La revue de l'AFL Les Actes de Lecture n°10 mars 1985 ___________________ I have always been the sort of person who enjoys reading. When I have nothing else to do, I read. Charlie Brown
LIRE : ESQUISSE SOCIO-PHYSIOLOGIQUE
On peut être écrivain et s’intéresser à la lecture pour autre chose que le contenu et la forme de ce qui est écrit… et lu. Quand, en plus ce qui intéresse un écrivain porte sur des aspects inhabituels, voire insolites, de la lecture et que le talent s’en mêle, cela donne un texte savoureux. Nous remercions les « Amis de Georges Pérec » de leur aimable autorisation de publier ici ce texte.
Les pages qui suivent ne sauraient être autre chose que des notes : un rassemblement, plus intuitif qu’organisé de faits dispersés ne renvoyant qu’exceptionnellement à des savoirs constitués ; ils appartiendraient plutôt à ces domaines mal partagés, ces terres en friche de l’ethnologie descriptive que Marcel MAUSS évoque dans son introduction aux “techniques du corps” (voir Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1950, p.365 sq.) et qui, rangés sous la rubrique « divers », constituent des zones d’urgence dont on sait seulement qu’on ne sait pas grand-chose, mais dont on pressent qu’on pourrait beaucoup y trouver si l’on s’avisait d’y prêter quelque attention : faits banals, passés sous silence, non pris en charge, allant d’eux-mêmes : ils nous décrivent pourtant, même si nous croyons pouvoir nous dispenser de les décrire ; ils renvoient, avec beaucoup plus d’acuité et de présence que la plupart des institutions et des idéologies dont les sociologues font habituellement leur nourriture, à l’histoire de notre corps, à la culture qui a modelé nos gestes et nos postures, à l’éducation qui a façonné nos actes moteurs au moins autant que nos actes mentaux. Il en va ainsi, précise MAUSS, de la marche et de la danse, de la course à pied et du saut, des modes de repos, des techniques de portage et de lancer, des manières de table et des manières de lit, des formes extérieures de respect, de l’hygiène corporelle, etc. Il en va ainsi, aussi, de la lecture.
Lire est un acte. Je voudrais parler de cet acte, et cet acte seulement, de ce qui le constitue, de ce qui l’entoure, non de ce qu’il produit (la lecture, le texte lu), ni de ce qui le précède (l’écriture et ses choix, l’édition et ses choix, l’impression et ses choix, la diffusion et ses choix, etc.), quelque chose, en somme, comme une économie de la lecture sous ses aspects ergologiques (physiologie, travail musculaire) et socio-écologiques (son environnement spatio-temporel).
Toute une école moderne de critique a, depuis plusieurs décennies déjà, mis précisément l’accent sur le comment de l’écriture, le faire, le poiétique. Non pas la maïeutique sacrée, l’inspiration saisie aux cheveux, mais le noir sur blanc, la texture du texte, l’inscription, la trace, le pied de la lettre, le travail minuscule, l’organisation spatiale de l’écriture, ses matériaux (la plume ou le pinceau, la machine à écrire), ses supports (Valmont à la Présidente de Tourvel :
“la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l’autel sacré de l’amour...”).
ses codes (ponctuation, alinéa, tirades, etc.), son autour (l’écrivain écrivant, les lieux, ses rythmes ; ceux qui écrivent au café, ceux qui travaillent la nuit, ceux qui travaillent à l’aube, ceux qui travaillent le dimanche, etc.).
Un travail équivalent reste à faire, me semble-t-il, sur l’aspect efférent de cette production : la prise en charge du texte par le lecteur. Ce qu’il s’agit d’envisager, ce n’est pas le message saisi, mais la saisie du message, à son niveau élémentaire, ce qui se passe quand on lit : les yeux qui se posent sur les lignes, et leur parcours, et tout ce qui accompagne ce parcours : la lecture ramenée à ce qu’elle est d’abord une précise activité du corps, la mise en jeu de certains muscles, diverses organisations posturales, des décisions séquentielles, des choix temporels, tout un ensemble de stratégies insérées dans le continuum de la vie sociale, et qui font qu’on ne lit pas n’importe comment, ni n’importe quand, ni n’importe où, même si on lit n’importe quoi.
LE CORPS
Les yeux.
