La revue de l'AFL Les Actes de Lecture n°9 mars 1985 ___________________ ÉditorialDe la nécessité de passer du déchiffrement à l'apprentissage de la lecture Comme les précédents, ce numéro 9 de notre revue présente un dossier. Il est, cette fois, intitulé : “Une politique de lecture”. Après les BCD (n°5), ELMO (n°7) et “Les exclus de l’écrit” (n°8), nous essayons de rendre compte de ce qui se fait, ici et là, de manière délibérée, pour la lecture envisagée sous tous ses aspects. Ici et là, c’est-à-dire dans des unités géographiques ou administratives (un quartier, un village, une commune, un département, une académie, une région, une Z.E.P. Ce que nous serions tentés d’appeler des “bassins de lecture” si les connotations du terme ne le rendaient pas quelque peu inapproprié pour ce qui nous intéresse) mais aussi dans des organismes dont le but affiché est de se préoccuper, exclusivement ou non, d’améliorer le savoir-lire et de promouvoir la lecture (associations, Mission d’Action Culturelle, groupe local de l’AFL). Ces lieux n’ont pas été choisis au hasard, mais ils sont illustratifs. Ils ne peuvent, en aucun cas, être représentatifs de réalités multiples et complexes et nous sommes conscients qu’on peut nous reprocher de n‘avoir pas parlé de tel ou tel endroit, où, pourtant... Notre but est bien de rendre compte, de décrire. Bien sûr, les auteurs des articles, membres de l’AFL souvent très engagés eux-mêmes dans des actions, n‘ont pu échapper à la tentative d’analyse. Leurs reportages sont “marqués” par une réflexion préalable. C’est ainsi qu’ils font référence à un article paru dans le n°8 des A.L. (pp.92 et suiv.) dans lequel Jean Foucambert essaie de tirer les enseignements de notre dossier sur les exclus de l’écrit et de définir, sous la forme de 7 propositions, la trame d’une politique globale. C’est dire que notre enquête s’inscrit dans le prolongement de la précédente. Pourtant l’abondance de l’information recueillie nous oblige – dans le souci que nous avons de ne pas faire un « numéro spécial » uniquement consacré à ce sujet et de laisser la place à d’autres préoccupations - à n’en présenter qu’une partie. La suite sera dans le prochain numéro, selon la formule consacrée. Sans vouloir transformer cet éditorial en article de fond, ni anticiper sur ce que pourrait être les conclusions de ces enquêtes, nous voudrions faire état de quelques réflexions destinées à expliquer les raisons de ce dossier et à en préparer la lecture. En écrivant, il y a quelques années, « Lire c’est vraiment simple », nous songions essentiellement à l’échec scolaire. Ce n’est pas que n’avions pas à l’esprit la responsabilité des techniques d’alphabétisation dans les inégalités culturelles, politiques et professionnelles ; mais, pour avoir tous travaillé dans - ou avec - des écoles expérimentales et avoir buté en permanence sur l’évidente corrélation entre savoir-lire et réussite, nous étions surtout préoccupés par l’urgence des changements à mettre en oeuvre dans l’apprentissage initial. Pourtant, le sous-titre du livre : « quand c’est l’affaire de tous » en témoigne, nous n’envisagions pas de solution uniquement scolaire. Quand il s’agit d’enseigner le déchiffrement, l’école y suffit. Quand on se préoccupe d’apprentissage de la lecture... Bref, ne refaisons pas le libre ici. Une véritable politique de lecturisation, en imaginant qu’elle puisse se borner à la seule population scolarisée, concerne l’ensemble des instances éducatives et culturelles et modifie nécessairement les rapports qu’elles ont entre elles. Le phénomène de I’illettrisme, l’acuité des problèmes de formation dus aux difficultés économiques et à leurs retentissements sur l’emploi, ont attiré l’attention générale sur la lecture et démontré que les solutions dépassaient le strict cadre de l’école. Sans sombrer dans un pessimisme noirâtre, force est de constater que la situation s’aggrave rapidement. On estime qu’aux Etats-Unis, le nombre d’illettrés et d‘analphabètes croît d’un million et demi par an. Préfiguration de ce qui nous guette ? Les efforts indéniables entrepris depuis 3 ans dans le domaine de la lecture publique.., font lire