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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°9  mars 1985

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DOSSIER "UNE POLITIQUE DE LECTURE"

DANS LES PAYS EN VOIE DE DÉVELOPPEMENT 

A.F.L.: Geneviève PATTE, de bibliothécaire à la direction de La Joie par les Livres, en passant par la vice-présidence de l’A.F.L., ton expérience en matière de littérature enfantine fait autorité en France comme à l’étranger où tu es très sollicitée. “La Joie par les Livres” que tu animes, apporte de nombreuses aides à tous ceux que ce sujet préoccupe : sélection de livres, productions écrites ou audio-visuelles, formation, mise à disposition d’un centre de ressources important (8, rue St Bon Paris 4ème), participation régulière dans les divers débats ou colloques.


Un véritable réseau d’information et de diffusion concernant le livre pour enfants s’est organisé et voilà que tu quittes tous les mercredis tes bureaux parisiens pour retourner à Clamart dans la bibliothèque que tu as créée en 1965 ; hors de la bibliothèque même, puisque tu t’en vas, entourée d’une petite équipe, lire des histoires, parler des livres en plein air, là où les enfants des quartiers H.L.M. osent ou s’ennuient.


Au moment où nous préparions cette revue destinée à faire comprendre la nécessité d’une politique commune autour de la lecture dans les quartiers, les communes, les départements ou les régions, nous nous sommes demandés si ton initiative était un jugement pessimiste sur l’efficacité des institutions existantes et si cela signifiait qu’il faut s’orienter vers d’autres démarches pour toucher les non-lecteurs. Démarches que tu as rencontrées dans des pays connaissant un fort taux d’analphabètes et dont tu parles avec beaucoup d’intérêt.


Là, où d’habitude, les experts trouvent de bon ton d’aller porter la bonne parole, tu dis qu’il faut écouter, apprendre, collaborer, échanger.



G.P. : Si j’ai décidé de redevenir bibliothécaire à Clamart, c’est parce que c’est mon vrai métier ; ce contact permanent avec une population réputée difficile, mais majoritaire en France, lisant difficilement, est la source de tout notre travail et me paraît essentiel pour effectuer de manière réaliste nos tâches privilégiées : choix de livres, formation en France et à l’étranger. Il y a toujours le risque dans les bureaux de s’enfermer dans des choix, des théories éloignées de la réalité.


Mon désir de retourner travailler avec les enfants et de le faire d’une manière particulière, c’est-à-dire dehors, hors les murs, ne correspond pas forcément à un jugement pessimiste sur l’efficacité des institutions. Pour moi, travailler dehors est parfaitement logique avec notre volonté d’aller au devant du lecteur ou du non-lecteur. Cela remet sans doute en question la façon dont beaucoup de bibliothécaires envisagent encore leur travail. Lorsque nous arrivons dans la cité de transit où nous travaillons, les enfants nous appellent par le nom de notre institution : “Voilà la bibliothèque !“. Mais il est vrai que les rapports avec eux sont très différents de ceux qui existent à l’intérieur des murs, même si de manière spontanée les enfants s’organisent dehors comme ils pourraient le faire à la bibliothèque, c’est-à-dire que des groupes se forment pour lire ensemble ; des grands lisent aux plus petits, d’autres nous aident dans le prêt, écoutent des histoires.


Il est vrai aussi que j’ai beaucoup appris dans mes contacts avec les pays en développement car j’y ai trouvé, pour répondre à des problèmes urgents, différentes propositions ; certaines me paraissent à la fois chères, inefficaces, ne servant que les intérêts d’un public minoritaire ou encore limitant la lecture à ce que j’appellerai une lecture factice - on dirait scolaire, dans le sens négatif du mot. Des bibliothèques, modèles importés, parachutées clés en main, accompagnées d’instruments aussi coûteux qu’inutiles, mais qui, pense-t-on sans doute, donnent un certain prestige à la bibliothèque.., et aux bibliothécaires. A côté de ces bibliothèques traditionnelles, on voit germer dans les quartiers et les régions les plus démunis, des gens qui abordent le problème de la lecture d’une manière tout à fait différente, militante, efficace, globale. Il s’agit bien dans les deux cas de “solutions” extrêmes mais, elles m’ont permis de percevoir d’une façon plus aigue, la situation française. En effet, est-ce que ce que nous proposons chez nous est si différent de la première formule ? Est-ce que dans nos pays on ne s’est pas davantage attaché à construire des bibliothèques plutôt qu’à les faire vivre de manière souple pour qu’elles se mettent véritablement au service de toute la population sans exception ? Est-ce qu’on n’a pas tendance à juger l’activité des bibliothèques uniquement quantitativement - les sacro-saintes statistiques, les mètres carrés - à privilégier surtout les visites de groupes, les recherches téléguidées ?


