La revue de l'AFL
Les
Actes de Lecture n°62
juin 1998
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Le circuit-court :
sa spécificité et ses usages
Circuit-court : n.m. Production
régulière d'écrits qu'un groupe de vie
élabore pour lui-même comme instrument de
compréhension et d'analyse de ce qu'il vit. Sa diffusion,
strictement limitée au groupe, est systématiquement
accompagnée d'un temps de réflexion commune.
Quel automne inespéré nous gratifiera d'une édition revue et augmentée du Petit Robert où nous trouverons, entre circuit et circulaire, cette mise au point définitive et reposante pour les usagers de cet indispensable outil ? Songez !
Car, avouons-le, lequel d'entre nous ne s'est laissé aller à répondre : "Un circuit-court ? c'est un journal..."
Et là, commence l'histoire de cet article. De ces innombrables
communications ratées au cours desquelles on sent bien "qu'on ne
parle pas de la même chose" aux discussions forcenées
entre pratiquants de circuits-courts, écrits de proximité
et autres contributions écrites à la
postérité littéraire, vient le moment de tenter de
cerner au plus près la (les) réalité(s) du
circuit-court.
CE QUE LE CIRCUIT-COURT N'EST PAS...
Le circuit-court n'est pas un de ces nombreux journaux de classe ou
d'école, qui, eux, portent bien ce nom : ils donnent des
nouvelles, relatent des événements d'actualité.
Lieux d'information, d'expression et de communication, ils recourent
à l'écrit comme vecteur. Ils pourraient, sans
altérer leurs objectifs, opter pour d'autres modes de
transmission (audio-visuels par exemple).
Le circuit-court ne partage ni ces objectifs ni cette conception de
l'écrit. Mais sur ces deux aspects fondamentaux, il se rapproche
à la fois des écrits de proximité et d'un grand
quotidien national. Qu'y a-t-il de commun entre Le Monde,
la plaquette qui nous est distribuée lors d'un séminaire
ou le tract syndical et ce circuit-court que des élèves
d'une classe retrouvent chaque semaine ?
Tous trois s'appuient sur une réalité partagée par
les auteurs et les lecteurs. Tous requièrent de l'écrit
qu'il nous aide à comprendre, analyser et transformer cette
réalité commune. Tous choisissent de recourir à
l'écrit parce qu'il est outil de pensée et de
transformation de l'auteur, du lecteur, du monde tel que l'un et
l'autre se le représentent. "Parler,
c'est agir : toute chose qu'on nomme n'est plus tout à fait la
même, elle a perdu son innocence. Si vous nommez la conduite d'un
individu vous la lui révélez : il se voit. Et comme vous
la nommez, en même temps, à tous les autres, il se sait vu
dans le moment qu'il se voit ; son geste furtif, qu'il oubliait en le
faisant, se met à exister énormément, à
exister pour tous, il s'intègre à l'esprit objectif, il
prend des dimensions nouvelles, il est récupéré.
Après cela comment voulez-vous qu'il agisse de la même
manière ? Ou bien il persévérera dans sa conduite
par obstination et en connaissance de cause ou bien il l'abandonnera.
Ainsi, en parlant je dévoile la situation par mon projet
même de la changer ; je l'atteins en plein cœur, je la
transperce et je la fixe sous les regards ; à présent
j'en dispose, à chaque mot que je dis, je m'engage un peu plus
dans le monde, et du même coup j'en émerge un peu
davantage puisque je le dépasse vers l'avenir. Ainsi le
prosateur est quelqu'un qui a choisi un certain mode d'action
secondaire qu'on pourrait nommer l'action par dévoilement. Il
est donc légitime de lui poser la question seconde : quel aspect
du monde veux-tu dévoiler, quel changement veux-tu apporter au
monde par ce dévoilement ? L'écrivain "engagé"
sait que la parole est action : il sait que dévoiler, c'est
changer et qu'on ne peut dévoiler qu'en projetant de changer. Il
a abandonné le rêve impossible de faire une peinture
impartiale de la Société et de la condition humaine.(...)
L'écrivain a choisi de dévoiler le monde et
singulièrement l'homme aux autres hommes pour que ceux-ci
prennent en face de l'objet ainsi mis à nu leur entière
responsabilité." (1)
Malgré cette même conception de l'écrit, le grand
quotidien, l'écrit de proximité et le circuit-court sont
des productions particulières. Imaginons que l'on construise un
axe sur lequel on porterait le "degré d'ouverture des auteurs
aux lecteurs" d'une part et le "degré d'éloignement des
sujets traités par rapport aux situations vécues par les
destinataires" d'autre part. Où se situeraient les trois types
d'écrits ?
