu
développée et l'ASL était massivement
considéré comme de l'anglais estropié. Pendant ce
temps, l'expansion de l'anglais manuel sous ses différentes
formes tendait à rendre légitime l'usage d'une
communication signée dans la classe.
L'introduction de l'anglais signé a rendu nécessaire de
rapides changements dans les programmes des enfants sourds. Bien que
l'évolution de l'idéologie oraliste vers les langues
signées fut bien accueillie par la plupart des sourds et des
autres défenseurs des signes, la réponse que firent les
sourds aux nouveaux systèmes de signes fut plus qu'ambivalente.
Dans "Deaf in America : voices from a culture", Padden et Humphries
(1988) rapportent un extrait d'entretien avec un sourd âgé
à propos de l'anglais signé. Ses observations sont
représentatives de celles de la plupart des autres sourds durant
les années suivant l'introduction des nouveaux systèmes
signés :
"De nos jours les signes sont différents. Avant, les signes
étaient meilleurs, vous savez, naturels, mais maintenant, avec
tous ces types de signes "IS" et tout ça- enfin, cela peut
être bien pour les enfants qui ont besoin d'apprendre la langue.
Ce genre de signes c'est du bon langage. Mes signes n'en sont pas, ils
sont comme "raccourcis", plus abrégés. Mais ça
gagne du temps. Cette façon plus rapide de parler est beaucoup
plus claire. Aujourd'hui avec l'IS et tout le reste, vous avez ces
longues phrases à n'en plus finir qui vous prennent des heures
à signer. Moi je vous le dis, c'est une perte de temps".
"IS"1 est souvent employé pour faire allusion à
l'étrangeté des systèmes de signes basés
sur l'anglais. L'ASL ne possède pas de verbes copules et quand
un signe "IS" est utilisé ça se remarque dans un discours
signé.
La pression inconsciente pour "améliorer" l'anglais signé
En général, l'usage de l'anglais signé implique la
présentation simultanée de l'anglais par les signes et la
parole. La transformation importante des pratiques de communication
dans les classes d'enfants sourds vers la Communication Totale eue lieu
dans les années 70. La forme prédominante de
communication dans les programmes de Communication Totale est l'usage
simultané des signes et de la parole, communément
appelé SimCom- abréviation pour communication
simultanée. Martmor et Petitto (1979) entreprirent une
étude pour déterminer si la grammaire anglaise
était bien représentée en SimCom. Ils
examinèrent la communication simultanée de deux
professeurs entendants expérimentés et analysèrent
leur discours signé et parlé sur le plan de la
construction grammaticale. Ils trouvèrent que le discours
signé des deux professeurs était globalement incorrect
sur le plan grammatical. Ils émirent l'hypothèse que la
production bimodale de l'anglais pouvait représenter une
surcharge cognitive pour le signeur. Ils en arrivèrent à
cette probable conclusion après avoir observé que : "ces
deux professeurs respectent mieux la grammaire anglaise en signant
lorsqu'ils lisent à haute voix que lorsqu'ils parlent
spontanément". Ainsi dans le flux de la communication
spontanée ils pouvaient avoir besoin pour compenser les
contraintes cognitives d'enlever des mots et des morphèmes
essentiels de leurs signes. Leur discours signé était
aussi incorrect en ce qui concerne la grammaire de l'ASL.
Dans une étude ethnographique, Labue (1995) a examiné la
situation d'une classe mettant en évidence combien la pratique
de l'anglais signé pouvait être peu maniable. Il a choisi
d'étudier les interactions langagières entre un
professeur entendant (Anne) et ses étudiants d'âge
scolaire pour analyser "les paradoxes idéologiques et la
pensée circulaire" qui sous-tendent le maintien de pratiques
langagières discutables dans l'éducation des sourds. Anne
était capable de décrire les incongruités des
pratiques professorales comme étant le résultat des
croyances propres au champ de l'éducation des sourds à
propos de l'ASL et de l'anglais. Dans l'école pour enfants
sourds, site de l'étude de Labue, la politique langagière
était de parler et de signer en même temps comme cela
était le cas dans un grand pourcentage des programmes
destinés aux étudiants sourds (Allen et Karchmer,
1990).
L'hypothèse selon laquelle l'exposition à l'anglais
signé apporterait d'une manière ou d'une autre la
réponse à l'enseignement de l'anglais aux enfants sourds
et ainsi les aiderait à apprendre à lire est une erreur
de logique. Anne personnifie l'idée qu'un professeur devrait
utiliser l'anglais signé. En même temps, en raison de son
désir de communiquer vraiment avec ses étudiants, elle
modifie sa façon de signer en y incorporant des formes de l'ASL.