Une des questions que se posent les “bibliothécaires aux pieds nus” est celle-ci : est-ce que le public de la bibliothèque est vraiment représentatif de la population, est-ce que le quartier se sent responsable de sa bibliothèque ?


C’est pour toucher d’autres couches de la population, plus diversifiées socialement et géographiquement, populations souvent marginales, oubliées, que des personnes s’organisent et mènent d’autres actions autour de la lecture.



A.F.L. : En quoi leur politique se différencie-t-elle d’une démarche traditionnelle? En quoi peut-elle nous être utile, nous, qui sommes si différents?


G.P. Elle diffère déjà, ne serait-ce que par l’origine des gens qui la conduisent. Ce ne sont pas, au départ, des professionnels du livre, mais plutôt des militants vivant au coeur même des quartiers où ils travaillent, désireux d’un changement de société. Ils savent que les actions durables ne le seront vraiment que si elles s’appuient profondément sur la population, si elles sont prises en main par elle.


Prenons l’exemple du Banco del Libro au Vénezuela. Leur expérience la plus réussie se situe dans un barrio, banlieue très démunie où quelqu’un, s’étant aperçu de l’intérêt suscité par quelques livres auprès des enfants qui passaient, a commencé à monter une bibliothèque. Avec deux livres !


Son fonds s’est agrandi au fur et à mesure des besoins exprimés par les utilisateurs, sa croissance est allée de pair avec une connaissance progressive et approfondie du quartier.


Au Zimbabwe, l’initiative revient à une femme possédant de réelles qualités de conteuse et travaillant dans un service d’alphabétisation. Elle s’est posée des questions essentielles : que faire pour que la lecture ne soit pas synonyme d’instrument à utiliser exclusivement pour l’obtention de diplômes ? Apprendre à lire pour quoi faire ? pour lire quoi ? Elle a commencé à écrire des histoires en langues locales, à les raconter, à les tester, chez elle, avec ses enfants, les enfants des voisins. Ainsi est née la première “home library”. La demande a été telle, immédiatement, qu’il a fallu recruter. On recrute, grâce à la radio, la télévision, les journaux, mais aussi en faisant du porte à porte. Plus que des bibliothécaires diplômés, elle recherche d’autres conteurs car ils manifestent un réel intérêt à la fois pour l’histoire et pour la communication. Maintenant, dans tout le pays et même au-delà des frontières, des particuliers ouvrent leur porte et leurs histoires à un maximum de vingt-cinq enfants.


Ces petites actions simples, au ras-du-sol, qui démarrent à un rythme lent, sous la responsabilité d’une ou deux personnes, sont à la portée de ceux qui ont toujours été exclus de la lecture. Chacun peut y trouver sa place, y être écouté. Pas de bureaucratie, pas de lourdes tâches à gérer : on privilégie la communication, l’accès au récit, à l’information au sens moderne du mot. On peut alors s’infiltrer de façon plus fine dans le quartier, ne pas se limiter aux seuls lecteurs, et donner à la lecture un caractère vital.


Ce travail accompli en étroite collaboration avec la population ne peut pas s’embarrasser d’une vision hiérarchique, liée aux diplômes universitaires, ce qui, dans certains milieux professionnels, suscite des réticences...


On est obligé de dépasser, de bousculer les notions traditionnelles de bibliothéconomie : chez nous, trop souvent, on a tendance à croire le problème résolu parce qu’on a une bibliothèque, on la remplit de livres savamment choisis et méthodiquement classés et c’est ensuite qu’on se demande comment faire venir le public.


L’enthousiasme que provoque la bibliothèque auprès d’une population généralement oubliée, ou encore assistée, vient du fait qu’elle est en lieu de lecture et d’information, est lieu de responsabilité. C’est l’enthousiasme, la conviction de l’urgence de l’action à entreprendre, - sans attendre une aide toujours hypothétique des pouvoirs publics - qui poussent les militants à essayer de susciter des initiatives de ce genre, un peu partout.