Le quotidien national tendrait au caractère
centrifuge : la poignée de journalistes destine ses textes aux
milliers de lecteurs ; si ce n'est par un effet de conscience
collective, il peut n'exister qu'un rapport éloigné ou
indirect entre le lecteur et des événements
géopolitiques par exemple.
témoignerait d'une relative force centripète : les
auteurs peuvent connaître même fugitivement leurs lecteurs,
peuvent échanger avec certains d'entre eux ; tous sont au plus
près concernés par la réalité que
l'écrit prend pour objet.
Et le circuit-court ? Puisque nous courons après sa
spécificité, où le placer ? Au strict croisement
des deux axes, au degré 0 de l'ouverture et de
l'éloignement. Le circuit-court n'existe et ne répond
à ses objectifs qu'aux conditions de cette position : auteurs et
lecteurs potentiels sont les mêmes ; les situations vécues
qu'on porte à l'éclairage de l'écrit sont connues
de ceux-là.
On pourrait s'étonner de cette position du circuit-court en
marge des courants et discours actuels sur la communication. Loin des
exhortations à la communication fraternelle et élargie,
des movemennts d'ouverture, des prises de parole de tous sur tout, le
circuit-court laisse aux autres supports ces développements et
souhaite qu'ils existent à ses côtés. Il affirme
simplement qu'il sert d'autres objectifs qui rendent nécessaires
les limites de sa diffusion et de son réseau d'auteurs/lecteurs.
DES CONDITIONS NECESSAIRES...
Le degré 0 de l'éloignement : Le
circuit-court peut exister dès lors qu'un groupe se constitue en
groupe de vie ou de travail. Ses membres vivant une histoire commune et
collective, agissant, produisant, renverront par l'écrit une
image, leur image de "ce qui se passe". L'écrit prend naissance
dans le conjoncturel et en propose une perception, une
compréhension ; ce qui pourrait n'apparaître que
circonstanciel devient un moyen collectif de comprendre ce qui
régit les relations dans le groupe par exemple.
On perçoit à quel point cet outil n'est pas autonome. Le
circuit-court n'est pas producteur de son énergie, il s'alimente
à l'existence du groupe (personnes, actions, paroles, tensions,
questions...) et porte cette existence à la théorisation.
Le circuit-court est fragile : que le groupe n'ait pas de projet
commun, qu'il ne soit qu'une addition d'individualités, qu'il se
dilate ou se resserre sans raison et le circuit-court vacille et se
cherche. Mais c'est aussi là sa force ! Car alors, il porte
à la question ce qui empêche ces personnes de se cimenter,
le travail collectif et partagé de s'organiser, les effets
d'absences momentanées sur le groupe, etc. Combien de
circuits-courts a-t-on vu aider un groupe à se construire !
Une aide, mais seulement cela. Branché directement au groupe, il
faut néanmoins que celui-ci soit caractérisé par
l'action, la vie.
Le degré 0 de l'ouverture : Le circuit-court s'en
tient à une diffusion interne : c'est l'affaire du groupe et de
lui seul de gérer, de réguler, d'analyser voire de
transformer le cours des événements, des rapports de
forces, des lois et organisations qui le régissent. Qu'il existe
des lecteurs occasionnels extérieurs au groupe ne fait pas de
doute ; on ne maîtrise jamais totalement les circuits de
diffusion. Mais qu'on ne demande rien d'autre à ces lecteurs que
d'être spectateurs d'un groupe en train de se regarder agir et
qui utilise l'écrit pour cela.
Les auteurs connaissent tous leurs lecteurs, les lecteurs identifient
immédiatement l'auteur d'un texte. Les uns et les autres se
savent tous, individuellement et collectivement, sous le contrôle
immédiat du groupe : on n'écrit pas longtemps "n'importe
quoi" lorsqu'on mesure sensiblement les effets de ses écrits sur
les autres, lorsque les lecteurs réagissent et interrogent.
L'exigence qualitative à l'égard de l'écrit,
propos et forme, ne peut être que portée au plus haut par
l'effet de ce contrôle. "Sans
doute l'écrivain engagé peut être médiocre,
il peut même avoir conscience de l'être, mais comme on ne
saurait écrire sans le projet de réussir parfaitement, la
modestie avec laquelle il envisage son œuvre ne doit pas le
détourner de la construire comme si elle devait avoir le plus
grand retentissement. Il ne doit jamais se dire : "Bah, c'est à
peine si j'aurai trois mille lecteurs", mais "qu'arriverait-il si tout
le monde lisait ce que j'écris ?"