On lit avec ses yeux (1). Ce que les yeux font pendant qu’on lit est d’une complexité qui dépasse à la fois ma compétence et le cadre de cet article. De l’abondante littérature qui a été consacrée à la question depuis le début du siècle (Yarbus, Stark, etc.), on peut au moins tirer cette certitude élémentaire, mais fondamentale : les yeux ne lisent ni les lettres les unes après les autres, ni les mots les uns après les autres, ni les lignes les unes après les autres mais procèdent par saccades et fixations, explorant en un même instant la totalité du champ de lecture avec une redondance opiniâtre : parcours incessants ponctués d’arrêts imperceptibles comme si, pour découvrir ce qu’il cherche, l’œil devait balayer la page avec une agitation intense, non pas régulièrement, à la manière d’un récepteur de télévision (comme ce terme de balayage pourrait le laisser penser), mais d’une manière aléatoire, désordonnée, répétitive, ou, si l’on préfère, puisque nous sommes en pleine métaphore, comme un pigeon- picorant le sol à la recherche de miettes de pain. Cette image est évidemment un peu suspecte, mais elle me semble pourtant caractéristique, et je n’hésite pas à en tirer quelque chose qui pourrait être le point de départ d’une théorie du texte : lire, c’est d’abord extraire d’un texte des éléments signifiants, des miettes de sens, quelque chose comme des mots-clés que l’on repère, que l’on compare, que l’on retrouve. C’est en vérifiant qu’ils sont là que l’on sait qu’on est dans le texte, qu’on identifie, qu’on l’authentifie ; ces mots-clés peuvent être des mots (dans les romans policiers, par exemple ; plus encore dans les productions érotiques ou se voulant telles), mais peuvent aussi être des sonorités (des rimes), des modes de mise en page, des tournures de phrase, des particularités typographiques (par exemple, la mise en italique de certains mots dans de trop nombreux textes de fiction, de critique, ou de critique-fiction, contemporains), voire même des séquences narratives entières (cf Jacques DUCHATEAU, “Lecture marginale de Peter Cheney”, dans La littérature potentielle, Paris, ldées-Gallimard, 1973).
Il s’agit en quelque sorte de ce que les théoriciens de l’information appellent une reconnaissance de forme : la recherche de certains traits pertinents permettant de passer de cette succession linéaire de lettres, d’espaces et de signes de ponctuation d’abord un texte à ce que sera son sens lorsqu’on y aura repéré, aux différents étages de la lecture, une cohérence syntaxique, une organisation narrative, et ce que l’on appelle un “style”.
En dehors de quelques exemples classiques et élémentaires, c’est-à-dire lexicaux (lire, c’est savoir tout de suite que le mot “couvent” désigne ou bien ce que font les poules une fois l’oeuf pondu, ou bien un monastère, ou que les Fils Aymon ne sont pas des fils à coudre), je ne sais par quels protocoles expérimentaux on pourrait étudier ce travail de reconnaissance ; je n’en ai pour ma part qu’une confirmation négative le sentiment d’intense frustration qui m’a longtemps saisi àla lecture des romans russes (... veuf d’Anna Mikhaïlovna Droubetskoi, Boris Timoféitch Ismaïlov demanda la main de Katérina Lvovna Borissitch qui lui préféna Ivan Mikhailov Vassiliev...) ou lorsque, à quinze ans, je voulus déchiffrer les passages réputés osés des Bijoux indiscrets (Saepe turgentem spumantemque admovit ori priapum, simulque appressis ad labia labiis, fellatrice me linguâ perfricuit...).
Un certain art du texte pourrait se fonder sur le jeu entre le prévisible et l’imprévisible, entre l’attente et la déception, la connivence et la surprise : la présence de tournures soigneusement précieuses nonchalamment parsemées d’expressions subtilement triviales ou franchement argotiques (Claudel, Lacan, ...) pourrait en fournir un exemple ; ou, mieux “Mais j’y touille, vous flotterez bien quelque chose une cloque de zoulou, deux doigts de loto ? ” (Jean Tardieu, Un mot pour un autre) ou les métamorphoses de Bolucra « Boulingra, Brelugat, Brolugat, Botugat, Botrulat, Brodugat, Bretoga, Butage, Brelogat, Bretouilla, Bodrugat, etc.) dans Le dimanche de la vie (2).