A.F.L. : Justement, comment s’opère la transition d’une initiative locale et personnalisée à un mouvement amplifié ? Comment ces actions peuvent-elles être reconnues par un gouvernement, aidées, sans être récupérées, institutionnalisées ?


G.P. C’est un réel problème. Au Vénézuela, il préoccupe ces pionniers qui ont développé des actions dynamiques, les minibibliothèques, et qui ressentent à la fois la nécessité de créer quelque chose de stable, le besoin d’être soutenus et en même temps la crainte de voir leur entreprise dénaturée parce que prise en charge d’“en haut”, donc retirée à la responsabilité de la population, ce qui est la négation même de cette entreprise. Pour l’instant, tout se passe bien car les responsables de la Bibliothèque Nationale ont assisté à la naissance et même participé au développement de ces micro-réalisations. Mais qu’en sera-t-il plus tard ? Est-ce que les pouvoirs publics peuvent réellement jouer le jeu et accepter de soutenir sans aliéner, un réseau parallèle ?


Ici et là, on a tellement vu de petites bibliothèques démarrer grâce à l’initiative et l’obstination d’ “animateurs naturels”, doués, pleins d’idées, qui par leurs -actions, ont réussi à intéresser les pouvoirs publics. Ceux-ci, alors décident de se lancer dans la création de bibliothèques publiques ; et ces animateurs ont alors de fortes chances d’être remplacés par d’autres qui, ont certes, davantage de diplômes, mais pas forcément une aussi bonne insertion dans la population.




A.F.L. : Pourquoi les institutions, soucieuses de toucher un public de plus en plus diversifié, ne protègent-elles pas l’authenticité et la spécificité d’une démarche qui réussit là où elles échouent?


G.P. L’expérience de la collaboration de la bibliothèque municipale de Caen avec un mouvement comme ATD-Quart Monde montre qu’il y a d’heureuses exceptions. C’est vrai que c’est toujours difficile de faire comprendre à une profession qui souffre d’être mal reconnue, qu’on peut travailler aussi avec des petits moyens, en contact direct avec une population, elle aussi, sans prestige. Il faut prendre quelques distances, quelques libertés avec la bibliothéconomie telle qu’on l’a apprise à l’école ; savoir l’utiliser et non s’y soumettre. La liberté - grande dans notre profession - en déconcerte beaucoup ; on préfère se réfugier dans la routine et les règlements.



A.F.L. : On pourrait penser que tu préconises le retour à la pauvreté pour lutter dans les milieux pauvres. Un peu comme, lorsque le ministère de l’Education Nationale envisage, pour résoudre le problème des B.C.D., d’inciter les enfants riches en livres à apporter ceux qu’ils ont lus à ceux qui n’en ont pas. Connaissant la valeur qu’on attribue aux livres donnés après usage, on détruit ainsi dix à quinze années de politique éditoriale, pour la Jeunesse, affublant les non-lecteurs d’un statut d’assistés, incompatible avec celui qu’on a quand on est lecteur.


Tu t’insurges assez contre la bonne conscience pour ne pas miser durablement sur ces actions.


G.P. : Il ne s’agit nullement de charité : il s’agit d’aider les gens à conquérir un instrument, la lecture, en vue de leur développement. C’est un travail urgent qui ne peut être remis à plus tard. Il faut donc savoir utiliser les moyens du bord, et non attendre la grande réalisation prestigieuse qui intimide et ne permet pas la prise de responsabilité, l’appropriation de la bibliothèque et de la lecture. Dans une deuxième étape, il sera certainement nécessaire d’avoir des bibliothèques plus complètes, une information plus large. Mais il ne faut pas mettre la charrue avant les boeufs.


Ces expériences-là montrent un souci constant d’aider la population à conquérir un statut d’êtres responsables. Ces militants, que j’ai rencontrés en Amérique Latine ou en Afrique, veulent précisément lutter contre la notion d’assisté ou de consommateur. Il s’agit, au contraire, de donner les moyens d’être plus responsables, plus exigeants. Au Zimbabwe, par exemple, la personne qui recrute les “conteurs-bibliothécaires” pour les “home-librairies”, exige qu’ils soient rétribués. C’est une garantie de qualité et de “durabilité”. Ce qui paraît essentiel, c’est la capacité, le goût de la communication, le respect du public et de ses exigences quelles qu’elles soient.


