La revue de l'AFL
Les
Actes de Lecture n°57
mars 1997
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POUR UNE OBSERVATION DES CIRCUITS-COURTS.
Journal d'opinion... écrit de proximité...
circuit-court... réécriture... toute cette terminologie
caractérisant un ensemble de procédés et de
techniques nés et mis en oeuvre dans les classes-lecture et
destinés à faire découvrir à travers des
pratiques d'écriture toutes les fonctions de l'écrit n'en
cache pas moins une diversité de démarches.
Françoise Laurent et Alain Déchamps, instituteurs
permanents des classes-lecture des Alpes Maritimes
(présentatées p. de ce présent
numéro), dans le long texte ci-après, s'efforcent de
faire le point sur ce sujet et illustrent leur réflexion
d'exemples multiples tirés de leur propre expérience.
Quant à Robert Caron, il précise les conditions qu'exige
la réécriture bien souvent source de
polémique.
L'épine dorsale des stages de formation enfants/adultes que
sont les classes-lecture est le circuit-court quotidien. Son existence
" crée un dispositif de rencontre avec les fonctions de l'écrit,
puisque ce qui se donne à lire, est un regard sur l'expérience
immédiate. " (Un journal, pourquoi ? Jean Foucambert, A.L. n°29,
mars 90, p.32).
Durant les séjours, le circuit-court est à l'intersection
de toutes les réflexions. On ne parle que de lui. On lui consacre
beaucoup de temps et un maximum d'énergie. Il est l'objet de mille
attentions et de mille critiques. Personne ne s'y trompe et même
si on le rejette, on le lit. Tout part de lui pour y revenir le plus vite
possible. Il ouvre la porte vers d'autres possibles, vers d'autres points
de vue.
Son observation doit permettre de déterminer son rôle
comme outil de compréhension et de transformation de ce que l'on
vit et comme outil de "rencontre des fonctions de l'écrit" et de
ses spécificités.
Quatre aspects peuvent être dégagés :
- l'aspect idéologique et sociologique : quels sont les contenus
véhiculés ?
- l'aspect pédagogique : en quoi le journal est-il une aide
à l'appropriation de l'écrit par tout le monde ?
- l'aspect technique : en quoi permet-il une prise de conscience des
spécificités de l'écrit ?
- l'aspect culturel : mise en réseau.
Cependant, à la vue des circuits-courts (et non obligatoirement
brefs) que nous avons pu consulter et qui semblent être régis
par les mêmes principes théoriques, quelques remarques préliminaires
doivent être énoncées. Ces remarques découlent
des différences suivantes que nous avons pu noter à leur
lecture et à la rencontre avec leurs responsables.
A - Différences dans l'organisation matérielle de la
production des écrits :
A1 : les articles, commandés par un comité de rédaction,
sont à remettre à un moment donné ou à produire
dans un laps de temps déterminé ;
A2 : les articles sont choisis parmi ceux qui ont été
produits par les enfants sans commande préalable ;
A3 : tous les articles produits par les enfants, sans commande préalable,
sont publiés ;
D'autres modalités existent mais celles décrites ci-dessus
sont les plus courantes.
B - Différences dans les mesures de préparation et
d'accompagnement de l'écriture :
B1 : comité de rédaction enfants/adultes avant le passage
à l'écriture, moment où chaque article commandé
donne lieu à une discussion sur les éventuels contenus et
sur "qui fait quoi" ;
B2 : enfant écrivant seul ;
B3 : enfants écrivant en groupe ;
B4 : aide de l'adulte pour l'écriture ;
B5 : prises de notes par l'adulte ;
C - Différences dans les écrits produits :
C1 : les types d'écrits : textes d'opinions, d'information,
destinés à une formation, etc ;
C2 : la forme des écrits : essai, littéraire, scientifique,
etc ;
C3 : les rubriques proposées, leur mise en page, les mises en
réseau.
D - Différences dans le traitement de ces écrits :
D1 : la réécriture : articles réécrits
par les enfants avec ou sans consignes de réécriture ; réécriture
adultes (toilettage orthographique, remise en forme, développement
d'une idée, écriture d'une lecture) ;
D2 : l'écriture avec des enfants de cycle 1 ou 2 : comité
de rédaction adultes pour définir les différents types
d'écrits à produire à partir des prises de notes ;
commande du type d'articles (avec ou sans consignes précises) par
les enfants après les prises de notes.
E - Différences dans la lecture du journal :
E1 : un adulte anime la lecture et ne fait que donner la parole ;
E2 : un adulte anime la lecture et pose des questions sur le sens des
articles ;
E3 : un adulte anime la lecture et donne aussi sa lecture des articles.
Toutes ces différences qui ne peuvent être neutres et qui
relèvent d'un choix délibéré de la part des
adultes doivent faire l'objet d'une analyse complémentaire aux cinq
aspects évoqués plus haut.
L'étude d'un circuit-court ne peut donc pas se faire à
la simple lecture des journaux. Elle serait en effet erronée si
les "maîtres d'oeuvre" n'indiquaient pas leur mode de fonctionnement
(organisation matérielle, mesure de préparation et d'accompagnement
de l'écriture), mais aussi s'ils ne donnaient pas les objectifs
précis du choix des rubriques, des formes des écrits, de
la réécriture, en vue d'une observation particulière,
visant à rechercher si le circuit-court et son fonctionnement se
donnent les moyens de ces objectifs.
Il existe cependant deux points dont l'observation est assurément
plus complexe puisqu'elle doit se faire en partie lors de la lecture collective
et individuelle : le "pour qui on écrit" et "la lecture du
journal".
En effet, si l'on reprend le schéma du "lecteur modèle"
d'Umberto Eco, pour qu'il y ait "actualisation par le destinataire", lors
de la lecture de ce circuit-court particulier qu'est celui d'un stage (classes-lecture
par exemple), cet écrit, extrait cohérent du monde, devrait
contenir en lui-même le "pour qui il a été élaboré"
à travers ce que "l'écriveur" sait de son Lecteur et de ce
qu'il sait, qu'Il sait. Ce Lecteur, est-il besoin de le préciser,
est un enfant ou un adulte particulier, un enfant ou un adulte générique
du groupe ou tout autre lecteur potentiel hors du groupe. L'observable
pour ce premier point doit rester sur le "pour qui on écrit", s'il
est implicite ou explicite ; si le texte porte une cohérence interne
lui permettant d'être, sinon universel, tout au moins lisible par
les différents partenaires du stage (de l'institution scolaire pour
les séjours classes-lecture) ou si cette cohérence n'appartient
qu'au groupe. Cette observation de la cohérence doit se faire sur
le texte lui-même (sur le texte clos sur le papier ainsi que lors
de sa genèse) et lors de sa lecture.