POUR DES EFFETS CONSTATÉS :
En cumulant ces deux conditions, rapprochement des sujets de la vie et
mise à distance, le circuit-court bat en brèche des
représentations de l'écrit en général, de
la lecture en particulier. Lorsqu'un circuit-court a accompagné
un moment de la vie, on ne peut plus dire que lire c'est se couper des
réalités. On ne le peut plus parce qu'au quotidien, on a
rencontré des écrits qui parlaient de ce qui
relève de son propre champ d'action, de son pouvoir. On ne le
peut plus parce que l'écrit ne s'est pas contenté de
raconter ce qu'on sait déjà ; il l'a mis en perspective,
l'a ouvert à d'autres expériences, l'a introduit dans une
perception générale du monde. L'écrit, avec un
circuit-court, n'est pas en concurrence avec la vie, il lui "colle
à la peau" et l'enrichit.
Lorsqu'un circuit-court a accompagné un moment de la vie, on ne
peut plus dire que lire c'est seulement une distraction solitaire. On
ne le peut plus parce que le circuit-court porte l'usage de
l'écrit sur un autre versant que celui de la consommation d'un
livre quand il ne reste rien d'autre à faire... Parce qu'il est
débattu, le circuit-court démontre que l'écrit
n'est pas qu'un produit à consommer isolément ; lu, il
reste à en discuter pour se situer par rapport au texte. Ce
faisant, on ne range pas le circuit-court comme certains peuvent fermer
un livre, sans avoir opérer de transformation consciente.
MAIS L'ESSENTIEL RESTE ENCORE À ATTEINDRE...
Quand toutes ces conditions seraient réunies, il ne serait pas
certain encore d'approcher ce que le circuit-court a d'essentiel :
être un outil de réflexion sur..., un outil qu'on utilise
sur le mode d'action secondaire. Le circuit-court, dit-on, est l'organe
d'une politique c'est-à-dire "la pièce d'une machine
servant à transmettre un mouvement ou à le guider"
(Larousse). C'est juste : le circuit-court sert autre chose que
lui-même. Il guide vers le dessein, l'intention
générale de promotion collective. Il s'inscrit dans un
dispositif qui vise à "former des acteurs de leur vie" : cet
ensemble réglé conduit à faire qu'un groupe agisse
et transforme sa réalité de vie, qu'on l'aide à
comprendre ce qui rend possibles ces transformations, qu'enfin on
l'accompagne dans sa maîtrise des outils et des techniques dont
il est devenu probant qu'ils sont nécessaires à
l'émergence et à l'exercice de ce pouvoir direct.
La souplesse du circuit-court est évidente : inscrit dans une
politique de lecture, il tend à former des lecteurs. Outil d'une
politique d'élargissement des pratiques musicales, il aide
à comprendre ce que la musique peut changer dans la vie et la
perception du monde des musiciens ou mélomanes ; instrument d'un
groupe d'adultes en réinsertion, il guide la réflexion
sur la position de chacun dans la formation et le monde du travail, etc.
D'un groupe à l'autre, le dessein variera. Le circuit-court,
pour chacun, définira son objet. Son rôle, lui, ne
changera pas : être "un outil de réflexion sur...". C'est
à travers la politique éditoriale que cette
spécificité s'affirme.
Où cette politique éditoriale s'exprime-t-elle ? Quelles
en sont les traces ? Comme tout outil, le circuit-court appelle un
usage spécifique : une attention portée à la
qualité des textes, à l'agencement et à la
lisibilité de l'ensemble, à la conduite des
débats, etc.
Qu'on sorte une collection de circuits-courts et qu'on y jette un
regard, qu'on cherche tout ce qui dans l'ossature (maquette, rubriques,
sous-titres, etc.) révèle cette intention dont le garant,
au minimum, est l'initiateur du circuit-court. Tous les traitements
qu'on injecte au circuit-court (la réécriture
étant le principal mais pas le seul) pour que s'exerce ce
travail de la pensée qu'on attend. Trouver les traces de ce
travail, les situer, analyser comment elles agissent sur la lecture et
comment elles influencent le débat. Autant de pistes à
explorer.