L'anglais signé est le résultat de la réduction de
l'anglais à sa syntaxe et de l'importation de signes de l'ASL,
qui peuvent être modifiés, pour s'adapter à la
sémantique anglaise. L'observation du discours signé
d'Anne montre qu'elle a tendance à éliminer certains
signes qui avaient été inventés pour
représenter différents suffixes anglais, certaines
désinences ainsi que certains mots fonction (indiqués par
le symbole "o").
En évoluant vers un mélange de signes issu de l'anglais
signé et de l'ASL, Anne parvient à ajouter à
l'histoire du sens et de la clarté. Cela montre bien que
l'anglais signé en lui-même n'est pas
adéquat..
L'argument d'Anne était que l'anglais signé "n'est pas
vraiment satisfaisant, mais à la maison, il serait plus
réaliste pour les parents de signer l'anglais, ce serait plus
naturel pour eux, dans la plupart des cas, que d'utiliser l'ASL"
(Labue, 1995). Cela est également vrai chez les professionnels.
Leur conviction est que la pratique langagière doit être
plus naturelle et plus facile à exécuter pour les
professeurs que plus naturelle et plus facile à acquérir
pour les enfants sourds. En fait, de telles convictions créent
des problèmes aux enfants sourds à l'école et
entravent leur réussite universitaire. Les professeurs
motivés comme Anne essaieront de modifier leur manière de
signer en y ajoutant certaines caractéristiques de l'ASL mais
seulement pour aider leurs étudiants à accéder au
sens. Ils ne réalisent pas qu'une grande part de
l'énergie des étudiants passe dans
l'interprétation d'un système de communication par signes
qui n'est pas basé sur une grammaire et qui est dépourvu
des éléments variés d'une langue. Ils devraient
être capables d'utiliser une langue efficace et naturelle au lieu
de devoir lutter pour comprendre. Ils pourraient à la place
utiliser cette énergie à une réflexion
sérieuse et à une interaction réfléchie
à propos des contenus avec leur professeur.
Un penchant inné pour une structure grammaticale naturelle.
Les modalités d'une langue semblent exercer une influence
puissante sur sa structure. Les enfants sourds semblent attirés
par l'ASL indépendamment de leurs antécédents
linguistiques. Livingston (1983) a décrit la langue des signes
spontanée de six enfants sourds de 6 à 16 ans. Elle
voulait savoir quelle langue développaient naturellement les
enfants sourds ayant des parents entendants ne signant pas. En
général ces enfants découvrent l'anglais
signé vers l'âge de 4-5 ans en entrant à
l'école.
Le site de l'étude de Livingston était une école
pour enfants sourds à New-York. Au moment de l'étude tous
les professeurs de l'équipe étaient entendants. Sur les
600 élèves de l'école, seulement 4 ou 5 avaient
des parents sourds. Au début, l'école enseignait
l'anglais parlé et les étudiants n'avaient pas le droit
de signer. En 1974, un programme d'anglais signé fut mis en
place pour 200 élèves. Des membres de l'équipe
durent suivre des cours du soir pendant deux ans pour apprendre
l'anglais signé. L'étude commença en 1975. On
demanda aux professeurs du programme d'anglais signé de
sélectionner un échantillon de 6 élèves
représentant les différents âges de l'école
: 6,8,10,13 et 15 ans. Les élèves furent
sélectionnés selon certains critères : ils
étaient sourds de naissance, n'avaient pas de troubles
cognitifs, ils avaient des parents entendants qui ne connaissaient a
priori aucune langue signée et leur aptitude spontanée
à signer était représentative de celle de la
population générale de l'école. Les sujets
s'exprimaient facilement par le langage signé.
La plupart des sujets furent enregistrés pendant qu'ils
discutaient soit avec la chercheuse soit avec un camarade. Les
enregistrements eurent lieu à cinq moments différents sur
15 mois. Pour favoriser une discussion spontanée, les
partenaires des sujets étaient placés dans la position
d'ignorer quelque chose que les sujets savaient. Livingston transcrivit
puis analysa 3500 conversations pour son étude.
On aurait pu s'attendre à ce qu'un enfant sourd ne signant pas
et baignant dans l'anglais signé sans aucune
référence à l'ASL acquiert naturellement l'anglais
signé. Cela n'était pas le cas dans l'étude de
Livingston. D'autres études ont montré qu'après 4
ans d'exposition à l'anglais signé les compétences
étaient limitées et les progrès par la suite
très faibles (Bornstein, Saulnier et Hamilton, 1980-81). Les
enfants sourds finissent par utiliser des moyens linguistiques
complexes qui ne ressemblent pas à l'anglais signé auquel
ils ont été exposés. En fait, ils intègrent
des structures proches de l'ASL.