Un certain art de la lecture - et pas seulement la lecture d’un texte, mais ce que l’on appelle la lecture d’un tableau, ou la lecture d’une ville - pourrait consister à lire de côté, à porter sur le texte un regard oblique (mais déjà, il ne s’agit plus de la lecture à son niveau physiologique : comment pourrait-on apprendre aux muscles extra-oculaires à “lire autrement” ?).
La voix, les lèvres. Il est considéré comme grossier de remuer les lèvres en lisant. On nous a appris à lire en nous faisant lire à voix haute ; ensuite il a fallu désapprendre ce qu’on nous a dit être une mauvaise habitude, sans doute parce qu’elle sent trop l’application, l’effort.
Il n’empêche que les muscles crico-aryténoïdiens et crico-thyroïdiens, tenseurs et constricteurs des cordes vocales et de la glotte, sont actifs lorsque nous lisons.
La lecture reste inséparable de ses mimique labiales et de ses activités vocales (il y a des texte qui ne devraient être que murmurés ou chuchotés, d’autres qu’il faudrait pouvoir hurler ou marteler).
Les mains. Il n’y a pas que les aveugles qui soient gênés pour lire. Il y a aussi les manchots ils ne peuvent pas tourner les pages.
Les mains ne servent plus qu’à tourner les pages. La généralisation des livres tout massicotés prive le lecteur d’aujourd’hui de deux grands plaisirs : celui de couper les pages (ici, si j’étais STERNE, viendrait s’intercaler tout un chapitre à la gloire des coupe-papiers, depuis le coupe-papier de carton donné par le libraires chaque fois que l’on achetait un livre, jusqu’au coupe-papier en bambou, en pierre polie, en acier, en passant par les coupe-papiers en forme de cimeterre (Tunisie, Algérie, Maroc), d’épée de matador (Espagne), de sabre de samouraï (Japon) et par ces horribles choses gainées de simili faux cuir constituant avec divers objets de même acabit (ciseaux, porte-stylo, boîte à crayons, calendrier universel, pense-bête, sous-main à buvard incorporé, etc.) ce que l’on appelle une « parure de bureau »), et celui, encore plus grand, de commencer à lire un livre sans en avoir coupé les pages. On se souvient (ce n’est tout de même pas si lointain) que les livres étaient pliés de telle façon que pages à couper alternaient ainsi : huit pages dont il fallait couper, d’abord le bord supérieur, et ensuite, à deux reprises, le bord latéral. Les huit premières pouvaient se lire presque entièrement sans coupe-papier ; des huit autres, on pouvait lire, évidemment, la première et la dernière et, en soulevant, la quatrième et la cinquième. Mais rien de plus. Il y avait dans le texte des lacunes qui réservaient des surprises et suscitaient des attentes.
Postures. La posturologie de la lecture est évidemment trop liée aux conditions d’environnement (que je vais examiner dans un instant) pour que l’on puisse l’envisager tant que telle. Ce serait une recherche pourtant fascinante, intrinsèquement liée à une sociologie du corps dont on peut s’étonner qu’aucun sociologue ou -anthropologue ne se soit soucié de l’entreprendre en dépit du projet proposé par Marcel MAUSS que j’ai déjà évoqué au début de cet article). En l’absence de toute étude systématique, on ne peut qu’esquisser une énumération sommaire :
lire debout (c’est la meilleure façon de consulter un dictionnaire) lire assis, mais il y a tellement de manières d’être assis : les pieds touchant le sol, les pieds plus hauts que le siège, le corps renversé en arrière (fauteuil, canapé), les coudes appuyés sur une table, etc. lire couché ; couché sur le dos ; couché sur le ventre ; couché sur le côté, etc. lire à genoux (des enfants feuilletant un livre d’images; les Japonais ?) Lire accroupi (Marcel IMAUSS : La posture accroupie est, à mon avis, une position intéressante que l’on peut conserver à un enfant. La plus grosse erreur est de la lui enlever. Toute l’humanité, excepté nos sociétés, l’a conservée) Lire en marchant. On pense surtout au curé qui prend le frais en lisant son bréviaire. Mais il y a aussi le touriste qui déambule dans une ville étrangère, -plan à la main, ou qui passe devant les tableaux du musée en lisant la description que les guides en donnent. Ou bien marcher dans la campagne, un livre à la main, en lisant à voix haute. Il me semble que c’est de plus en plus rare.