Beaucoup de ces petites bibliothèques, étant lieux d’information deviennent aussi lieux d’exposition de toutes sortes, de transmission des savoir-faire. Par réel souci de répondre aux besoins des gens, alphabétisés ou non. Ainsi, en Tanzanie la bibliothèque utilise différents types d’information pour apprendre à la population à construire des fours qui permettent d’économiser le bois. Problème capital en Afrique. Un modèle de four est exposé en permanence. Il ne se limite plus à l’information écrite. Il ne s’agit pas de favoriser la consommation de l’écrit, mais d’être efficace et de s’adresser aussi aux analphabètes.



Ce qui est intéressant, c’est de voir les conséquences de la lecture conscientisation. Ainsi, dans un village du Sénégal où, actuellement, se fait avec toute la population sans exception, un travail d’alphabétisation, de création de textes et même de fabrication de livres, la conscientisation qu’entraîne ce travail, a fait chuter de façon spectaculaire la mortalité infantile. C’est que le travail d’alphabétisation, de lecture, se fait autour de thèmes essentiels au développement comme des problèmes d’hygiène alimentaire, de santé, de protection de la forêt, etc. C’est aussi parce que la bibliothèque est due à un travail communautaire, qu’il s’agisse de sa construction avec les matériaux du coin, qu’il s’agisse d’exposer des éléments susceptibles d’aider la communauté ou d’être en mesure de transmettre un savoir, qu’il s’agisse de participer à la mise en valeur d’un patrimoine ou d’apprendre à lire un album, toutes ces expériences donnent une meilleure conscience de soi, une meilleure maîtrise de l’environnement et aident à poursuivre la réflexion dans d’autres domaines.




A.F.L. : L’action la plus importante aura sans doute été de donner un statut de citoyen à des êtres plutôt enclins à un comportement fataliste devant les événements de la vie. Cela confirmerait le fait que, pour devenir lecteur, il faut être impliqué dans des actions sociales, il faut avoir un statut de lecteur.


G.P. Pour moi, il est certain que l’organisation de la bibliothèque devrait permettre de responsabiliser ceux qui la fréquentent. Depuis ses débuts, les bibliothèques ont conscience que la lecture est associée à un sentiment de responsabilité. Pour pouvoir lire, il faut un certain respect de soi-même, avoir conscience de son identité, avoir un certain dynamisme, le goût de la découverte, se projeter, avoir un projet. C’est très frappant dans les expériences que j’ai vues. Il faut avoir conscience qu’on peut changer quelque chose ; qu’on a un rôle a jouer dans ce changement ; cela donne la motivation nécessaire qui permet de dépasser la difficulté d’un apprentissage ou tout simplement la difficulté de l’acte de lecture.


Dans la première bibliothèque française pour enfants, à l’Heure Joyeuse, dès 1924 les enfants s’organisaient en comité de gestion. J’ai vu la même chose pour des problèmes plus importants dans la banlieue de Caracas. Je suis arrivée à l’improviste dans une réunion organisée par les enfants et réunissant les adultes, pour essayer de remédier à un problème grave : depuis plusieurs mois, l’école était fermée, il fallait donc s’organiser. Le quartier était couvert d’affiches réalisées par les enfants. La réunion était organisée par eux. La bibliothèque était tout naturellement le lieu de réunion mais aussi de prise de responsabilité.

J’ai assisté aussi à une autre réunion où des “bibliothécaires” âgés de 12 à 2 ans discutaient entre eux du statut à donner aux mini-bibliothèques qu’ils animent. La question était : faut-il accepter l’intégration dans un réseau dirigé par la Bibliothèque Nationale, ce qui assure des moyens et une certaine continuité, ou bien faut-il bâtir un réseau parallèle. Ils discutaient un projet de convention proposé par le directeur de la Biblioteca National.

A.F.L. :Comment des enfants associés à des responsabilités aussi importantes se situent-ils ensuite devant le statut de l’enfant véhiculé par la littérature enfantine européenne ou nord-américaine ?