Pour le deuxième point, au cours de ce moment essentiel qu'est
la lecture du circuit-court, l'animateur est là pour apporter, non
seulement sa lecture des articles, sa mise en réseau, mais aussi
les connaissances "encyclopédiques, lexicales, relationnelles" nécessaires
pour que tout enfant du groupe puisse aborder sa lecture. Toute lecture
individuelle puis collective dépend aussi de ce moment d'échanges
oraux sur et à partir des écrits produits.
Une dernière précision : les nombreux extraits du quotidien
des classes-lecture des Alpes-Maritimes que nous allons vous proposer ne
sont là que pour expliciter une démarche d'observation des
circuits-courts ; nous ne faisons pas une analyse complète de ce
circuit-court qu'est Tapage.
Tapage ou "le quotidien des enfants et des adultes du séjour
classe-lecture de ........" :
Lors d'un nouveau séjour classe-lecture, un dossier de présentation
du stage et un numéro 0 sont discutés. Sont ensuite définis
avec les enfants et les adultes les buts du projet Tapage :
- le «pour qui on écrit" : les enfants et les adultes
du stage ;»- le pourquoi : écrire des textes sur ce que l'on
vit, ce que l'on fait, textes qui seront lus par les autres, qui doivent
les amener à discuter et à peut-être, changer des "choses";
réfléchir à "qu'est-ce qu'écrire" ; améliorer
son écriture ; etc.
- la répartition des tâches : qui prend des notes ? qui
écrit ? qui réécrit ? qui choisit des extraits ? qui
met en page ? qui corrige ?
Le fonctionnement de Tapage est dans son esprit le même que ce
soit en cycle 1, 2, 3 ou en collège. Nous indiquerons cependant
les spécificités pour chaque cycle.
A : l'organisation matérielle :
- les articles sont commandés par un comité de rédaction
adultes en fonction de ce qui se passe dans le groupe et de son évolution
; toutefois, si, au cours de la lecture de Tapage, une question émerge
qui mérite un traitement par l'écrit pour avancer dans la
réflexion, elle prend la place de ce qui avait été
prévu.
B : Les mesures de préparation et d'accompagnement :
1 - Tapage est pris en charge par un groupe d'enfants et d'adultes
; les différents thèmes proposés sont discutés
rapidement par le groupe puis chacun s'inscrit dans une rubrique ;
2 - en cycle 1 et 2, des groupes de 3 ou 4 enfants prennent en charge
chaque rubrique ; les enfants sont avertis que les différents adultes
les aideront dans leur réflexion et prendront des notes à
partir de ce qu'ils disent (pas de "dictée à l'adulte") ;
ces notes serviront aux enfants pour essayer de définir quel type
d'écrit ils souhaitent voir dans Tapage le lendemain matin.
Exemple : si les enfants souhaitent qu'un adulte écrive une
histoire, ils devront essayer de réfléchir à :
- comment peut-elle commencer ?
- comment va-t-elle se terminer ?
- quels personnages peut-il y avoir ? quels peuvent être leurs
caractères ?
- quels mots importants doit-il absolument y avoir ?
A chaque proposition, l'adulte renvoie les enfants aux notes prises
afin qu'ils vérifient la cohérence de la commande avec ce
qui a été dit ou qu'ils apportent des modifications dans
ce qu'ils avaient dit ;
3 - en cycle 3 et au collège, l'écriture est individuelle
avec l'aide d'un adulte. Celui-ci relance, propose une première
réécriture par l'enfant lui-même à partir d'une
contrainte donnée. Des outils comme certains exercices d'ELMO International
(closure, remise en ordre) à partir du premier jet de l'enfant permettent
aussi de l'aider dans une réécriture-cohérence du
texte.
C - Les écrits produits et leur traitement :
1 - les écrits produits :
Des textes d'opinions ; les articles produits ont une forme littéraire
ou scientifique mais principalement la forme d'essai.
2 - leurs traitements :
- en cycle 1 et 2, les adultes essaient de répondre aux commandes
des enfants si celles-ci sont possibles. Ils produisent aussi le titre
(s'il n'a pas été proposé) et le chapeau de l'article.
En cycle 2 seulement, les enfants vérifient le lendemain si
l'adulte a respecté la commande dans tous ces éléments.
Pour chaque point, ils essaient de comprendre pourquoi et comment l'adulte
a ou n'a pas respecté la commande. En cycle 3, les textes sont réécrits
par les adultes avec ou sans consigne de réécriture ; les
différentes réécritures (toilettage, mise en forme,
développement d'une idée, écriture d'une lecture)
dépendent des adultes qui sont eux aussi en formation et arrivent
difficilement à la forme de "réécriture écriture
d'une lecture". L'adulte produit aussi le titre (s'il n'a pas été
proposé par l'enfant) et le chapeau.
Les enfants dont les textes ont été réécrits
comparent le lendemain leur premier jet et le texte de l'adulte. Qu'a lu
l'adulte dans mon texte pour écrire cela ? Pourquoi a-t-il développé
cette idée-là ? Pourquoi a-t-il donné cette forme
à son texte ? etc. Des outils d'analyse comme, par exemple, la comparaison
des dictionnaires des textes enfants/adultes sont aussi proposés.
Les enfants doivent ensuite réécrire un des textes publiés
dans le Tapage à partir d'une caractéristique dégagée
lors de la comparaison état 1 ou 2 et réécriture de
l'adulte ou en se soumettant à une contrainte d'écriture
: ces nouveaux points de vue sont publiés dans un Tapage spécial
réécriture.
3 - les différentes rubriques :
- la rubrique Chronique où l'on observe et réfléchit
à ce qui se passe dans un groupe qui vit ;
- la rubrique Pourquoi/Comment où l'on réfléchit
aux apprentissages et à ce que font les adultes dans l'école
pour les enfants... comment ils interviennent dans ces apprentissages ;
- la rubrique Livres où l'on parle des livres qui ont été
présentés la veille. On y compare les différents points
de vue d'auteurs, les différentes écritures et on y essaie
de comprendre pourquoi les livres résonnent différemment
en chacun d'entre nous .
- la rubrique Regard sur le monde où l'on donne son point de
vue sur le monde dans lequel on vit et sur la manière dont les événements
sont traités par les journalistes des quotidiens.
- en cycle 3, un éditorial est signé dans un premier
temps par les adultes-formateurs puis par les adultes-stagiaires.
- certains écrits, surtout en cycle 3, donnent lieu à
des réactions sur l'écriture de certains articles.
Chaque article propose un titre, un chapeau et est mis en réseau
soit : par un extrait de la littérature jeunesse ou un extrait d'un
article du même numéro ou d'un autre numéro, etc.
4 - D'autres productions internes au groupe :
- Tap'Boîte accompagne quelquefois Tapage. Il comporte
des écrit produits par les enfants quand ils veulent, où
ils veulent, sur ce qu'ils veulent. Il est destiné au groupe classe-lecture.
