Jacques G. est correcteur au journal «Le Monde ». Il est une des trente personnes qui, tous les jours sauf le dimanche, de 8 h à 20 h 30, en deux équipes successives dirigées par un chef-correcteur, vérifient que ce qui « sort » des rotatives présentera la meilleure qualité formelle possible, à la fois conforme à ce qu'a prévu la rédaction et susceptible - indépendamment du fond - de satisfaire les exigences des lecteurs. C'est ainsi qu’en 1985, quatre milliards six cent soixante-dix millions de signes1 composant l'ensemble des publications de la rue des Italiens2 ont été lus et relus. Il nous a paru intéressant de donner aux lecteurs des A.L. un aperçu de cette profession dont la raison d'être et l'activité essentielle est de lire.
L'exemplaire du «Monde» reçu par les abonnés ou acheté dans les kiosques a été vérifié trois fois. Les «papiers» des journalistes, dactylographiés ou transmis par les télescripteurs, sont d'abord remis aux « opérateurs » qui les tapent sur leurs machines. C'est cette première version sortie sur imprimante, véritable brouillon assez semblable d'aspect à ce que peut obtenir un particulier utilisant pour son usage personnel un programme de traitement de texte et une imprimante, qui fait l'objet d'une première vérification. Les correcteurs y procèdent à un travail classique de correction tel qu'on l'imagine, en signalant les fautes d'orthographe, les erreurs de frappe, les omissions, etc. (voir photo). Mais ils veillent aussi à la bonne architecture des articles (organisation des textes, longueurs respectives et successives des alinéas...) et interviennent au niveau de la syntaxe et de la formulation avec l'accord, sinon effectif - car rarement possible - au moins tacite de leurs auteurs. Certains journalistes (qui sont des gens pressés), assurés d'être « relus », abandonnent un peu de leur vigilance dans ce domaine et laissent le soin aux correcteurs d'y remédier.Les textes annotés retournent aux opérateurs qui modifient leur premier jet. Deuxième vérification de nos correcteurs, opérant cette fois-ci sur les « bromures », sorte de photographies sur lesquelles la deuxième version des textes, encore provisoire, est présentée avec les caractères et les formats qu'ils auront dans leur forme définitive. Précaution importante, les textes relus alors par les correcteurs ne sont jamais ceux dont ils se sont occupés lors de la première correction. Cette deuxième phase permet alors aux « opérateurs » de fournir aux « monteurs » des bromures théoriquement prêts à être « maquettés ». Vers 11 h 30, les correcteurs « descendent » dans la salle des monteurs, (remplaçant le fameux « marbre » de l'époque antérieure à la photocomposition) et commencent, sur les maquettes en voie d'achèvement, la troisième et ultime vérification. Pour reprendre leurs termes -révélateurs, nous le verrons dans la suite de cet article - ils «relisent en lecteur», indiquant ainsi la rapidité de leur travail. Sont examinés la présentation générale, la mise en page, la pagination des folios, la date, le numéro du jour, ainsi que d'éventuelles bévues risquant de faire la pâture du « Canard Enchaîné ». L'impression proprement dite du journal déborde du cadre de ce qui nous occupe ici (puisque les correcteurs n'y jouent aucun rôle). Terminons cette présentation par quelques précisions. Chaque correcteur est soumis à une obligation quotidienne de 5 h 04 (sic) de correction effective six jours par semaine, supposant un rythme moyen de 16 000 signes par heure. Ces nombres sont les résultats d'obscures et tâtillonnes négociations syndicales. En réalité, au « Monde », chaque correcteur assure la vérification journalière de 35 à 36 000 signes équivalant à 1,2 page de ce quotidien3. Reste, en dehors de l'anecdote, l'essentiel qui est de savoir comment s'y prennent les correcteurs. Comment résolvent-ils cette difficulté bien connue de toute personne au fait des processus mis en oeuvre dans la lecture et que rencontrent, par exemple, les enseignants dans leurs corrections de dissertations, rédactions et autres devoirs? S'ils s'intéressent au sens - s'ils lisent - ils risquent fort de laisser échapper les erreurs les plus évidentes. S'intéressent-ils uniquement aux « structures de surface », à la couche phonographique ? On sait bien qu'une correction orthographique ne peut se dispenser de la connaissance du « fond », de la couche profonde. Pas d'attention valable à l'égard du signifiant sans considération du signifié. Pour satisfaire ces deux impératifs contradictoires, le correcteur n'a pas de solution secrète, mais plutôt des trucs professionnels empiriques, et une énorme familiarité avec l'esprit journalistique4. Une de ces solutions est la relecture à deux. L'un lit à haute voix l'original alors que l'autre vérifie la conformité de la version à corriger. Les deux relisant ensuite «en lecteur» cette dernière. Cette méthode est rarement utilisée, ne serait-ce que pour la raison que tous les correcteurs travaillent dans la même salle ! La manière la plus courante de procéder consiste à confronter successivement des empans très courts (de trois ou quatre mots) des deux textes5. Il ne s'agit là, à vrai dire, ni de lecture, ni de déchiffrement mais bien plutôt d'une recherche de similitude graphique. Pour les phrases courtes et les titres, c'est suffisant, mais la plupart des phrases sont ensuite relues « en lecteur » à l'issue de ce parcours très fragmenté de la chaîne écrite. On
comprend alors cette vitesse de seize mille signes/heure et ce temps
réduit auquel les correcteurs sont soumis. Encore
supposent-ils l'une et l'autre un entraînement et
savoir-faire
certains. Michel VIOLET
1. RICHAUDEAU a bien raison quand il dit que nous sommes dans l'ère de la surabondance de l'information écrite. Quelle proportion de la production écrite française représente ce nombre? 2. Sauf "Le Monde de la Musique" édité par BAYARD-PRESSE en collaboration avec "Télérama » 3. Une page du «Monde' comporte environ 30 000 signes sans compter les placards publicitaires. 4. Les correcteurs sont tous de très bons lecteurs. Le concours de recrutement comporte une épreuve de culture générale et d'efficacité de lecture. 5. La vigilance des correcteurs et la longueur de ces empans dépend des opérateurs et de la «qualité» des textes qu'ils fournissent.
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