Livingston classa en cinq niveaux de complexité croissante les
processus grammaticaux ; elle s'en servit pour analyser la
transcription des conversations, en déterminant à quel
niveau elles appartenaient et si elles se rapprochaient plutôt de
la structure grammaticale de l'anglais ou de celle de l'ASL. Elle
découvrit que quel que soit leur âge, les sujets avaient
de plus grandes facilités dans l'usage des processus
grammaticaux de l'ASL que dans celui de l'anglais signé. C'est
un argument puissant de ce que l'anglais signé ne respecte pas
les conditions requises pour rendre la langue des signes visuellement
pertinente et est donc peu opérationnel pour les enfants sourds.
Apparemment le résultat de l'interaction entre pairs est
"l'amélioration" de l'anglais signé acquis par l'exemple
des adultes en le rendant plus proche de l'ASL. Certains d'entre eux,
surtout les plus vieux, avaient probablement des contacts avec la
communauté sourde et avaient acquis des structures de l'ASL de
cette manière. L'acquisition de la langue dans un environnement
tel que celui de l'école qu'étudiait Livingston est plus
performante avec les pairs qu'avec les adultes. Les étudiants
rejetaient le modèle adulte comme un système inefficace,
en recherche d'un meilleur système.
Compétence en communication et pensée critique
La question des relations entre la compétence dans une langue et
l'acquisition de la lecture est d'une importance capitale pour savoir
si l'ASL pourrait être promue première langue des enfants
sourds quelle que soit la langue familiale. Alors que le consensus est
largement établi en ce qui concerne la facilité et
l'efficacité avec lesquelles les enfants sourds apprennent et
utilisent l'ASL, le débat persiste pour savoir si l'ASL en tant
que première langue pourrait réellement optimiser les
perspectives de développement des savoir-faire en lecture des
enfants sourds.
La littérature (Caselli, 1983 ; Meadow, 1968 ; Newport et Meier,
1986) soutient l'idée que l'ASL favorise le développement
des compétences en communication. Ce qui reste obscur, c'est la
nature des relations entre compétences en communication et
capacité à progresser dans le développement des
savoir-faire en lecture. Le fait que la structure de l'ASL soit
différente de celle de l'écrit est probablement de peu
d'importance. Ce qui l'est certainement plus c'est de savoir comment le
développement des compétences en communication d'un
enfant sourd peut être favorisé. Quand un enfant est
compétent en tant que communiquant il est plus à
même de devenir un participant plus actif dans son environnement.
Les capacités à interagir avec l'environnement et
à en extraire de l'information peuvent être
corrélées positivement avec le développement des
savoir-faire en lecture.
Torrance et Olson (1989) ont rapporté une communication
personnelle avec Gordon Wells qui suggérait que
l'habileté conversationnelle pourrait en fait avoir deux
dimensions, l'une interpersonnelle, l'autre logique ou idéelle.
L'utilisation logique ou idéelle de la langue semble être
une bonne indication de l'implication cognitive de l'enfant lorsqu'il
s'exprime et c'est probablement cette sorte d'activité
linguistique qui sous-tend le développement de la lecture. Le
développement cognitif relatif au langage est meilleur quand un
enfant s'engage dans des activités de pensée et de
raisonnement pendant ses conversations avec les autres. Ceci le conduit
à construire des usages plus complexes de la langue pour
exprimer les pensées plus complexes qu'il souhaite communiquer
ou pour interpréter les pensées complexes que les autres
essaient de lui transmettre. Cette discussion est importante pour
savoir s'il existe des différences entre l'ASL et l'anglais
signé en ce qui concerne la capacité à faciliter
les activités cognitives. Ainsi il est important de savoir
à quel point une langue naturelle telle que l'ASL qui est
biologiquement plus adaptée aux enfants sourds pourrait
favoriser les occasions d'activités cognitives basées sur
la langue aussi bien que le développement d'usages plus
complexes de la langue, ces deux phénomènes
représentant les bases du développement des savoir-faire
en lecture.