Si, au départ, les enfants aiment voir leur signature, ou ce qu'a
dit le ou la camarade, ils se lassent rapidement de ces "non-textes" et
ceci que l'adulte s'y intéresse ou non. Ils se rendent bien compte,
surtout puisque cet écrit n'est pas le seul dont ils disposent,
que la plus grande partie de ce qui est écrit dans Tap'Boîte,
s'est déjà dit dans la cour ou ailleurs mais en situation
de communication orale. Ce Tapage donne souvent lieu à d'intéressantes
discussions en cycle 3 sur ce que peut être un texte.
- Drôles d'histoires : les textes produits peuvent être
comparés aux textes libres. Leur parution est liée à
leur production. Le résultat final est réalisé avec
les mêmes contraintes et les mêmes soins que les autres productions.
Il est remis à l'enfant-producteur dix exemplaires dont il dispose
comme bon lui semble. Si ces écrits circulent en classe-lecture,
ce n'est pas pour aider l'enfant à grandir en évacuant par
écrits ses joies et ses peines, mais pour qu'il prenne conscience
que l'on écrit toujours pour quelque(s) un(s), qu'il se rende compte,
là-aussi, qu'un texte est soumis à des contraintes incontournables
s'il veut être lu. Le mot "libre" n'est donc pas dans notre cas associé
au mot "texte".
- Tapage spécial réécriture : il en a déjà
été question plus haut. Précisons ici que la contrainte,
soit issue de la comparaison état 1 ou 2 et réécriture
adulte, soit imposée par un jeu d'écriture associé
au texte/adulte à réécrire permet de débloquer
"la plume" mais aussi de réfléchir autrement. La consigne
oblige à une structuration de la pensée, plus fine plus poussée
: cette contrainte d'écriture est comme un obstacle à franchir
et il faut trouver la technique pour le sauter ou le contourner.
- Tapage adultes : quotidien lui aussi, il s'adresse aux adultes (en
particulier les parents) qui ne participent pas à la classe-lecture.
Il comporte des articles sur ce qui est fait en classe-lecture,
sur la nature et les enjeux de la lecture et des conseils pour aider les
enfants.
D - Lecture de Tapage :
Une de ses principales caractéristiques est que les destinataires
absents lors de l'écriture des articles sont à présent
confrontés aux auteurs.
Il est lu tous les jours, dès l'arrivée en classe et
pendant une durée qui varie de 20 à 30 minutes pour les plus
jeunes à une heure en collège. Un moment de lecture individuelle
est imposée à tous, enfants comme adultes (des enfants voyant
certains adultes procédant à une lecture avec stylo ou surligneur
procèdent de même au bout de quelques jours). L'adulte, meneur
de la discussion, a la possibilité de donner son avis sur ce qu'il
a lu en s'appuyant sur des parties de textes qu'il vient de lire, de lire
à haute voix un texte dans sa totalité (un texte sur deux
textes produits en cycle 2) ; de laisser les réactions naître
; de donner quelques éléments de connaissances encyclopédiques,
lexicales ou relationnelles qu'ils jugent nécessaires, etc. Il donne
aussi la parole car que l'on soit enfant ou adulte, on la demande et on
ne la prend que lorsque on y a été invité. Celle-ci
est distribuée dans l'ordre des demandes d'intervention : l'enfant
n'est pas favorisé sous prétexte que sa parole est sacrée
et qu'il faut le laisser s'exprimer en premier, l'adulte ne l'est pas non
plus. Les premiers jours des stages classes-lecture, ce sont les adultes
formateurs qui animent la lecture de Tapage puis ce sont les adultes-stagiaires
qui se lancent dans cette aventure à tour de rôle.
L'ASPECT IDEOLOGIQUE-SOCIOLOGIQUE.
Cet aspect va être observable dans les articles qui abordent des
préoccupations quotidiennes de vie, de relations, de statut dans
et hors du groupe. Comment l'écrit permet-il de théoriser
ces préoccupations ? Comment, en partant du conjoncturel, en arrive-t-on
au structurel ?
Même si la ligne éditoriale n'est pas clairement énoncée,
il va de soi qu'elle transperce au travers des thèmes proposés
à la réflexion par les adultes. Au cours d'un séjour
dans l'école d'un petit village dans lequel tout le monde se connaît
ou croit se connaître, les préoccupations suivantes inhérentes
au groupe ont fait l'objet de différentes chroniques : certains
adultes du groupe n'hésitent pas à dire aux enfants qui font
des bêtises qu'ils sont petits ; des adultes et des enfants appellent
les autres par des surnoms ; les garçons ne veulent pas que les
filles jouent au foot avec eux ; dans l'école, il y a des soeurs
et des frères qui ne se supportent pas ; ce sont toujours les mêmes
qui décident, etc. Au fil des chroniques, nous voyons apparaître
une certaine conception de l'enfance.
Cette ligne apparaît encore plus dans les textes écrits
par les adultes (éditorial, réactions).
- éditorial dans une école où les enfants tziganes
"gênent": " ...ces différences nous surprennent, quelquefois
nous font peur, ou même mieux nous dérangent parce que l'autre
ne vit pas comme nous. On l'accuse facilement de tous les maux (mots) de
la terre. Il est tellement plus confortable de dire : - réaction
à un texte d'enfant qui avait écrit " Il y a des hommes importants
comme César et son pouce. " : " La discussion a été
vive entre les adultes hier après-midi : quel est ce César
qui semble être un homme important pour Julien ? Intention volontaire
pour nous permettre de croiser le fer : quel homme est le plus important
? un sculpteur, un empereur ou un footballeur : la réponse n'est
pas innocente... ".
Certains types de réécritures vont elles aussi marquer
la ligne éditoriale. Une réécriture d'un texte d'enfant
sur la place des femmes et des hommes dans le travail se termine ainsi
: " C'est peut-être simple : c'est l'envie qui nous guide quand on
a envie de faire quelque chose. Le plus difficile, c'est de s'en donner
les moyens : en essayant, en n'ayant pas peur de dire ce dont on a envie,
en se décourageant pas, en évaluant ses possibilités.
" Il est évident que les problèmes sociaux-économiques
avaient été occultés et que ce type de raisonnement
marque idéologiquement la personne qui les écrit/réécrit...
mais il y a toujours la lecture du circuit-court et la confrontation auteur-réécriveur-lecteur.
Si les points de vue défendus apparaissent clairement dans des
textes écrits sous forme d'"essai", ils surgissent aussi
derrière la soi-disant banalité de certaines réécriture
s'apparentant à des écrits de fiction : " Il était
une fois un bûcheron qui vivait dans un bois. Il avait sept filles.
Sa femme attendait un huitième enfant. Il dit à sa femme
: "Je te préviens, si c'est encore une fille, je la perdrai dans
la forêt et le loup la mangera." Malheureusement ce fut une fille.
