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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°5  mars 1984

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SI LIRE M’ÉTAIT PERMIS

Nous reproduisons la préface que Jean FOUCAMBERT a faite du livre de Philippe WUCHNER intitulé "Si lire m'était permis" et paru chez Casterman dans la collection E 3.


Début 1984 : l'époque est à la lecture... Comment expliquer ce déplacement d'intérêt du scolaire vers le social ? La lecture deviendrait-elle l'affaire de tous ?

Parmi toutes les raisons, trois me semblent plus déterminantes car, d'une manière ou d'une autre, les autres s'y rattachent.


La première est scolaire.

Malgré toutes les tentatives de modernisation et de rénovation, malgré l'apport de moyens qu'il n'est plus question de nier, la démocratisation de l'école n'avance guère.

Rien ne peut faire que l'enseignement dans le secondaire ne soit de type bibliographique. L'heure de cours se passe en échange, en dialogue à propos de quelque chose qu'on a lu, qu'on lit ou qu'on va lire. C'est nécessairement une conversation autour d'un texte. Et qui va tourner court pour tous ceux qui n'ont pas avec l'écrit un rapport suffisant ; autant dans les disciplines scientifiques que littéraires.

Or, ce rapport n'est pas donné par l'école. Celle-ci sélectionne sur ce qu'elle n'enseigne pas. Les conditions nécessaires pour devenir lecteur ne sont jusqu'ici réunies que par le milieu familial. Ce qui explique la reproduction sociale à travers le système scolaire.

Aussi apparaît-il de la plus urgente nécessité de tourner l'obstacle en inventant des conditions socio-communautaires qui obtiendraient, pour le plus grand nombre, des effets comparables à ceux que les conditions familiales créent aujourd'hui pour une minorité.


La seconde est culturelle.

Il est dans la volonté du gouvernement de marquer son passage au pouvoir par une évolution irréversible de la vie culturelle comparable à celle que le Front populaire a su imposer aux conditions de travail.

Cette évolution, c'est un changement qualitatif de la vie, ce fameux supplément d'âme gagné à travers une politique du Loisir non plus conçue pour garantir la reconstitution de la force de travail mais pour assurer le développement de chacun dans les domaines les plus variés. Pas plus dans le loisir que dans le travail, il n'est tolérable de "laisser les cerveaux au vestiaire".

Là encore, la diversification et l'approfondissement de toutes ces pratiques culturelles, dans quelque domaine que ce soit, passent par l'écrit comme moyen nécessaire et privilégié d'information, de théorisation et d'échange. Il suffit, pour s'en convaincre, d'observer la prolifération des ouvrages spécialisés, livres ou revues, sur l'informatique, la cuisine, les sports, la photographie, le théâtre, le tricot, l'érotisme, le tourisme ou la pêche....

C'est la qualité de cette distance avec le besoin immédiat qui, seule, permet de parler de culture. Et celle-ci ne peut s'étendre, s'enrichir et s'entrecroiser si elle se détourne de l'écrit ; inversement, tous ceux que l'écrit exclut ne peuvent aller bien avant dans l'éventail de ces démarches d'épanouissement et de création. Dans le meilleur des cas, ils sont guettés dans leur vie culturelle par ce qu'on ne cesse de dénoncer dans la vie économique : une spécialisation répétitive et la consommation à outrance.

Ainsi, la généralisation d'un rapport aisé à l'écrit détermine une politique nouvelle de la culture, non dans le sens d'une promotion de la littérature mais dans celui d'une transformation des activités de loisir.


La troisième est politique.

Comme dans tous les autres domaines d'activités, l'écrit accompagne, de manière privilégiée, l'information, la théorisation et l'action de la vie politique, syndicale, associative. On mesure aujourd'hui qu'il n'y a pas d'extension de la démocratie sans l'accès de tous aux véritables comportements de lecture.

Le pouvoir partagé suppose une information diversifiée, complète et approfondie en même temps que son analyse et sa confrontation. S'il est évident que l'écrit n'est pas le seul moyen de tels échanges, ceux-ci ne peuvent avoir lieu sans lui. Il ouvre l'éventail le plus vaste ; il sauvegarde l'intention et la liberté du lecteur en lui laissant l'initiative de son questionnement et de son itinéraire.

Du tract au quotidien, de la revue à l'ouvrage spécialisé, l'écrit permet à l'acteur social de participer à tous les moments de la réflexion et de la décision. Si le pourcentage d'alphabétisés exprimait assez bien le niveau du développement industriel d'un pays, le pourcentage de lecteurs traduit, au delà des aspects formels des institutions, l'état réel de sa vie démocratique. De ce fait, il n'est pas paradoxal d'affirmer que nous vivons toujours dans un régime électoral censitaire. Tout se joue entre 30% de la population...



Ce n'est donc pas un hasard si l'époque est à la lecture. Il importe qu'en très peu d'années, l'utilisation de l'écrit passe, pour le plus grand nombre, des comportements de suivie aux stratégies les plus élaborées qui font de l’écrit un langage pour l’œil et du lecteur un bilingue véritable.


Il faut inventer l'irréversible en passant des conditions finissantes de l'alphabétisation à celles nouvelles de la lecturisation. Il y va du sort de la démocratie, scolaire, culturelle, politique.

Ce livre de militants s'inscrit dans cette volonté.


Oui, mais qu'est-ce que c'est la lecturisation des analphabètes ?

À l'AFL on ne sait rien de mieux que les autres. En ce moment, la lecturisation ne se décrit pas. On ne peut qu'imaginer des pistes. Le début de tout, c'est cette réflexion sur les exclus de l'écrit, avec les exclus.


Alphabétisation, lecturisation... un peu hermétique non ?

On peut quand même dire que l'alphabétisation a été une réponse à des besoins économiques, alors que la lecturisation est une réponse à des besoins politiques.

Jean Foucambert