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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°5  mars 1984

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Allocution de Jean-Pierre BÉNICHOU

Président de l'AFL

Étant dans l'obligation de rédiger ce texte de clôture sans avoir connaissance des interventions qui l'auront précédé, je n'ai que la possibilité d'imaginer ce qui aura été dit... ou que j'aurais entendu de toute façon... tant il est vrai qu'on n'entend jamais que ce qu'on veut bien entendre.

Aussi commencerai-je par vous remercier Monsieur le Directeur des Écoles d'avoir résolument marqué l'engagement du Ministère de l'Éducation Nationale en faveur d'une extension du réseau des Bibliothèques Centres Documentaires et surtout de l'avoir fait en soulignant 4 idées-force.

1) II faut cesser de courir après la méthode miraculeuse qui laisserait croire qu'on peut régler le problème de la lecture sans toucher à l'école. De fait, pour une autre lecture, il faut une autre école.

2) Le moyen pour constituer une autre école, c'est la B.C.D. La B.C.D. n'est donc pas un complément pour l'école telle qu'elle est mais le levier de transformation de l'école.

3) L'idée, un peu abstraite, d'ouverture de l'école trouve, avec les B.C.D. un champ d'application concret.

En effet une bibliothèque ne peut s'enraciner dans le quartier que si sa gestion est assurée par les partenaires eux-mêmes : une B.C.D. ouverte sur le quartier c'est le premier pas en direction d'une "déscolarisation de la lecture" par la mise en oeuvre de pratiques communautaires.

4) Les B.C.D. sont le fruit d'une production collective issue du terrain, soutenue par des alliés et combattue à visage plus ou moins découvert par des adversaires.

La difficulté aujourd'hui est de conserver ce qui fait l'originalité des B.C.D. comme lieux d'invention de pratiques diversifiées d'autant que les conditions de l'extension voire de la généralisation ne sont jamais celles de l'innovation.

Il s'agit donc d'accompagner un mouvement et faire en sorte qu'il ne soit pas détourné de son objet.

Un groupe national de pilotage constitué sur le modèle de celui qui soutient l'action des zones prioritaires pourrait servir d'exemple. Nous le savons tous, de vives pressions ne manqueront pas de s'exercer pour contenir les B.C.D. dans leur rôle de complément à une école qu'on voudrait empêcher de changer.

C'est pourquoi, le groupe de pilotage, pourrait recevoir la charge de négocier avec les parties des contrats d'innovation à charge pour elles de se doter, avec leur B.C.D., d'un outil de transformation de l'école, à l'intérieur d'une politique globale de la lecture et d'ouverture sur le quartier.


À vous, Monsieur le Directeur du Livre, vont mes remerciements pour avoir manifesté, par votre présence à cette manifestation, l'intérêt que le Ministère de la Culture a témoigné dès les origines en faveur des B.C.D. Il faut tout de même rappeler que la coopération entre les deux Ministères ne date pas d'hier et écarter définitivement l'idée absurde qu'il pourrait y avoir des conflits de compétence entre ces deux Ministères.

Je vous remercie également d'avoir souligné l'exigence d'une complémentarité des réseaux dont chaque institution devra garder la spécificité, qu'il s'agisse de B.C.D. ou de bibliothèque municipale, de bibliothèque d'école ou de bibliothèque d'entreprise, étant entendu que ces institutions auront à tenir compte les unes des autres; mieux, à gérer ensemble des actions communes, des formations de personnels, des animations, des montages financiers, etc.

C'est par la circulation des idées et des personnes au sein des réseaux existants ou à inventer qu'une politique largement décentralisée de la lecture se dégagera progressivement, en alliance avec d'autres associations, d'autres mouvements et, il faut l'espérer, avec le soutien des collectivités locales.

Je vous remercie enfin d'avoir rappelé avec insistance qu'il n'est pas suffisant de rapprocher les livres des usagers mais qu'il faut commencer par rapprocher les utilisateurs potentiels de la lecture en multipliant à leur profit les occasions de s'entraîner à une lecture de plus en plus flexible, donc efficace. Cette évolution est déjà sensible en de nombreux endroits et on voit ici et là des bibliothécaires diversifier leur rôle et jouer sur 2 registres:

- le registre classique du conseiller en livre, celui qui aide le lecteur à effectuer ses choix.

- le registre moins classique mais tout aussi nécessaire du conseiller en lecture, celui qui aide à comprendre ce qui est en oeuvre dans l'acte de lire, lui-même.

À vous Mme DEFORGES vont mes remerciements pour avoir présidé ce jury et surtout pour avoir si clairement démonté l'alibi d'une prétendue concurrence entre la télévision et la lecture comme si la première était définitivement vouée à détourner de la seconde, comme s'il fallait hurler avec les loups "l'écrit, c'est fini".

Merci d'avoir annoncé que des émissions vraiment destinées aux enfants seront programmées avec pour ambition nouvelle de leur offrir aussi la possibilité de s'interroger sur leur manière d'être lecteurs et éventuellement sur les raisons qu'ils ont de ne pas l'être.

Merci enfin d'avoir annoncé la constitution de groupes mixtes auteurs - éditeurs - usagers - éducateurs pour réfléchir ensemble au pouvoir d'exclusion des écrits tels qu'ils sont actuellement et pour rechercher ensemble à quelles conditions devraient répondre des écrits nouveaux qui se voudraient moins excluants : ce sera là une manière pour tous de se pencher autant sur les non-lecteurs que sur les lecteurs... une manière d'entendre enfin les non-lecteurs au lieu de parler toujours aux lecteurs.

Je vais risquer un pari s'agissant des propos tenus par Mme le Directeur de l'I.N.R.P.

Je suis sûr, Francine, que tu n'auras pas résisté - et comme je te comprends ! - au plaisir de mettre en évidence, à travers l'exemple des B.C.D., ce qu'est la recherche pédagogique quand elle se veut au service de l'action.

L'I.N.R.P., loin d'être réduit au rôle d'un bureau d'études qui s'interposerait entre des décideurs par définition responsables et des acteurs simples exécutants, l'I.N.R.P. a su être le partenaire nécessaire dans l'innovation, l'incitation, la théorisation, l'animation, l'évaluation...

Il ne s'agit plus d'ériger les uns en chercheurs et les autres en praticiens, il ne s'agit plus d'attendre le succès de l'entreprise d'une juxtaposition des apports des uns et des autres sur le modèle d'une division plus ou moins bien comprise du travail, il s'agit au contraire d'une alternance entre le temps de l'action et celui de l'analyse, alternance conduite par des partenaires égaux mais différents, uniquement préoccupés de promouvoir ensemble un projet qui s'élabore en même temps que se constitue la communauté des praticiens-chercheurs.

Dès l'origine Louis LEGRAND a soutenu l'entreprise dans ce qu'elle avait alors de scandaleux: non pas rallier des praticiens au projet que des chercheurs auraient élaboré du haut de leur savoir mais réunir des enseignants déjà engagés dans une même voie et les constituer en groupe de recherche.

L'idée - aventureuse à l'époque - était qu'une recherche-action n'a de chance d'aboutir que si enseignants et chercheurs sont en situation de partager leurs savoirs, à égalité de dignité.

Eh bien nous savons aujourd'hui que ce pari est possible. Nous savons aussi que l'innovation ne se décrète pas et qu'elle se forge patiemment sur les lieux même de l'action.