Alors, la mère l'habilla en garçon. Et son père lui
apprit le métier des bois. Il coupait et portait des bûches,
jouait aux billes, participait à des combats de boxe et gagnait
toutes les courses. Mais en cachette, il adorait jouer à la poupée
et sauter à la corde. "Quand tout cela finira-t-il ?" se demandait
le petit garçon qui était une petite fille." Il en est de
même pour certaines réécritures-mise en forme : texte
poétique, texte à caractère scientifique, etc.
Cette ligne apparaît aussi au travers l'écriture elle-même,
tant il est vrai que " la phraséologie constitue un message connotant
destiné à transmettre une certaine vision du monde. " (Barthes).
Un travail à partir d'Analyse de textes permettrait d'en tirer les
grandes lignes, entre autres les mots référentiels, les tournures
de phrases, les types de textes et leur influence au fur et à mesure
du séjour sur l'écriture de l'"état 1" des enfants
par rapport à leur contenu et sur les réécritures
adultes.
Une telle analyse de l'aspect sociologique et idéologique d'un
circuit-court sur une période donnée ne peut être complète
que si on a connaissance du moment de sa lecture et que si on peut observer
comment l'écrit et sa lecture influencent des changements et les
permettent réellement dans le groupe et chez les individus enfants/adultes
qui vivent cette écriture.
L'ASPECT PEDAGOGIQUE
Le journal permet des confrontations de points de vue, des réflexions
et des échanges sur des questions d'ordre pédagogique. La
compréhension, par les adultes et les enfants, de ce qui est en
jeu dans les activités de lecture et d'écriture doit apparaître
peu à peu. Par exemple, la simple question : A quoi sert-il de lire
et d'écrire ? posée en début de séjour, apporte
des réflexions différentes, si elle est posée à
la fin. " Les adultes nous disent tout le temps : Lis, écris, apprends,
etc... Et on voit qu'ils sont contents quand on essaie de le faire. Mais
nous aident-ils vraiment à comprendre à quoi cela sert de
lire, d'écrire, d'apprendre, etc ? comment on apprend ? pourquoi
nous font-ils faire tel ou tel travail ? Sans cela, pourquoi voulez-vous
que j'apprenne ? "
L'évolution de la démarche globale du groupe est importante
: le chemin parcouru entre le premier et le dernier numéros doit
permettre de la débusquer. Voici en exemple les titres d'articles
de la rubrique Pourquoi/Comment lors d'un séjour classe-lecture
: Le rallye, un jeu pour apprendre ; Lire, envie ou besoin ; A quoi sert
ce qu'on fait sur ELMO ? Le groupe livret : que font-ils ? qu'apprennent-ils
? Comment apprenons-nous ? Exposition de livres : pourquoi ? Un rallye
BCD pour les petits. Il est évident qu'au-delà des titres
qui sont en soi un bon indicateur, il faudra aller voir de plus près,
du côté des textes proprement dits.
En parallèle, une démarche analogue peut se concevoir
d'une manière plus individuelle. En se lançant dans l'aventure
du circuit-court, chaque adulte a des objectifs pédagogiques qui
transparaissent inévitablement dans les articles de Tapage adultes.
Il s'agit de voir comment les différentes conceptions peuvent se
côtoyer au-delà du lire et de l'écrire : " Je débarque
de ma planète-maison. Je n'ai ni outils pédagogiques, ni
formation d'enseignante, ni expérience. Que va-t-il arriver ? Oui,
j'ai le trac. Je ne connais personne. Et surtout je ne parle pas la langue
du pays classe-lecture. Pourtant ma petite voix intérieure me souffle
: Pas de panique Catherine, utilise tes atouts ! Tes oreilles ravies de
pirater tout ce qui se dit, tes yeux avides de lire tous les documents,
tes mains impatientes d'écrire pour Tapage, une équipe d'adultes-autochtones
accueillante. Comme c'est bon de sentir mes neurones se dégripper
! Je réalise l'importance de l'expérience dont je suis témoin
mais aussi parti-prenante. Oui, je vais bien, merci ! "
Mais un des objectifs du journal étant aussi de donner à
l'enfant une attitude de réflexion, on doit chercher comment ces
quelques pages peuvent le faire entrer dans la production écrite.
L'ASPECT TECHNIQUE
Le circuit-court, au cours d'un stage intensif, doit permettre à
chaque participant de réinvestir le plus vite possible ce qu'il
a appris des spécificités et des fonctions de l'écrit.
Au fur et à mesure des écrits d'un stagiaire», il s'agit
de voir comment s'opèrent les changements dans l'écriture
elle-même : dans les traces linguistiques propres à l'écrit,
dans l'utilisation de différentes typologies afin d'appuyer le "fond",
dans le fait que l'on peut dire d'un écrit qu'il fonctionne comme
un texte (structure, cohérence, etc.).
Si la réécriture est l'un des moyens que nous utilisons
durant les séjours classes-lecture, il va sans dire que son utilisation
pose certains problèmes : les adultes qui sont supposés réécrire
sont eux-mêmes en formation et ils éprouvent eux-mêmes
des difficultés tant au niveau de la compréhension du pourquoi
de cette réécriture que du comment. Ils se contentent souvent
dans un premier temps d'un toilettage (même si les enfants n'ont
produit que de l'oral transcrit) puis dans un deuxième d'une mise
en forme. Ils n'osent pas écrire (écrire, c'est prendre un
risque), ni réécrire. C'est pourquoi l'observation des progrès
doit porter à la fois sur les Etats 1 (éventuellement sur
les Etats 2) des enfants, sur les réécritures adultes et
sur les réécritures enfants grâce à des outils
comme les modules Analyse de textes et Genèse du texte.
Nous ne donnerons que quelques exemples, issus d'un même séjour,
de ce que nous proposons aux enfants et aux adultes et ceci sans l'utilisation
des outils nommés ci-dessus (les classes-lecture des Alpes-Maritimes
ont été dotées uniquement de Macintosh... ! ?).
Comme nous l'avons déjà écrit plus haut, en cycle
3 les enfants comparent leurs textes avec les textes réécrits.
Certaines pistes "senties ou découvertes" par les enfants lors de
cette comparaison sont alors suivies et tentées d'être nommées.
Elles servent alors de nouvelles voies d'écriture/réécriture
à partir des textes parus dans Tapage.
Premier exemple : une piste, parmi d'autres, d'aide à la réécriture.
Dans un premier temps, suite au Tapage n°1 écrit par les adultes/formateurs,
et ceci afin de dépasser au plus vite une réalité
au cours de laquelle les enfants subissent leur statut " Mon texte n'était
pas bien. Les adultes écrivent mieux, etc. " nous leur proposons
de réécrire un article de ce numéro à partir
de trois mots du même article.
Texte du numéro 1 de Tapage, rubrique Regards sur le monde :
"... La "chronique" est là pour nous aider à réfléchir
à ce que nous vivons avec ceux qui nous entourent... Mais, il se
passe beaucoup de choses dans le monde, sans intérêt ou qui
révoltent ; elles sont là, côte à côte,
dans les journaux faits par des adultes, pour des adultes.