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II L’AUTOUR
On peut très grossièrement, distinguer deux catégories de lectures : celles qui s’accompagnent d’une autre occupation (active ou passive), et celles qui ne s’accompagnent que d’elles-mêmes. La première conviendrait à un monsieur qui feuillette un magazine en attendant son tour chez le dentiste ; la seconde conviendrait à ce même monsieur qui, de retour chez lui, en paix avec sa denture, s’assoit à sa table pour lire les Souvenirs d’une ambassade en Chine, par le marquis de MOGES.
Il arrive donc que l’on lise pour lire, que la lecture soit l’unique activité d’un moment. Un exemple en est donné par des lecteurs assis dans la salle de lecture d’une bibliothèque ; en l’occurrence, même, la bibliothèque est un endroit spécial réservé à la lecture,un des seuls lieux où la lecture soit une occupation collective (lire n’est pas nécessairement une activité solitaire, mais c’est généralement une activité individuelle ; il arrive que l’on lise à deux, tempe contre tempe ou l’un par-dessus l’épaule de l’autre ; ou bien on relit, pour quelques autres, à voix haute) ; mais l’idée de plusieurs personnes lisant en même temps la même chose a quelque chose d’un peu surprenant: des gentlemen dans un club, lisant le Times ; un groupe de paysans chinois étudiant le Petit livre rouge.
Un autre exemple me semble particulièrement bien illustré par une photo parue, il y a plusieurs années, dans L’Express à l’occasion d’une étude d’ensemble sur l’édition en France elle représente Maurice NADEAU, enfoncé dans un confortable fauteuil, entoure de piles de livres plus hautes que lui.
Ou bien encore un enfant lisant ou s’efforçant de lire le chapitre d’histoire naturelle sur lequel il craint d’être interrogé le lendemain.
Or pourrait sans mal multiplier les exemples. Ce qui me semble les relier, c’est que chaque fois ce “lire pour lire” se rattache à une activité studieuse, à quelque chose qui est de l’ordre du travail ou du métier, de l’ordre en tout cas de la nécessité. Il faudrait évidemment préciser davantage et, en particulier, trouver des critères à peu près satisfaisants pour distinguer le travail du non-travail. Dans l’état actuel des choses, il me semble pertinent de marquer cette différence : d’un côté une lecture, disons professionnelle, à laquelle il importe de se consacrer tout entier, d’en faire l’objet unique d’une heure ou d’une journée ; de l’autre, une lecture, disons de loisir, qui s’accompagnera toujours d’une autre activité.
C’est en effet ceci qui, pour le propos qui m’occupe me frappe le plus dans les manières de lire : non pas que la lecture soit considérée comme une activité de loisir, mais que, d’une manière générale, elle ne puisse exister seule ; il faut qu’elle soit insérée dans une autre nécessité ; il faut qu’une autre activité la supporte : la lecture est associée à l’idée d’un temps à remplir, un temps mort dont il faut profiter pour lire. Peut-être cette activité porteuse n’est-elle que le prétexte de la lecture, mais comment savoir ? Un monsieur qui lit sur la plage, est-il sur la plage pour lire, ou lit-il parce qu’il est sur la plage ? La fragile destinée de TRISTRAM SHANDY lui importe-t-elle vraiment plus que le coup de soleil qu’il est en train de prendre sur les mollets ? Ne convient-il pas, en tout cas, d’interroger ces environnements de la lecture : lire, ce n’est pas seulement lire un texte, déchiffrer des signes, arpenter des lignes, explorer des pages, traverser un sens; ce n’est pas seulement la communion abstraite de l’auteur et du lecteur, la noce mystique de l’Idée et de l’Oreille, c’est, en même temps, le bruit du métro, ou le balancement d’un wagon de chemin de fer, ou la chaleur du soleil sur une plage et les cris des enfants qui jouent un peu plus loin, ou la sensation de l’eau chaude dans la baignoire, ou l’attente du sommeil...