Cette question du développement des savoir-faire en lecture chez
les enfants sourds pose le problème d'un nécessaire
changement de paradigme. La littérature montre de plus en plus
que les hypothèses traditionnelles portant sur les enfants
sourds et leurs besoins langagiers ne sont plus tenables. On a trop
longtemps considéré que les enfants sourds devaient
communiquer et lire avec des moyens opposés à leurs
capacités biologiques et à leurs besoins. Il nous faut
examiner le rôle des interactions sociales comme le font Vigotsky
(1978) et Bruner (1983). L'intérêt de la lecture et de
l'écriture peut en effet être transmis aux enfants
à travers des échanges chargés de sens. De cette
manière, ils apprendraient combien ces savoir-faire peuvent
être utiles et avantageux dans leur vie. Il est essentiel de
savoir comment on peut encourager des discussions chargées de
sens entre adultes et enfants et quelles conditions sont
nécessaires pour que cela arrive.
Pour de nombreux enfants sourds, l'histoire de leur vie est celle d'un
isolement social, linguistique et culturel. Si l'acquisition de la
lecture repose sur des interactions sociales, des conversations
chargées de sens et des dialogues culturels, alors il n'est pas
très étonnant que de nombreux enfants sourds n'y
parviennent jamais. La plupart d'entre eux, quel que soit leur contexte
culturel, linguistique, familial ou scolaire, finissent par
découvrir la communauté Sourde. Pour certains,
l'entrée dans la communauté représente le premier
contact avec un environnement linguistique complètement
accessible. Il nous incombe de savoir pourquoi les enfants sourds
doivent attendre leur entrée dans la communauté pour
avoir l'expérience des interactions sociales, des conversations
chargées de sens et des discussions culturelles qu'ils n'ont pas
eu pendant leurs premières années. Les enfants sourds
n'ont aucun choix en ce qui concerne leur mode de vie jusqu'à ce
qu'ils deviennent adultes. Leurs parents et les professionnels
impliqués dans la prise de décisions concernant le choix
de la langue et le placement à l'école disposent de
différentes options. S'ils avaient été mieux
informés, ils auraient probablement créé un
environnement basé sur le visuel et fournit aux enfants des
opportunités de contact avec d'autres sourds, pairs ou adultes.
Bien que l'anglais signé puisse présenter les conditions
linguistiques nécessaires à une communication simple, il
est sûrement bien moins adéquat pour une communication
complexe. Sans l'accès à une langue complète comme
l'ASL, les professeurs seront poussés aux dernières
extrémités pour fournir aux enfants sourds les
tâches symboliques et cognitives nécessaires pour
progresser dans le développement de leur savoir-faire en
lecture. Si les enfants sourds passent leurs premières
années dans un environnement riche en écrits à
travers l'anglais signé que les parents adaptent pour le rendre
fonctionnel, ils pourront probablement être initiés
à l'anglais de manière constructive par des processus de
lecture. Leur expérience avec les livres, le fait de raconter
des histoires et les discussions développées à
partir des histoires en utilisant l'anglais signé seront
certainement utiles aux jeunes enfants dont l'usage de la langue est
encore basique et simple pour acquérir l'anglais à
travers l'écrit.
Cependant il est important de savoir si l'anglais signé est le
seul moyen qu'ont les parents d'engager une conversation
sérieuse avec leurs enfants sourds. Le nombre de parents
entendants qui choisissent d'apprendre l'ASL plutôt que l'anglais
signé est en augmentation. A quoi ressemble le schéma de
communication pour ces parents entendants qui utilisent l'ASL pour
communiquer avec leur enfant sourd ? Très peu d'études,
pour ainsi dire aucune, ont été faites dans cette
population croissante. Il m'est arrivé une fois d'interviewer
une mère entendante. Elle avait une fille sourde qui avait dix
ans au moment de l'entretien. Quand je lui ai demandé comment
elle avait réagi à l'annonce du diagnostic de
surdité de son enfant elle m'a répondu qu'elle avait
appris la nouvelle un lundi et que le mercredi elle commençait
à apprendre l'ASL. Elle me dit qu'elle avait eu la chance de ne
pas avoir eu à choisir entre l'ASL et l'anglais signé. A
l'époque, elle n'aurait pas eu accès aux informations
nécessaires pour pouvoir prendre une décision
éclairée. C'est par hasard qu'elle s'était
inscrite à un cours d'ASL. En l'apprenant, elle rencontra la
communauté Sourde et s'y fit des amis. Sa fille grandit en ayant
accès à l'ASL non seulement dans sa famille mais aussi
par les contacts que sa famille entretenait avec la communauté.
De plus, sa fille allait dans une école où l'ASL
était utilisé comme langue des apprentissages. A
l'école aussi elle baignait dans l'ASL. Le simple fait que la
mère reconnaisse sa fille telle qu'elle était et "la
laisse être sourde et devenir membre de la communauté
Sourde" (Kuntze, 1995) l'a aidé à gagner une place
spéciale dans la communauté sourde et à
développer des relations saines et satisfaisantes avec sa
fille.