davantage les 20% de la population qui sont lecteurs et augmentent le hiatus entre ceux qui lisent et ceux qui ne lisent pas. Pire, il n‘existe nulle part, de demandes, de revendications de la part des non-lecteurs. Notre dossier le confirme. C’est que l’écrit n’a d’intérêt, face aux autres moyens de communication, que lorsqu’il est lu. Déchiffré, il n’est qu’un oral qu’il faut obtenir à l’aide d’un moyen peu efficace, alors que cet oral est “donné” par les autres médias omniprésents. Tout se passe comme si les alphabétisés n’avaient plus besoin de l’être... on mesuraient l’inanité des efforts à faire pour le devenir. Malgré l’énergie déployée par ceux qui en ont la charge, les stages d’insertion n’insèrent personne... les actions d’alphabétisation alphabétisent peu ! On sait aussi les difficultés des reconversions imposées par les mutations technologiques, pour une grande proportion des travailleurs de l’industrie notamment. Aucun système économique ne peut assumer le coût - en temps et en argent - d’une formation permanente qui ne soit pas fondée sur les ressources de l’autodidactie. Les stages de formation ne peuvent être que des temps d’information sur les moyens - essentiellement écrits - de se former soi-même. Si la société a toujours eu le nombre de lecteurs et d’alphabétisés dont elle avait besoin, il semble bien qu’elle n’ait, maintenant, que faire de “producteurs” et d’administrés seulement alphabétisés. Ce sont là, parmi d’autres, les manifestations déplorables mais classiques, d’une évolution qui surprend par sa rapidité, et les conséquences de l’inadaptation d’un système qui survit dans une période de transition. Cette évolution désarçonne, laisse les responsables désemparés... et conduit, hélas, certains (et non des moindres) à prôner un retour aux solutions anciennes. Selon les économistes, nous ne vivons actuellement que l’ébauche d’une évolution qui va s’accélérer et dont les effets sont prévisibles. La grande presse et la littérature spécialisée abondent d’informations à ce sujet. Aussi ne prendrons-nous que deux exemples. Les États-Unis ont - à quel prix et avec quelle brutalité ! - mis en place un appareil productif caractéristique de cette société post-industrielle vers laquelle nous nous acheminons, de gré ou de force. Le résultat est que les 3/4 de la population active travaillent maintenant dans le traitement de l’information et les services. Seulement 22% restent dans l’industrie et 3% dans l’agriculture (1). En l’an 2000, dans 15 ans, 1% de la population de notre pays travaillera dans l’agriculture et suffira pour nourrir le reste de la nation. Que deviendront les autres ? Ils grossiront obligatoirement ce fameux secteur tertiaire qui, pour pléthorique que nous le trouvions déjà, va encore augmenter. Les Etats-Unis sont là pour le confirmer. Les enfants de beaucoup de nos paysans - mais pas seulement de nos paysans - vont devoir être informaticiens, journalistes, “restaurateurs à la ferme”, employés d’administrations. Il faudra qu’ils soient lecteurs. Ou alors, ils seront chômeurs, assistés par (ou exclus de) cette société qui s’annonce, et qui aura un impérieux besoin de beaucoup de lecteurs. De beaucoup ? À partir de là, à l’AFL, les scénarios divergent selon le degré d’optimisme de chacun, mais tous conduisent à une même évidence. Car, à ne considérer que les aspects économiques, oublierait l’autre volet des problèmes les raisons sociales et politiques qui rendent, elles aussi, urgentes les mesures à prendre dans le domaine de la lecture. Ces raisons sont familières au lecteur des A.L. Il suffit donc de rappeler, pour mémoire, que les 30% de lecteurs actuels se partagent le pouvoir.., quel lien il y a entre statut social et degré de lecture... qu’on est non-lecteur, non pas par incapacité technique, mais parce que, ayant peu de part dans les responsabilités et le pouvoir, on n’est ni destinataire ni utilisateur d’écrit. Les plus optimistes parmi nous y trouvent argument. Ils pensent que la lecturisation de l’ensemble du corps social est inéluctable et que les ratés et les retards présents sont des hésitations ou des reculades devant la radicalité des