Un exemple me permettra de préciser le sens de cette interrogation que l’on est parfaitement en droit, au demeurant, de trouver tout à fait oiseuse : il y a une bonne dizaine d’années, je dînais avec quelques amis dans un petit restaurant (hors-d’oeuvre, plat du jour garni, fromage ou dessert) ; à une autre table, dînait un philosophe déjà justement réputé ; il dînait seul tout en lisant un texte ronéotypé qui était probablement une thèse. Il lisait entre chaque plats, et souvent même entre chaque bouchée, et nous nous sommes demandé, mes compagnons et moi, quel pouvait être l’effet de cette double activité, comment ça se mélangeait, quel goût avaient les mots et quel sens avait le fromage : une bouchée, un concept, une bouchée, un concept... comment est-ce que ça se mâchait, un concept, comment est-ce que ça s’ingurgitait, comment ça se digérait ? Et comment pouvait-on rendre compte de l’effet de cette double nourriture, comment le décrire, comment le mesurer ?
L’énumération qui suit, esquisse d’une typologie des situations de lecture, ne répond pas seulement au seul plaisir d’énumérer. Il me semble qu’elle peut préfigurer une description globale des activités urbaines aujourd’hui. Dans le réseau enchevêtré des rythmes journaliers s’insèrent un peu partout des laps, des bribes, des plages de lecture ; comme si, chassée de notre vie par les impératifs horaires, mais se souvenant du temps où, enfants, nous passions nos après-midi du jeudi vautrés sur un lit en compagnie des trois mousquetaires et des enfants du capitaine Grant, la lecture venait subrepticement se glisser dans les interstices et les déchirures de notre vie d’adulte.
Laps
On peut classer les lectures selon le temps qu’elles occupent. Les laps viendraient en premier. On lit en attendant, chez le coiffeur, chez le dentiste (lecture distraite par l’appréhension) ; en faisant la queue devant un cinéma, on lit le programme des cinémas ; dans les administrations (sécurité sociale, chèques postaux, objets trouvés, etc.) en attendant que l’on appelle votre numéro.
Quand ils savent que l’attente sera longue aux portes d’un stade ou de l’Opéra, les prévoyants se munissent d’un pliant et d’un livre.
Le corps.
On peut classer les lectures selon les fonctions corporelles :
La nourriture : Lire en mangeant (voir plus haut). -Décacheter son courrier, déplier le journal, en prenant son petit déjeuner.
La toilette : Lire dans son bain est considéré par beaucoup comme un plaisir suprême. Souvent, pourtant, l’idée est plus plaisante que sa réalisation : plupart des baignoires s’avèrent incommodes et à moins d’un équipement spécial - porte-livre, coussin flottant, serviettes et robinets facilement accessibles - et de précautions particulières, il n’est pas plus aisé de lire dans son bain que, par exemple, y fumer une cigarette : c’est là un petit problème de vie quotidienne que les designers feraient bien de se poser.
Les besoins naturels : Louis XIV donnait audience sur sa chaise percée. C’était à l’époque tout à fait courant. Nos sociétés sont devenues beaucoup plus discrètes (cf. Le fantôme de la liberté). Les chiottes restent pourtant un endroit privilégié de lecture. Entre la panse se soulageant et le texte, s’instaure une relation profonde, quelque chose comme un intense disponibilité, une réceptivité amplifiée, un bonheur de lecture : une rencontre du viscéral et du sensible dont nul, me semble-t-il, n’a mieux parlé que JOYCE: “Bine tassé sur le siège il déplia son journal et tourna lespages sur ses genoux nus. Du neuf et du coulant. Rien ne presse. Retenons un peu. Notre nouvelle primée. Le coup de maître de Matcham.. Par M. Philip BEAUFR0Y, Cercle des Théâtromanes, Londres. L’auteur a reçu le prix d’une guinée par colonne. Trois et demie. Trois livres trois. Trois livres treize shillings six.
Paisible il se mit à lire, en se retenant, la première colonne, puis cédant et résistant, entreprit la seconde. A mi-colonne, cessant toute résistance, il laissa ses entrailleS se soulager à leur aise pendant qu’il lisait, lisait sans hâte. Cette légère constipation d’hier, tout à fait finie. Pas trop gros j’espère, pour ne pas ramener les hémorroïdes. Non, juste ce qu’il faut. Ca y est. Constipé, une tablette de cascara sagrada. La vie pourrait être ainsi “. (Ulysse).
Le sommeil On lit beaucoup avant de s’endormir, et souvent pour s’endormir, et plus encore quand on ne trouve pas le sommeil. Un grand plaisir est de découvrir, dans une maison où l’on a été invité à passer un week-end, des livres que l’on n’a pas lus mais que l’on a eu envie de lire, ou des livres familiers que l’on n’avait pas lus depuis longtemps. On en emporte une dizaine dans la chambre, on les lit, on les relit, presque jusqu’au matin.