L'anglais signé ne fonctionne pas pour de nombreux enfants
sourds et le fait qu'ils ne fassent pas des progrès
adéquats dans l'acquisition de la lecture peut très bien
être dû aux défaillances des parents à la
fois pour apprendre l'anglais signé et pour faire entrer leurs
enfants dans une expérience intensive et riche de l'écrit
pendant les années cruciales. Cependant, on ne peut
s'empêcher de se demander ce qui serait arrivé si les
parents qui ont appris l'anglais signé et réussi à
faire entrer leurs enfants sourds dans l'écrit avaient choisi
à la place d'apprendre l'ASL.
L'idée que l'anglais signé est meilleur pour des parents
entendants parce qu'ils connaisent déjà l'anglais peut ne
pas être bien fondée. L'anglais signé n'est pas
l'anglais. Il n'existe pas de communauté qui parle qui utilise
l'anglais signé. L'anglais signé est maintenu
artificiellement par les institutions
éducatives/médicales et par des gens qui ne l'utilisent
pas comme première langue. Les enfants sourds sont constamment
fâchés avec l'anglais signé et essaient de le
"créoliser" à la moindre occasion. Beaucoup l'abandonnent
complètement dès qu'ils sont en contact avec une
communauté qui signe.
L'hypothèse selon laquelle l'anglais signé permettrait
aux parents d'utiliser la langue de la maison avec l'enfant sourd est
discutable. La langue de la maison est l'anglais parlé, une
langue à laquelle l'enfant sourd n'a pas totalement
accès. En fait, ce dont un enfant sourd a besoin ce n'est pas
d'une langue complètement accessible mais d'une langue
grâce à laquelle il pourra s'identifier à l'adulte.
On n'en sait pas beaucoup plus sur la communication à la maison
chez les parents entendants qui ont choisi d'apprendre l'ASL. Il est
probable que dans leur désir de communiquer avec leurs enfants
sourds sans maîtriser suffisamment l'ASL, ils retournent
spontanément à la syntaxe de leur langue maternelle.
Ainsi, pour les parents parlant anglais, la forme d'ASL avec laquelle
ils débutent pendant les premières années ne doit
pas être très différente de celle utilisée
par les parents entendants qui ont choisi d'apprendre l'anglais
signé. Les signeurs débutants en ASL s'appuient
habituellement sur les structures de l'anglais et les signeurs
débutants en anglais signé enlèvent inconsciemment
les signes morphémiques accessoires ou les mots fonction dans le
feu de la conversation. La différence entre les parents
entendants qui choisissent l'anglais signé et ceux qui
choisissent l'ASL peut ne pas être flagrante pendant les
premières années quand la langue utilisée avec
l'enfant est encore simple. Cependant, la différence peut
s'accentuer pendant les années suivantes. Les parents qui
choisissent d'apprendre l'ASL s'engagent dans l'apprentissage d'une
langue qu'ils utilisent de la même manière que les adultes
sourds dans la communauté desquels vont entrer leur enfant
sourd. Les enfants sourds deviendront par la suite des modèles
pour leurs parents qui passeront certainement le reste de leur vie
à essayer de maîtriser l'ASL comme une seconde langue.
En conclusion, les perspectives des écoles pour enfants sourds
devenant bilingues dans lesquelles la langue des apprentissages est
à la fois l'ASL et l'anglais écrit peuvent
dépendre du nombre de parents entendants informés sur
l'ASL. S'ils sont correctement informés ils peuvent être
enclins à l'apprendre et à l'utiliser comme une des
langues de la maison. De plus amples informations sur la manière
dont les parents sourds introduisent l'écrit à leurs
enfants par l'ASL et dont les parents entendants interagissent avec
leurs enfants sourds en ASL aideront à rendre plus
concrète et plus répandue l'idée d'introduire
l'ASL comme première langue chez les enfants sourds. Jusque
là, les écoles pourraient n'avoir pas beaucoup plus
d'instructions pour changer et commencer à employer une approche
bilingue dans l'éducation des enfants sourds. Une approche
idéale pour changer les écoles serait la création
d'une situation dans laquelle les enfants sourds arriveraient à
l'école en connaissant déjà l'ASL et les
premières étapes de la lecture, ceci résultant de
l'expérience précoce à la maison de la langue et
de l'écrit.
( traduction Léna Coïc, Denis Foucambert)