G.P. C’est vrai qu’il y a souvent décalage. Ce qui attire très souvent les enfants et les jeunes à la bibliothèque, c’est le type de relations qui s’y établit, c’est la possibilité de sortir d’un certain engrenage, c’est un lieu où peuvent se tisser des liens communautaires mais la lecture vient dans une deuxième étape. Il faut dire que l’édition latino-américaine, comme je l’ai entrevue, se présente souvent de façon un peu rébarbative. On y trouve de nombreux classiques adaptés ou non, qui ont passablement vieilli. Les animateurs du Banco del Libro ont eu parfaitement conscience des manques de l’édition et se sont lancés eux-mêmes dans l’édition d’ouvrages très étudiés, en rapport direct avec la réalité vénézuélienne, d’origine indienne, espagnole. On y trouve des contes, des romans, des albums mais aussi des documentaires, par exemple sur les poissons, les oiseaux du Vénézuela. L’expérience du Vénézuela est un peu particulière. D’une part, il existe une seule langue, l’espagnol, et le Vénézuela, grâce au pétrole, a eu les moyens de réaliser des expériences éditoriales qui reviennent relativement cher. Le problème est très différent en Afrique, avec la multitude des langues parlées et rarement transcrites.


La nécessité d’une littérature locale ne signifie pas qu’il faut en rester là.


Un équilibre est à trouver entre littérature autochtone et littérature universelle. Lors d’un stage que j’animais à l’Ile de La Réunion, j’avais été frappée de constater que le livre, le plus aimé de l’exposition était celui de Michel Cay, Le Loup Noël ; l’histoire avait touché les enfants et la présence de la neige, inconnue chez eux, ne les avait certainement pas désorientés.



A.F.L. : A partir du moment où on privilégie la communication dans des situations originales, l’écrit traditionnel n’est-il pas limité, le besoin d’un autre écrit ne se fait-il pas sentir ?


G. P. Ce qui m’intéresse beaucoup dans ce que j’ai pu voir dans les pays en développement, c’est que les bibliothèques dynamiques deviennent un creuset pour les créations locales. C’est d’ailleurs ce qu’on retrouve aussi en France. Je pense en particulier à la remarquable initiative menée par la bibliothèque Saint-John-Perse d’Aubervilliers, qui organise des concours de traduction d’oeuvres en berbère, bambara, wolof, etc., les manuscrits bilingues devant être ensuite publiés dans l’édition courante.


Je pense aussi a ce qui s’est passé d’une manière différente à la bibliothèque de Clamart lorsque à ses débuts, en 1965, nous avons promu auprès des éditeurs, des oeuvres étrangères ayant remporté un vif succès auprès des enfants français.


Cette conscience de la nécessité d’avoir une production locale est le leitmotiv de toutes les réunions accueillant des collègues de pays en développement. On a surtout pensé à conserver par écrit un patrimoine oral qui risque de disparaître complètement. L’expérience du Mali est particulièrement intéressante. On peut la découvrir en lisant Notre Librairie, numéro spécial sur la littérature de ce pays.


Il ne faut pas se cacher que la transcription est un très gros travail, très difficile, très long ; les lecteurs des Actes de Lecture le savent bien, s’ils ont lu l’article consacré au problème du créole à La Réunion.


On ne peut se limiter à ces textes : le dernier congrès de l’Ibby, à Chypre, a posé le problème. Quels autres textes publier ? Des exemples très intéressants ont été donnés par le Sénégal entre autres, avec des écrits réalisés par un village en cours d’alphabétisation, sensibilisé à des problèmes d’environnement et de développement et qui publie, avec le soutien financier et technique de différents organismes (Les Eaux et Forêts, les services d’hygiène) des livres nécessaires à la survie. Au Mali et ailleurs, on utilise beaucoup les mini cassettes et les bandes vidéo. Cela peut aboutir éventuellement à la publication de livres mais pas forcément. Le magnétophone est un objet très utilisé en Afrique et ailleurs. Il est évidemment très facile d’utilisation et une collègue du Sénégal a vu à quel point le fait d’enregistrer les villageois avec qui elle travaille, leur faisait prendre conscience de l’importance de ce qu’ils ont à dire. Un peu partout au Malawi, au Zimbabwe, au Mali, on demande aux enfants de raconter des histoires, on les enregistre, ou bien ils les écrivent. Ils utilisent très souvent leurs parents ou leurs grands-parents comme source d’information ; comme incitation, on organise des concours.