Et c'est ainsi qu'un grand événement sportif cachera
ces enfants qui meurent de faim un peu partout dans le monde... "
Différentes réécritures des enfants :
1 - Il était une fois un enfant qui avait faim. Sa mère
et son père n'avaient pas assez d'argent. Un jour, le petit garçon
trouva un journal, le Tapage. Il avait tellement faim qu'il
le mangea. Alors, sa mère le punit parce qu'il avait mangé
le Tapage.
2 - Il était une fois un enfant qui avait faim.
Il travaillait dur pour avoir un peu d'argent pour manger. Un jour, il
vit quelqu'un qui regardait le journal télévisé.
Il ne savait pas ce que c'était et cela l'intéressa beaucoup.
On y parlait des choses qui se passent dans les autre pays, dans le monde.
Il décida alors qu'il serait journaliste. Quand il fut grand, il
devint journaliste, riche et heureux.
3 - Il était une fois des enfants qui faisaient la classe-lecture.
Une petite fille tomba amoureuse d'un moniteur. Elle était pauvre.
Elle vivait dans une cabane parce que ses parents étaient morts
de faim. Personne à l'école n'avait remarqué
sa pauvreté parce qu'elle se lavait dans une rivière. Elle
n'avait personne à qui parler. Elle avait faim. Elles faisaient
de beaux articles pour le journal. Un jour, le moniteur la vit dehors,
seule. Il lui demanda :
- Veux-tu que je t'héberge chez moi ?
- Oui, je voudrais bien. Merci.
4 - Autrefois, il y avait des enfants qui vivaient dans la rue
et qui n'avaient pas de parents. Ils mouraient de faim. Un jour,
le facteur leur donna un journal. Dans ce journal, il y a avait
une petite annonce de parents qui voulaient adopter trois enfants. Alors,
les trois enfants se sont dit : "Quelle bonne occasion de se faire des
parents. Allons voir la tête de nos nouveaux parents !" Une fois
arrivés à l'adresse indiquée sur la petite annonce,
ils trouvèrent les parents superbes et les parents trouvèrent
les enfants aussi superbes. C'est ainsi qu'ils formèrent une bonne
famille, bien réunie avec les trois enfants.
5 - Une enfant avait pour habitude de lire le journal avec
ses parents, son nom était Julie. Un an plus tard, les parents devenus
pauvres décidèrent d'abandonner leur fille. Le père
et l'enfant partirent dans les bois. Il revint seul après avoir
laissé Julie endormie. Quand elle se réveilla, elle était
seule. Après quelques jours de solitude, elle mourut de faim.
La triste nouvelle parut dans les journaux et les deux parents de Julie
se mirent à pleurer à la lecture des articles.
Deuxième exemple : l'écriture de la comparaison de
son texte et du texte/adulte par Patricia (CM1)
Pour la rubrique Livres, Patricia a écrit à propos de
Les secrets véritables de Marie-Aude Murail, l'un des livres présentés
la veille. Son texte réécrit est paru accompagné d'un
extrait du livre. Sa comparaison a pris en compte la réécriture
(qu'elle nomme premier texte) et l'extrait. " Moi, dans mon texte presque
rien a changé car dans le premier texte (le texte réécrit)
il y a assez de choses qui ont changé mais tout est repris dans
l'extrait parce que dans le premier texte, Marie-Ange a réécrit
avec des autres mots que moi j'ai fait car les mots que j'ai compris, moi,
elle les a compris d'une autre manière parce que Marie-Ange comprend
les mots adultes d'une autre idée et moi, j'ai écrit le texte
avec des autres mots enfants, avec d'autres idées, mais moi, avec
ces idées enfants. Je les ai compris mais pas Marie-Ange car c'est
une adulte, elle a écrit le texte plus sur les adultes et moi, plus
sur les enfants ".
Ce texte a provoqué une comparaison des dictionnaires du
texte de l'enfant et de celui de Marie-Ange. Les questions que nous nous
sommes posées ont été alors : y a-t-il un rapport
entre mots/enfants-idées/enfants-mots/adultes-idées/adultes
?
Troisième et quatrième exemples : quand la comparaison
donne des pistes de réécriture.
a - à partir d'une idée présente dans le texte
de l'enfant " J'adore parler, me mêler de la conversation des autres
", l'adulte a donné sa lecture de cette phrase en "gonflant le texte".
" C'est comme ça. Je ne peux pas me retenir. Il faut que je parle.
Que je mette mon grain de sel... Une vraie pipelette. Alors, vous pensez,
en classe, si je souffre. " L'idée développée par
l'adulte ayant été discutée lors de la lecture de
Tapage, la comparaison des deux textes a permis de mettre en évidence
ce procédé d'écriture qui peut aller jusqu'à
la caricature. Les enfants s'en sont emparé pour réécrire
une partie d'un texte sur la moquerie :
Réécriture 1 : Il se moque de moi ; moi, une petite âme
si sensible. Il se moque de moi en disant à ces amis que j'ai peur
dans le noir ; lui et ses copains le crient dans la cour. Alors, comme
toute la classe le sait, je suis obligé de me cacher.
Réécriture 2 : En se moquant de moi, il a les joues gonflées,
des yeux rouges, la fermeture éclair ouverte. Il dirait n'importe
quoi pour m'accuser.
b - La chronique a été réécrite par l'adulte
qui a mis en scène deux personnes défendant chacune leur
position. Ce procédé a permis de voir comment il était
possible d'anticiper sur les réactions de ses futurs lecteurs. Le
texte réécrit alors était celui de Regards sur le
monde abordant le foot. Pas besoin de connaître les enfants pour
savoir qui pratique ce sport.
Réécriture 1 : "... Eh ! Julien ! Demain, j'ai un concours
de foot. Tu veux venir ?
- Ah ! Le foot, je n'aime pas ça ! T'es-tu déjà
demandé à quoi ça servait de courir après un
ballon ?
- Non. Pourquoi ? C'est important ça.
- Ben... Je crois que tu devrais le savoir si tu y joues.
- Tu as peut-être raison..."
Réécriture 2 : "... A quoi ça sert de courir après
un ballon?
- A s'amuser !
- Mais à quoi ça sert de marquer des buts ? demande Ludovic.
- Ça sert à être fier. "
Ces quatre exemples ne sont là que pour montrer combien la pratique
de la réécriture/adultes (rappelons qu'elle n'existe qu'en
cycle 3 ; en cycle 2, nous écrivons des textes à partir de
prises de notes !) est un outil dont nous ne sommes pas près de
nous séparer. Toutefois, elle ne peut être séparée
d'une pédagogie coopérative, démocratique dans laquelle
chacun a réfléchi aux "pourquoi et comment" des activités
pratiquées. Si dans cette comparaison, les enfants en début
de classe-lecture acceptent les premières réécritures
comme une nouvelle fatalité liée à leur statut, ils
élèvent très vite la voix par provocation dans un
second temps puis investissent leur mécontentement dans la compréhension
des différentes réécritures pour avancer. N'oublions
pas qu'ils réécrivent eux-aussi des textes d'adultes.