RESTE À AJUSTER PROJET POLITIQUE ET MAÎTRISE DES POSSIBILITÉS TECHNIQUES
Comme tout outil, le circuit-court appelle un usage spécifique ;
comme tout outil, il résulte d'un travail mené par son
(ses) fabricant(s) pour conduire les lecteurs/auteurs à en faire
effectivement l'usage attendu.
On perçoit bien que le circuit-court tel qu'il a
été énoncé n'est pas qu'un support de
lecture. Il est une articulation au service des trois fonctions au
moins, souvent indissociées, qu'un individu peut jouer dans un
groupe : les fonctions d'acteur, celles de lecteur et celles d'auteur.
L'initiateur du circuit-court a bien l'intention d'aider les membres du
groupe à être des acteurs-lecteurs-auteurs engagés,
questionnant le monde et les écrits, analysant leur rapport au
monde et aux écrits. Faut-il redire ce après quoi l'on
court ?
- Agir sur les comportements d'acteur en aidant celui-ci à
analyser les attitudes, paroles et actes des individus au sein d'un
groupe et des groupes entre eux dans la vie en société.
C'est l'écrit de dévoilement, accompagné par
l'oral des discussions. Activité pour aborder la manière
d'être citoyen dans l'enceinte du groupe et hors d'elle.
- Agir sur les comportements de lecteur en aidant celui-ci à
interroger les écrits, à pratiquer
l'intertextualité, à mettre en fonction un
référentiel de textes déjà-là,
à reconnaître les possibles lectures d'un même texte
ou d'un groupe de textes. Activité pour influer sur toutes les
manières d'être lecteur, ailleurs.
- Agir sur les comportements d'auteur en aidant celui-ci à
maîtriser la prise en compte de la situation de communication,
à connaître le pouvoir de ses écrits sur les autres
et le pouvoir des écrits sur lui. Activité au sein du
circuit-court pour agir sur toutes les autres situations sociales de
production.
Aussi lorsqu'on se retrouve avec une pile de textes pour la prochaine
parution, il s'agit de mettre en place les conditions pour que
s'effectue cette activité. Il faut alors faire soi-même
une lecture des textes, leur attribuer un sens, proposer un chemin de
lecture. Travail d'écriture, de mise en scène, de
guidance des lecteurs. Travail politique qui ne saurait se passer de la
technique.
Ce jour-là, il fut question de chewing-gum que certains
s'autorisaient à mâcher pendant la classe-lecture bien que
ce soit interdit par le maître en « temps normal ».
Un texte surgit sur le mode de la révolte façon
Caliméro : « C'est trop injuste ! » Versé
dans la rubrique « vie du groupe », il permit le lendemain,
d'éclairer les origines de cette attitude subversive : les
enfants mâcheurs mâchaient parce que des adultes du
quartier venus en formation pendant la classe lecture mâchaient
eux-mêmes. Après discussion, il fut entendu que plusieurs
textes aborderaient la question du rapport à l'autorité,
du fondement d'une règle énoncée par le
maître et des raisons du champ restreint de son application aux
seuls élèves, des relations adultes/enfants,... Ils
jouxteraient des citations de Sempé et son Petit Nicolas, des
illustrations de Bruno Heitz, des extraits de PEF.
Textes du groupe et textes convoqués faisant chemin commun pour
prendre en compte que la situation n'est pas neuve, que pour autant on
ne la considère pas close, que la littérature peut servir
à ouvrir une fenêtre sur sa réalité pour
mieux la transformer, que l'on a des chances d'être encore plus
habile dans sa manière d'écrire ce qu'on pense en puisant
aux textes d'auteur,...
L'on apprit aussi qu'il fallait avancer, creuser la règle
énoncée par le maître, l'admettre ou la transformer
mais en retrouver une pour progresser, l'écrire à la
manière de PEF peut-être.
Avec cette situation, et toutes les autres quotidiennes, on a construit
des techniques pour faire en sorte que ces enfants soient acteurs dans
leur fonction sociale d'enfant-élève et du statut qui
l'accompagne, pour qu'ils soient auteurs engagés proposant leur
analyse de la situation dans leur diversité de point de vue,
pour qu'ils soient lecteurs faisant leur chemin dans les textes,
interprétant les relations à construire entre les textes,
traitant l'information pour proposer. Retour à la fonction
d'acteur.
Trois champs d'intervention politique, trois niveaux d'intervention technique
Ces traces de l'activité du comité de rédaction
peuvent être relevées ; on peut aussi énoncer
l'intention spécifique dans laquelle on y a recours. Elles nous
semblent relever de trois niveaux : les traces textuelles, les traces
graphiques, les traces orales.