Au Zimbabwe, ils sont payés un dollar par histoire. Cela permet ensuite aux écrivains d’utiliser un matériau très riche. Cela dit, le problème n’est pas forcément réglé car il faut trouver un illustrateur, un éditeur. Or les tirages ne peuvent être que très faibles dans ces pays où les langues sont si nombreuses. Le besoin est tellement fort que dans certains pays, on utilise des méthodes médiévales. Les bibliothécaires se mobilisent pour écrire des livres à la main. L’expérience de Dakar est particulièrement intéressante. Une personne a monté dans une medina (quartier populaire) un centre où on favorise l’expression des enfants (théâtre, peinture, danse, etc.). On y raconte aussi des histoires. C’est un lieu où des adultes qui ont envie d’écrire pour des enfants, peuvent réaliser leur projet en cohabitant avec ceux qui risquent de devenir leurs futurs lecteurs, en les voyant eux-mêmes confrontés à des tentatives d’expression.



A.F.L. : Comment réagissent les institutions entre elles quand de telles expériences connaissent un succès qui risque de rivaliser avec leur propre mission ?


G.P. Cela varie selon les personnes qui les animent. Ainsi, en visitant une très petite bibliothèque dans un quartier très pauvre de Manille, où toutes les conditions étaient réunies pour faire en sorte que la lecture soit parfaitement intégrée au quartier, devienne vraiment un élément de la vie des enfants, j’avais posé la question de savoir ce qu’ils faisaient pour les enfants qui avaient de grosses difficultés de lecture. J’avais été très surprise - et déçue - par la réponse “C’est à l’école de s’en préoccuper”. Je suis sûre, hélas, que cette réaction existe encore souvent, y compris en France. Mais les choses changent beaucoup et toutes les expériences que j’ai mentionnées plus haut font état d’une mentalité tout à fait différente.



A.F.L. : Quel peut-être le rôle de quelqu’un comme toi qui côtoie des fonctionnements plutôt différents, quand tu interviens auprès de ces acteurs ?


G. P. : Mon rôle, comment le définir ? Ce qui intéresse le plus mes interlocuteurs, c’est le fait que je puisse parler de mon expérience à Clamart dans un milieu que je considère en développement, où nous avons un certain nombre de problèmes en commun nous sommes en présence de différents types de cultures. Nous avons affaire à une communauté qui a une mauvaise image d’elle-même, un niveau de lecture très bas ; etc.


L’expérience de la Joie par les Livres les intéresse aussi dans la mesure où elle s’est créée au fur et à mesure que les besoins se faisaient sentir. Elle a maintenant une structure intéressante qui permet la réflexion à partir d’une pratique sans cesse en changement, la diffusion de ses expériences par des publications, des stages, des cours. On se pose aussi le problème du choix des livres. Ce qui me paraît important c’est d’insister sur le pourquoi de notre action. Les règles bibliothéconomiques, je dois dire que je n’en parle jamais. Ce qui, dernièrement, intéressait beaucoup les Africains, c’est l’expérience que nous menons actuellement dans un îlot sensible de la Cité de la Plaine, le fait que nous puissions amorcer un travail simplement en apportant des paniers de livres, en les racontant. Cette expérience est en constante évolution et j’ai tous les jours conscience qu’elle se rapproche beaucoup des petites réalisations rencontrées ici et là. Ce qui me paraît essentiel pour toutes ces actions c’est qu’elles ne reposent pas sur un grand plan élaboré en bureau mais qu’elles se développent petit à petit, l’essentiel étant d’être à l’écoute, de saisir les occasions et d’associer la population au projet.


Je deviens aussi une sorte de commis voyageur entre l’Amérique Latine et l’Afrique en faisant bénéficier tel pays des expériences d’un autre pays.


En conclusion, il me semble que sans renier l’acquis de ces dernières années, c’est-à-dire la création et l’ouverture de nombreuses bibliothèques pour enfants, il faut maintenant aller bien au-delà, ne pas limiter l’action de la bibliothèque à ce qui se passe entre ses murs, ne pas limiter la collaboration au travail avec les écoles. C’est ce que font d’ailleurs de plus en plus les bibliothèques qui travaillent avec toutes les institutions et les personnes chargées de la petite enfance. Les intérêts, les conditions de vie de la population enfantine changent ; la bibliothèque doit donc transformer ses méthodes de travail.


Des comptes rendus d’expériences ont été publiés aux Editions Saur (6, rue de la Sorbonne, 75005 PARIS). Le titre de l’ouvrage : Les enfants, les jeunes et les bibliothèques dans les pays en développement ; et dans la Revue des Livres pour enfants, n095, février-mars 1984.


Geneviève Patte