L'apport technique concerne aussi le travail au niveau de la lecture.
Durant les séjours en cycle 2, certains textes de Tapage sont écrits
en reprenant quelques caractéristiques d'un texte qui est étudié
pendant le séjour : mêmes personnages ou même structure
ou même ambiance ou etc.
Exemple : texte étudié, celui de l'album de Jon Blake
Pourquoi mes pieds sont-ils si grands ? (Nathan). Plusieurs écritures
d'articles d'enfants ont été mis en réseau avec le
texte de la quatrième de couverture ou différents passages
de l'album :
Texte de la quatrième de couverture de l'album : " Qui suis-je
? Que dois-je manger ? Pourquoi mes pieds sont-ils si grands ? Jeannot
la Lune ignore les réponses à ces questions essentielles
! Mais tout s'éclaircit le jour où Miss Croc lui rend une
petite visite... Enfin, presque tout ! "
Texte proposé à la lecture dans Tapage par un adulte
suite à des prises de notes à propos d'un article sur Nice-matin
: " Qui suis-je ? Un cerf de la famille des cervidés ? Que dois-je
manger ? De l'herbe, des arbustes, des jeunes pousses d'arbre, des branches
quand j'arrive à les atteindre. Je suis herbivore. Je mange tout
ce qui appartient au règne végétal. Enfin presque
tout ! "
Extrait de l'album étudié : " Jeannot la Lune ne savait
pas qui il était. - Suis-je un singe, un koala ou un porc-épic
? Jeannot la Lune ne savait pas où habiter . - Dans une grotte,
dans un nid ou une toile d'araignée ? "
Texte proposé dans Tapage par un adulte suite à des prises
de notes sur un bilan du séjour classe-lecture : " Louis le soleil
ne savait pas quoi faire. - Des maths, du français ou de la lecture
? Mais, il pouvait lire ce qu'il voulait dans Tapage. Louis le soleil ne
savait pas quoi lire ? - Des syllabes, des traits ou des mots. Avec Gaffi,
on travaillait sur les syllabes. Avec Jeannot la Lune, même plus
besoin des syllabes pour comprendre ce qui est écrit. Louis le Soleil
ne savait plus avec qui travailler. - Ses copains, les grands ou le maître.
De toute façon, il pensait que c'était beaucoup mieux avec
les grands qu'avec la maîtresse. "
Les extraits tirés des différents albums étudiés
sont évidemment mis à chaque fois dans Tapage.
LES RESEAUX DE LECTURE
Ecrire, c'est aussi puiser dans ce qu'on a déjà lu, faire
se répondre en écho différents textes. Le circuit-court
permet cette richesse : son observation nécessite alors celle des
réseaux dans chaque numéro, dans chaque série, dans
chaque écriture individuelle et dans les textes d'auteurs qui sont
présents.
La lecture d'un numéro.
Chaque numéro du journal a sa propre histoire que le lecteur
va découvrir ou créer au fur et à mesure de sa lecture.
La veille de ce jour-là, nous avions décidé de
proposer plusieurs thèmes de réflexions correspondant aux
différentes rubriques : pour la une, nous demanderons aux enfants
de réfléchir aux bagarres (l'après-midi en avait été
fécond) ; dans la rubrique Apprentissage, nous nous questionnerons
sur l'utilité d'aller à l'école ; la rubrique Livres
ouvrirait ses colonnes, une fois n'est pas coutume (quoique !) aux livres
que l'on n'aime pas. La rubrique Regards sur le monde irait voir du côté
de la vision du monde de Nice-Matin. Quand aux réactions, il faudrait
attendre... les écrits et les réécritures des adultes.
Mais la lecture du journal, ce matin-là, en a décidé
autrement ; stupeur chez les enfants et les parents présents : le
maître n'avait plus sa blouse. Alors, à l'aide d'un outil
que nous savons efficace, nous avons demandé aux enfants d'écrire
sur la blouse du maître à la place des bagarres pour le Tapage
du lendemain. Et chacun de s'en aller faire un bout de chemin sur le papier
ou le clavier.
Le lendemain, la lecture a démarré par le mécontentement
des enfants de maternelle qui, ayant appris de leur maîtresse le
changement de chronique, avait eu le temps de réagir " ... alors,
nous avons organisé une grande bagarre dans notre classe pour pouvoir
en parler et puis, sans rien nous dire, vous ne parlez plus de bagarres
mais de la blouse du maître. Alors, on s'est fait des bleus pour
rien ? " Ces enfants de trois et cinq ans que nous avions oubliés
la veille revendiquaient le droit de ne pas être les "laissés
pour compte". Mais, bien vite, leurs "bleus" devinrent "blues", ce "blues"
qui avait remplacé "blouse" dans le premier texte d'un enfant de
cycle III en page 1 et qui démontait l'assurance du maître
sans blouse : " Le maître est blues, Sa blouse est son uniforme,
C'est un policier blues, Sans blouse, il est petit comme nous... ". Le
maître de l'école avait le "blues" mais pas le nouveau maire
de Nice qui était devenu avec l'écrit des enfants de cycle
II le Maître de Nice et qui abordait un large sourire en page 4.
Quant à " L'ancien..., il a voulu voir ailleurs si c'est mieux.
" Peut-être à L'Ecole des bébés, ce livre que
déteste Jérémy en page 3 parce que l'" histoire est
trop longue et qu'il ne sait pas assez bien lire. " Ce n'est peut-être
pas tout à fait une raison puisque, page 2, on nous explique qu'on
va à l'école " pour apprendre, avec le maître, la lecture...,
se faire des amis, la tolérance et aider les autres. " D'ailleurs,
il ne faudrait pas oublier d'aider le maître parce qu'en revenant
en page 1 "... quelle ne fut pas notre surprise, ce matin, en lisant le
journal, de voir le maître assis derrière un banc d'école.
Le maître est un élève maintenant. Tout comme nous,
il apprend, il travaille avec nous ! "
Cette lecture était la lecture de l'adulte-animateur ce matin-là
; tout était parti de ces bleus et il s'était attaché
à créer un réseau à partir de ce que les mots
lui évoquaient dans les différents articles. Un autre jour,
ma lecture aurait été différente. Peut-être
ce serait-il attaché à lancer directement les échanges
sur le statut des enfants de maternelle, celui du maître sans blouse,
celui du maire de Nice et celui de celui qui apprend (débat qui
a eu toutefois lieu). L'animation de la lecture du journal doit être
confiée à des adultes différents qui entraînent
les enfants dans et à des lectures multiples : comment les textes
se font-ils écho ? Par une idée ? Un mot ? Une ambiance ?
Un style ? Un auteur ? Quel entrelacement existe-t-il ou peut-on découvrir
?