Les traces textuelles
- La réécriture, les types de réécriture et leurs effets :
il ne semble pas opportun ici d'ouvrir ce chapitre dont on sait qu'il
est par ailleurs traité et qu'on réduirait
nécessairement.(2) On dira seulement que le
traitement de la réécriture tient une place
prépondérante comme traitement que le comité de
rédaction introduit pour conduire les lecteurs et l'auteur
à ce travail de dévoilement, de distanciation par rapport
à soi, au propos, à la position d'auteur et à
celle de lecteur.
- Les réécritures multiples publiées dans le même journal
: un même texte peut être réécrit par
plusieurs personnes simultanément, l'enjeu est de mettre en
évidence la multiplicité des attributions de sens que des
lecteurs font d'un même texte. Les discussions ont alors des
chances de porter sur les raisons de cette lecture plurielle.
- Communauté de titres, sous-titres entre plusieurs textes
: au sein d'un même journal des textes peuvent aborder des
questions générales proches à partir de situations
vécues différentes. A travers des textes sur la
cohabitation de petits et grands dans la cour de
récréation, de partage de matériel, etc. c'est
peut-être la question de la différence qui apparaît.
Il est possible dans le journal de maintenir l'entrée dans les
textes par le sujet (en les intégrant dans des rubriques
différentes) et de suggérer le fonds commun, la
thématique, le sujet de réflexion en utilisant
systématiquement pour ces trois textes des sous-titres recourant
à une proximité linguistique, syntaxique, ... L'enjeu est
ici de susciter des échos, des rapprochements, des comparaisons
entre textes ; apprendre à construire du sens
général à partir de situations
particulières.
- Convocation de textes déjà-là (les
textes de la bibliothèque comme dit Oriol-Boyer) et constitution
de réseau avec les textes de proximité issus du groupe
: un texte n'existe jamais seul, il appartient nécessairement
par son thème, la situation évoquée, le style, la
langue, le genre, les lectures de son auteur, ... à un
système littéraire, à la Bibliothèque.
Toute lecture est elle aussi référentielle : le lecteur
dans son attribution de sens convoque son expérience
passée, ses projets, ses lectures... Les textes du groupe sur
des situations vécues par lui n'échappent pas à
cette règle : la possibilité pour plusieurs personnes
d'écrire différemment sur un même moment, un
même événement en est une illustration quotidienne.
La recherche et la cohabitation de textes de la littérature
renforce cet effet de réseau. Entre Flaubert et Yasmina dont les
textes se jouxtent dans une page du circuit-court, le point commun
réside dans le fait d'avoir essayé de parler d'un
même sujet et d'avoir utilisé l'écrit pour
ça. Pour le lecteur, le texte de Yasmina sera un texte en
situation, avec lequel ils entretiennent une certaine connivence
puisqu'ils partagent avec l'auteur la connaissance du contexte
inducteur. On peut dire que c'est le texte de Yasmina qui conduira vers
la lecture de celui de Flaubert. Du coup, la lecture de Flaubert
s'opère sur un projet de lecture comparée.
- Construction d'un texte à partir d'extraits de plusieurs textes
: il n'est pas rare que deux ou trois textes soient produits sur un
seul et même fait puisqu'on recherche la diversité des
points de vue. On est au cœur de la pluralité : des
manières d'appréhender une situation, des manières
de la décrire, des manières de l'interpréter. On
est au cœur de la pluralité des lectures aussi.
L'intertextualité peut alors se suggérer par
l'émergence d'un sens supplémentaire (phrase, texte
court) construit à partir des deux ou trois textes.
Concrètement on isole dans chaque texte une ou deux phrases qui
se démarquent graphiquement et qui de texte en texte
construisent un autre texte, comme un fil qui relie. - Déplacement d'un sujet d'une rubrique à l'autre au fil de l'évolution de son traitement au sein du groupe
: la question de la loi imposée par le maître aux
élèves, de son statut, de son spectre d'application...
évoquée plus haut ne sera pas close en un jour. Le
traitement par l'écrit creusera la question, fera évoluer
les positions, modifiera le point de vue depuis lequel on l'aborde...
Ces différents positionnements évoluant, il peut parfois
être intéressant de rompre avec « l'habitude »
du lecteur qui s'attend à retrouver le sujet à telle page
dans telle rubrique : on fait alors glisser un texte (si le traitement
de la question le justifie) de la rubrique « vie de
l'école » à « question de lecture » par
exemple. L'enjeu sera alors, à partir de l'étonnement
suscité, d'accompagner la prise de conscience de cette
évolution du projet d'écriture, du changement
d'éclairage opéré.