L’espace social. On lit rarement pendant son travail, sauf lorsque son travail consiste précisément à lire.
Les mères de famille lisent dans les squares en surveillant leurs enfants qui jouent. Les badauds flânent chez les bouquinistes, ou vont lire les quotidiens affichés aux portes des rédactions. Les consommateurs lisent leur journal du soir en prenant l’apéritif à la terrasse d’un café.
Transports. On lit beaucoup en allant et en revenant de son travail. On pourrait classer les lectures selon le mode de transport : la voiture et le car ne valent rien (lire donne mal à la tête) ; l’autobus est mieux adapté, mais les lecteurs y sont plus rares que ce qu’on aurait pu penser, sans doute à cause du spectacle de la rue.
Le lieu où l’on lit, c’est le métro. Cela pourrait presque être une définition. Je m’étonne de ce que le Ministre de la Culture, ou le Secrétaire d’Etat chargé des Universités ne se soient pas encore écriés “Cessez, Messieurs, cessez de réclamer de l’argent pour les bibliothèques : la vraie bibliothèque du peuple, c’est le métro !“ (tonnerre d’applaudissements sur les bancs de la majorité).
Du point de vue de la lecture, le métro offre deux avantages : le premier est qu’un trajet en métro dure un temps presque parfaitement déterminé (environ une minute et demie par station) : cela permet de minuter ses lectures deux pages, cinq pages, un chapitre entier, selon la longueur du trajet. Le second avantage est la récurrence bi-quotidienne et penta-hebdomadaire des trajets : le livre commencé le lundi matin sera terminé le vendredi soir...
Voyages. On lit beaucoup en voyage. Une littérature spéciale - dite littérature de gare - lui est même consacrée. On lit surtout dans les trains. Dans les avions, on feuillette surtout des magazines. Les navires, eux, sont de plus en plus rares. Du point de vue de la lecture, d’ailleurs, un navire n’est rien d’autre qu’une chaise-longue (voir plus bas).
Divers. Lire en vacances. Lectures de vacanciers. Lectures de curistes. Lectures de touristes. Lire quand on est malade chez soi, à l’hôpital, en convalescence. Etc. Livre, journal ou prospectus, je ne me suis pas intéressé, tout au long de ces pages, à ce qui était lu. Seulement au fait qu’on lisait, en divers lieux, en divers temps. Le texte, que devient-il, qu’en reste-t-il ? Comment est-ce perçu, un roman qui s’étale entre Montgallet et Jacques Bonsergent ? Comment s’opère ce hachage du texte, cette prise en charge interrompue par le corps, par les autres, par le temps, les grondements de la vie collective ? Ce sont des questions que je pose, et je ne pense pas qu’il soit inutile à un écrivain de se les poser. G Pérec
(1) Sauf les aveugles qui lisent avec leurs doigts. Sauf aussi ceux à qui on fait la lecture : dans les russes, les duchesses avec leurs dames de compagnie, les demoiselles françaises de bonne famille ruinées par la Révolution ; ou bien dans les romans d’ERCKMANN-CHATRIAN, les paysans qui ne savent lire, rassemblés le soir à la veillée (grosse table de bois, écuelles, pichets, chats près de la cheminée, chiens près de la porte) autour de l’un d’entre eux lisant la lettre du fils blessé à la guerre, le journal, la Bible ou l’almanach ; ou encore les grands-parents de Maurice auxquels DAUDET rend visite pendant qu’une petite orpheline épelle la vie de St Irénée : Aus-si-tôt-deux-lions-se-pré-ci-pi-tè-rent-sur-lui-et-le-dé-vo-rè-rent… (2) Deux citations me semblent propres à préciser ce qui précède et à en élargir la portée ; la première est de Roger PRICE (Le cerveau à sornettes) “Un livre purgé (à ne pas confondre avec un livre expurgé ni avec un livre non expurgé) est un livre où l’éditeur ajouté au crayon un certain nombre de mots obscènes” ; la seconde ouvre Le degré zéro de l’écriture : “HEBERT ne commençait jamais un numéro du Père Duchêne sans y mettre quelques “foutre” et quelques “bougres”. Ces grossièretés ne signifiaient rien, mais elles signalaient”.
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