La lecture de dix numéros.
De textes en textes (d'écritures en écritures), de journaux
en journaux (de lectures en lectures) se crée un réseau sociologique
et idéologique. Il est remarquable de voir comment chaque série
de circuits-courts tisse des fils propres aux différents individus
et aux différents lieux de chaque séjour. Même si on
retrouve certains thèmes communs, chaque série possède
ses particularités.
Située au milieu d'une cité HLM dans laquelle on a "parqué",
selon l'expression des enseignants, des familles d'émigrés
et de nombreux cas sociaux, l'école est fermée par d'immenses
portes métalliques, certains carreaux sont remplacés par
des planches en bois. Toutefois, la cour de l'école entourée
d'une clôture de 2,50m de haut reste ouverte et sert le soir de terrain
de jeux. Le premier jour, le rallye BCD donne l'ambiance :
" Quand on nous a dit que nous allions travailler ensemble, CE2 et
CM2, tu imagines bien que cela nous a tout de suite déplu. Le premier
jour, nous avons fait un rallye : tous comptes faits, cela n'a pas l'air
si mal la classe-lecture : on s'est un peu aidé, on a travaillé,
on s'est arraché les stylos, on s'est volé les livres, on
s'est mis des baffes. " La constatation que l'on ne dépasse pas
ici est reprise le lendemain. Ce n'est plus le statut de grands et de petits
qui est évoqué mais celui de filles et de garçons
: " Non, ce n'était pas le vent mais un geste délibéré
de deux garçons qui ont recommencé à plusieurs reprises.
Lorsqu'ils ne soulevaient pas notre jupe, ils l'abaissaient. Notre réponse
ne s'est pas fait attendre : nous leur avons réserver des baffes...
"
La seule solution à cette situation qui met en jeu l'intégrité
d'une fille " Il y a des choses qui ne se montrent pas. Nous avons honte.
", c'est la violence. Cette violence qui continue à suinter sous
les mots deux jours après : " Des parents apprennent des sports
de combat à leurs enfants pour qu'ils soient bien armés pour
se défendre dans la vie... Les êtres humains se tuent en faisant
la guerre. Et pourtant, ils peuvent parler. Pourquoi ne s'expliquent-ils
pas ? " Des questions émergent enfin. Le lendemain, c'est la solitude
qui transparaît : " Je voulais être copine avec quelqu'un qui
m'écoute et qui soit franche. Une copine aimable et intelligente
qui me manque lorsqu'elle ne serait pas avec moi. " Le ton commence à
changer. Même si on n'aborde pas encore franchement les problèmes
de cette "vie" dans la cité, on envisage des solutions. Individuelles
certes ! Le lendemain, les problèmes dans la famille apparaissent
: " Parler avec ses parents. Oui, mais comment lorsqu'ils répondent
qu'ils n'ont jamais le temps ou que l'on ne dit que des bêtises.
" Puis, on envisage de changer l'école et d'accéder à
une autre vie : " Coucher dans un hôtel quatre étoiles !!!
Habiter dans une villa. Continuer ses études. " Ce chemin de violence
mais aussi d'espoir qui a traversé les dix numéros a mené
les enfants à regarder autour d'eux. Et même si "l'hôtel
quatre étoiles" peut nous paraître bien pauvre (!) comme but,
le dernier numéro avec son article sur le rallye organisé
pour les petits nous font espérer que cet hôtel n'était
pas un but mais un simple arrêt : " Ce rallye va amuser les petits,
leur apprendre des choses, les aider en lecture. Chaque stand est tenu
par un CE2 et un CM2. On a appris à prendre des responsabilités,
à travailler avec un plus petit que nous. En fin de compte, le plus
difficile fut de trouver des idées pour les stands et pour s'organiser.
"
Tout au long du séjour, l'écrit des adultes, sous la
forme d'un édito, a essayé de montrer aux enfants comment
l'écrit permettait de prendre de la distance avec l'événement
afin d'aller plus loin dans la réflexion : de l'angoisse et de la
difficulté de travailler avec un autre, de la richesse à
travailler avec cet autre et de l'entraide qui a peu à peu a vu
le jour, à une réflexion sur l'individu dans la société
: " Et si cette relation entre enfants et adultes, relation d'échanges
et d'entraide qui semble s'instaurer progressivement entre certains (encore
faut-il pouvoir ou vouloir le faire !!) étaient les prémisses
d'un véritable changement d'attitude. Encore faut-il que la parole
de l'autre soit entendue. "
La lecture d'une écriture d'enfant.
Lire une écriture d'enfant, c'est le suivre dans son appropriation
progressive de l'écrit. Les différents niveaux de lecture
ne se situant pas ici dans l'amélioration de la qualité orthographique
du texte de l'enfant, mais dans sa volonté d'émettre un point
de vue, de l'argumenter, de le construire, de comprendre enfin qu'il écrit
pour "son lecteur modèle".
Nous vous proposons comme exemple un arrêt sur trois textes d'un
enfant, au-cours d'un séjour classes-lecture (le même que
pour les réécritures) :
Premier numéro de Tapage, rubrique Pourquoi/comment". Thème
de réflexion proposé : qu'est-ce qu'écrire ?
Hédi, un enfant de CE1 en fin d'année, essayant d'atteindre
la calligraphie parfaite, coinçant ces mots sur une ligne qu'il
avait soigneusement tracée sur sa fiche d'écriture de Tapage,
écrivait : " Ecrire, écrire bien, c'est ne pas faire de faute
d'orthographe. "
Troisième numéro de Tapage, rubrique Livres (les enfants
écrivent un jour sur deux ; l'autre jour est consacré à
la comparaison écriture/réécriture) : réflexion
à partir de la présentation de livres qui avait pour thème
"les héros dans la BD". Hédi se libère : finis règle,
crayon gris et gomme. Dans une écriture ronde et large, Hédi
nous écrit à perdre haleine, sans s'arrêter, jusqu'au-delà
de l'espace prévu : " Tintin et Milou prennent le bateau pour un
autre pays. Il oublie Milou sur la route, le bateau s'en va et Milou reste
sur la route. Le bateau le voilà parti en pleine mer et Milou aboie
et Milou aboie Tintin. Mais Tintin est parti pour l'Italie. Et Milou continue
à aboyer toujours sur la route. Et ici un camion qui roule sur la
route. Milou saute sur le trottoir.
Tintin se rappelle qu'il a oublié Milou sur la route. Alors
il doit aller le chercher. Un quart d'heure, il ne le trouve pas. Et Milou
marche toujours. Tout d'un coup, il entend aboyer Milou. Tintin court à
toute vitesse. Il entend aboyer Milou, il était prisonnier d'un
lion, plus d'un tigre, plus d'un crocodile énorme. Et Tintin arrive
à temps parce que sinon il serait mort et déchiqueté.