Les traces graphiques
- Typographie : chaque fois que notre intention est de
susciter un rapprochement, une opposition, une comparaison entre
plusieurs textes, on peut recourir au jeu de caractères communs
ou différents (police, corps, effets, etc.). Le traitement
graphique soutient notre intention pour lui donner des chances
d'être exploitée par les lecteurs. - Existence et permanence d'une maquette et de ses rubriques
: d'un numéro à l'autre, les lecteurs savent quelles
rubriques constituent l'ossature du circuit-court, leur ordre de
succession, leur intention. Les auteurs savent tout cela aussi :
contrainte d'écriture, aide à l'écriture pour
situer son texte dans la logique éditoriale. La lecture est
influencée par cette stabilité du cadre : chacun s'y
appuie pour sélectionner les textes à lire en
priorité, ceux à garderpour lal fin... Le projet de
lecture est facilité pour qui maîtrise ces repères.
- Convocation d'un réseau d'illustrations : comme
on a construit des réseaux entre textes, il faut bien
évidemment permettre à l'expression graphique d'entrer en
réseau avec les textes, d'enrichir le débat notamment par
une réflexion sur la spécificité de construction
du sens par le dessin.
Les traces orales
On l'a dit, pour remplir son rôle, le circuit-court inclut un
débat, une discussion. Toutes ces préparations textuelles
et graphiques renvoient à une construction d'un écrit
complexe, susceptible d'être exploité à la fois
pour ce qu'il dit et pour la manière dont ce qu'il dit est
soutenu par autre chose que le texte lui-même. Cette
activité de lecture pourrait s'en tenir à l'acte
individuel et secret. Mais organiser une discussion, c'est aussi donner
des chances au groupe de profiter de l'expression des comportements
individuels de lecteur, d'énoncer les réactions, de les
analyser, de construire à plusieurs son savoir sur
l'écrit.
- Organisation et conduite du débat : discuter un
écrit est un comportement qui se construit progressivement dans
la régularité de la parution du circuit-court.
L'écoute, la qualité des argumentations orales,...
s'apprennent, hors du circuit-court, par l'implication de l'individu
dans tous les lieux d'expression, d'action, d'engagement. Les
intentions et les usages du circuit-court sont suffisamment complexes
pour que la direction des débats soit confiée à
une personne, généralement son initiateur, qui les
maîtrise réellement car il ne s'agit pas seulement de
donner la parole à qui la demande.
- Traitement de l'oral : il s'agit bien de relayer un
propos, de le répéter, de le mettre en relation avec une
situation ou un autre propos pour conduire le groupe à cette
action réflexive sur lui-même. Il est souvent question,
comme dans la pratique d'entretien, d'enregistrer, de capter et de
répéter une parole. C'est une manière de
l'amplifier, de l'incarner autrement, de la faire résonner
autrement. Celle qu'on choisit c'est celle qui, nous semble-t-il
à ce moment précis, fera raisonner.
Cette palette non exhaustive, de moyens techniques n'est en aucune
manière une garantie d'une discussion riche. Avec eux, on met le
plus de chances de son côté pour favoriser l'utilisation
du circuit-court comme outil de réflexion, d'analyse et de
compréhension de ce qu'on vit. Mais l'expérience montre
qu'une part souvent infime de ces voies envisagées est
effectivement utilisée à chaque lecture. C'est le risque
à prendre ! Et pour qu'une seule de ces voies soit
empruntée, il faut bien en proposer de nombreuses. C'est aussi
dans ces conditions d'exercice de son choix que le groupe construit son
statut citoyen. C'est le groupe qui décide de son entrée
dans le circuit-court, qui décide de tirer la lecture par tel ou
tel fil. Entamer une lecture de circuit-court c'est ignorer comment
elle va démarrer, sur quels articles les débats vont
porter, comment les rebonds d'un sujet à un autre vont se
négocier.
Un circuit-court n'est pas un matériau pour une séquence
de lecture ; c'est chaque fois aussi aventureux qu'un saut à
l'élastique mais toutes précautions de réussite
peuvent être prises du côté du matériel
technique, des conditions d'exercice et de nos responsabilités
individuelles respectives
notes
(1) Qu'est-ce que la littérature ? J.P. Sartre – Gallimard : Paris, 1959 – (Folio Essais).
(2) La réécriture et son contexte Robert Caron. A.L . n°57, mars 97, p.59.