changements à opérer, quand ils ne sont pas simplement dus à l’ignorance momentanée des solutions à mettre en place. Pour eux, nous retrouvons, 100 ans après, les conditions qui ont fait le succès de l’a1phabétisation. Le consensus qui a permis la réussite de 1’éco1e de la 3ème République est né de la conjonction de deux volontés pourtant antagonistes. Celle des mi1ieux populaires d’obtenir le droit à l’instruction. Celle de la bourgeoisie de canaliser cette revendication par une école aux mains de l’état. Aujourd’hui, la conjonction des impératifs économiques et des enjeux démocra tiques, même s’ils sont contradictoires à bien des égards, permettra les investissements nécessaires à une grande politique de lecture. D’une part, la démocratie ne peut se satisfaire d’une minorité de lecteurs et le combat politique visera toujours à ce qu’augmente le nombre de gens maîtrisant les moyens d’information, de désaliénation et d’épanouissement personnel. D’autre part, les dirigeants de l’économie et de l’industrie ont besoin que s’opèrent les mutations technologiques qui conditionnent le maintien de grands secteurs d’activités. Les journaux titraient dernièrement, à propos d’un rapport du Commissariat Général au Plan : “La formation ne doit plus être considérée comme une dépense sociale, mais comme un investissement”. Ce rapport dénonce le “mauvais réflexe”, qui, de 1972 à 1980, conduisait à une répartition inégalitaire des moyens de formation et met l’accent sur le rôle stratégique de la formation (2). Certes, des deux volontés qui ont fondé l’école il y a un siècle, l’une a triomphé de l’autre. C’est pourquoi, pour ce qui nous concerne maintenant, est-il nécessaire d’être vigilant afin que la lecturisation soit l’affaire de tous et ne soit pas, dès l’origine, asservie à des intérêts technocratiques ou l’instrument d’une soumission à des normes culturelles. * Les pessimistes ne sont pas moins partisans de la lecturisation, ni moins convaincus de son urgence. Ce dont ils doutent, c’est d’abord de la nécessité éconornique d’augmenter le nombre de lecteurs et donc des facilités qu’offrirait le consensus dont font état les premiers. Les mutations technologiques risquent fort, selon eux, de diminuer les besoins en main-d’oeuvre et de concentrer la production entre les mains de techniciens de haut niveau. Ceux-là seuls devront être lecteurs pour atteindre les stades de qualifications requises et s’y maintenir. Les autres, partageant leur temps, selon des proportions variables, entre emplois subalternes et “loisirs” éloignés du jeu social, seront ces illettrés distraits et sous-informés par les médias, dont on voit déjà croître rapidement le nombre. Aussi ne faut-il pas s’étonner, disent nos pessimistes, de la volonté politique exprimée par les responsables de l’Éducation nationale, de promouvoir une élite même si on était en droit d’attendre d’eux autre chose. Ce qui peut surprendre, c’est inadaptation des décisions prises au nom d’un réalisme devant lequel ils disent devoir s’incliner... c’est de ressortir cette vieille lune de la réussite individuelle comme gage de républicanisme.., mais peu importe ! La lecturisation, facteur de promotion collective est bien le contre-feu à la société inégalitaire que secrète la sophistication des moyens de production et de gestion, mais elle sera le résultat d’un combat beaucoup plus âpre que ne le laisse supposer une vision optimiste de l’avenir, car elle se heurtera à une défense de privilèges importants. Cessons
ces
supputations. L’expérience montre -assez que le
futur a
souvent démenti les prédictions de futurologues
plus
compétents et plus informés que nous. Ce qui
importe,
c’est que, quelle que soit
l’éventualité, la
qualité de la vie collective et individuelle
dépendra,
pour une part non négligeable, du taux de lecture des
Français. Notre dossier a pour but de montrer ce
qu’il se
fait, ce qu’il se tente, ici ou là, par des gens
conscients
de l’importance grandissante de la lecture.
(1) Jacqueline GRAPIN. Le dirigisme à 1’américaine. (Le Monde du 29.11.84 p.2). (2) Voir notamment Le Monde du 12.02.85 p.40.
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