Il n'aurait que les os de Milou. Tintin est venu à temps. L'histoire
est finie Tintin. "
Dixième et dernier numéro de Tapage, rubrique Regards
sur le monde : petit à petit, l'écriture s'organise, le flot
des mots se canalise, la pensée se construit.
" C'est une image très grande d'un monsieur qui en bat un
autre. Il y a aussi deux histoires de coups. Ca fait beaucoup de violence
dans le journal. C'est pas bien. A la télévision aussi c'est
pareil. Dans ma tête je vois des choses vraies et des choses pas
vraies. J'ai vu quand j'étais avec ma tata dans un jardin des gens
se faire tuer. J'ai vu aussi des voleurs attaquer le magasin Sportland.
C'est pas bien, les enfants croient que c'est normal. Les enfants
veulent faire pareil. Ma tête tourne.»
La lecture des différents textes d'un enfant nous permet de
le suivre dans son appropriation d'un écrit qui permet "de donner
du sens aux choses, de dire le sens". Abandonnant cette représentation
scolaire de l'écrit qui est de transcrire correctement, en bon français
une pensée élaborée à l'oral, Hédi nous
emmène à le suivre dans son questionnement du monde à
l'aide d'un moyen dont il pensait connaître le chemin de son acquisition
: apprendre à "ne pas faire de fautes d'orthographe".
La lecture d'écritures d'adultes.
C'est en parcourant en tous sens non seulement la littérature
et en particulier la littérature enfantine mais aussi la chanson,
le dessin, la peinture que nous débusquons, sous les mots ou un
trait de crayon, soit une autre réalité, soit d'autres point
de vue. Nous faisons appel dans le journal à des extraits de fictions,
de documentaires, de chansons, de dessins, de peintures. Quelquefois, les
thèmes abordés précèdent les présentations
de livres du soir.
Cette autre réalité est à la fois si différente
et si proche de celle que nous vivons : différente par les milieux
décrits, le statut, les réactions des enfants et des adultes
qui y sont mis en scène mais proche par certaines situations qui
y sont exposées. C'est bien souvent un monde protégé
qui se montre, décalé par rapport à une réalité
qui heurte de plein fouet de nombreux apprentis lecteurs dans leur vie
quotidienne, qu'ils habitent l'Ariane ou Carros. Mais, c'est aussi une
autre vision qui montre des préoccupations similaires aux nôtres.
Des enfants ont écrit un texte sur le fait que certains
copient. Extrait proposé La guerre des boutons de Louis Pergaud
(Gallimard) :
- M'sieur, y'a La Crique qui lui souffle.
- Moi ! fit La Crique indigné, je n'ai pas dit un mot.
- En effet, je n'ai rien entendu, affirma le père Simon,
et je ne suis pas sourd.
- M'sieur, c'est avec ses doigts qu'il lui souffle, voulut expliquer
Bacaillé.
- Avec ses doigts ! reprit le maître, ahuri. Bacaillé,
scanda-t-il magistralement, je crois que vous commencez à m'échauffer
les oreilles. Vous accusez à tort et à travers tous vos camarades
quand personne ne vous demande rien. Je n'aime pas les dénonciateurs,
moi ! Il n'y a que quand je demande qui a fait une faute que le coupable
doit me répondre et se dénoncer.
- Ou pas, compléta à voix basse Lebrac.
D'autres ont écrit sur des problèmes de racisme. Extrait
proposé L'île aux quatre familles de Paul Jammes (Bordas)
:
Quatre familles vivaient dans une île. (...) Ils se sentaient
tous égaux, mais cependant se distinguaient par la couleur de leur
peau : Domi était blanc, Kamo était noir, Souli jaune, et
Nakou n'était pas rouge comme on pourrait peut-être le supposer,
mais brun, comme un pain un peu trop cuit.
Les vingt-quatre habitants de l'île n'avaient jamais songé
à se plaindre de la couleur de leur peau. Au contraire, chacun trouvait
que sa peau était la plus joliment colorée.
D'autres encore sur l'école. (François va à l'école
de Christine Nöstlinger (Ecole des loisirs)
"Assis ! Debout ! Cahiers ouverts ! Sortez les livres !" François
n'a pas l'habitude qu'on s'adresse à lui sur ce ton. Il trouverait
plus correct que le maître lui dise : "Asseyez-vous mes chers enfants...
Ce serait très gentil de votre part de bien vouloir vous lever.
"
Des grands s'amusent à faire peur à des petits : Le
mangeur de grenouille de O. L. Kirkegaard (Nathan)
- Tiens, tiens, qu'est-ce que c'est que cette petite crotte ?
De frayeur, j'ai fait un bond de trois mètres en l'air. Et
puis, tout en dansant d'un pied sur l'autre, j'imaginais comment
m'en tirer.
Si jamais il m'attrape, j'ai pensé, il m'arrachera tous les
cheveux. Et peut-être qu'il m'arrachera aussi les oreilles et me
cassera toutes les dents.
C'est à tout ça que je pensais en continuant à
sautiller comme un kangourou. En même temps je pouvais entendre Orla
ricaner derrière moi et c'était déjà presque
comme s'il avait commencé à m'arracher une oreille. De peur,
j'ai failli mouiller mon pantalon.
Quelquefois, c'est un mot, plusieurs mots ou une écriture qui
appelle un autre texte :
" Alors, on s'est dit qu'il serait peut-être bon que vous
les "grands" aidiez les "petits" à rentrer dans ce monde qui doit
leur paraître mystérieux, magique, qu'est celui de l'écrit.
Pour cela, vous aurez : - à trouver une histoire susceptible d'intéresser
les enfants de maternelle en faisant appel à vos souvenirs qui sont
moins éloignés que les nôtres, adultes. - essayer de
voir si.... " Extrait de Les Mots de Sartre : " Elle leva les yeux de son
ouvrage : "Que veux-tu que je lise, mon chéri ? Les Fées
?" Je demandais, incrédule : Les Fées, c'est là-dedans
? "
Chaque extrait est accompagné de la photocopie de la première
de couverture du livre dont il provient. Nous indiquons aussi le nom de
la personne qui l'a choisi.
Un texte ou des textes du même numéro de Tapage, d'un
autre numéro ou du journal de l'école sont aussi sollicités.
Le circuit-court c'est aussi se faire heurter plusieurs "visions du
monde", celles d'auteurs qui écrivent un "ailleurs" et celle des
enfants qui lisent en groupe un "ici".
Plus tard, chacun pourra à loisir faire sa lecture : chacun
ressortira de cette confrontation un peu plus armé pour affronter
la réalité. Chacun aura appris à puiser dans l'écrit
ce dont il a besoin.
De textes en textes, c'est une culture de l'écrit qui s'élabore
pourrait-on dire en paraphrasant Yvanne Chenouf (A.L. n° 25), mais
nous ajouterons : pas seulement une culture de l'écrit mais aussi
une autre conception de la vie.
Françoise LAURENT - Alain DECHAMPS