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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°16  décembre 1986

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LES VOIES D’UNE DÉMOCRATISATION 

DE LA LECTURE

Le samedi 29 novembre 1986, l'A.F.L. a organisé, à l'issue de l'Assemblée Générale annuelle de ses membres, une conférence-débat publique animée par Jean-Claude PASSERON, Directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales de Marseille et Directeur du CERCOM (UA-CNRS) sur le thème « Les voies d'une démocratisation de la lecture ».

Nous rendrons compte de cette manifestation dans notre n° 17, les délais d'impression ne nous per­mettant pas de le faire ici. En attendant, nous reproduisons quelques courts extraits d'une conférence que Jean-Claude PASSERON a faite au cours du colloque « Lecture et bibliothèques publiques » organisé à HENIN BEAUMONT en 1982 et d'un article qu'il a écrit dans la brochure «Bibliothèques publiques et illettrisme », publiée cette année par la Direction du Livre (cf. A.L. n° 15, page 8), dans les­quels il traite d'un sujet proche de celui de son intervention.


Offrir de lire sans donner les moyens de lire est non seulement inu­tile mais néfaste. Une politique culturelle qui veut ignorer cette donnée de base tend toujours à mépriser et à culpabiliser les groupes sur lesquels elle échoue : puisqu'on leur donne à lire et qu'ils « savent » lire, c'est qu'ils ne veulent pas. Résistance perverse ou indignité culturelle, la conclusion s'ensuit vite dans l'esprit de l'offreur voire dans l'esprit des non-lecteurs eux-mêmes : prédication Inefficace d'un côté, crispation voire autodévalorisation de l'autre, créent les conditions du malentendu parfait.

La deuxième limite à une diffusion sans heurts de la lecture est tout aussi importante. L'enquête approfondie portant sur les groupes sociaux les plus éloignés de la culture savante montre que ces groupes se réfèrent à des valeurs de leur culture quotidienne, par rapport auxquelles la lecture a peu ou pas de valeur. L'obstacle est positif, c'est une réalité culturelle et sa force ne se décrit pas seule­ment en termes de privation ou d'incapacité. Le fait est là : une fois les moyens donnés, un groupe n'adopte pas une pratique que si cette pratique a un sens ou peut prendre un sens dans sa culture...


Ce principe, je l'énoncerais ainsi : en matière de culture, la manière d'offrir est indissociable de l'objet offert.

On touche ainsi du doigt le caractère approximatif, et souvent pernicieux, de l'analogie entre bien économique et bien culturel et plus généralement du langage de l'offre et de la demande, lorsqu'on ne fait que décalquer à propos de la lecture et de la culture des problèmes de l'offre et de la demande économiques. Autrement dit, les problèmes de démocratisation de la lecture ne peuvent pas être posés en termes de « redistribution » de la culture en songeant à des mécanismes redistributeurs aussi simples que les mécanismes de redistribution de revenus.

Quand on cherche où est la différence, on s'aperçoit évidemment qu’elle est dans "l'objet même" qui est offert. Il est, bien sûr, associé à un bien ou un service, qui a une valeur économique et dont l’appropriation ou la détention provisoire est condition de son usage culturel. Mais, l'usage proprement culturel est réception, compréhension d'un sens. Puisqu'il faut se résoudre à des analogies, c’est au moins autant en termes de « message » qu'il faut poser les de l'ordre culturel, qu'en termes d'appropriation des supports ou d’accès à des services. L'économisme latent des politiques de planification tend toujours à réduire le problème de la diffusion de la culture à celui, plus maîtrisable de l'accessibilité matérielle des supports de la pratique culturelle. À la limite, la bonne volonté de l’offre ne s’intéresse plus qu'au voiturage de l'objet le plus près possible du consommateur.


Ce qui est offert à consommer quand on offre des moyens ou des occasions de lecture sont indissociablement toutes les conditions de l’offre : espace, formes de sociabilité qu’on y associe, habitudes sociales, compétences et valeurs exigées par l’utilisation pleine des objets offerts. Ce qui commande la consommation, ce sont les compétences et les orientations symboliques, bref, les valeurs les plus profondes engagées par chaque groupe social dans sa pratique de lecture, de non-lecture ou de lecture distraite, de lecture rapide ou de « lecture de survie » dont parlait à l’instant Jean Foucambert.


Troisième exemple, celui des contenus de lecture. Avant d'in­citer à la lecture cultivée, il faut d'abord inciter à lire. Rien n'est fait pour une politique de diffusion de la lecture tant qu'elle ne sait pas admettre (et se féliciter) que des groupes sociaux puissent sortir de l'illettrisme sans pour autant se convertir à la lecture littéraire : il y a bien des demeures dans la maison polymorphe de la lecture. Toutes ont leurs vertus et leurs profits de communication; toutes ont des portes qui font communiquer avec d'autres demeures, une fois que l'aisance dans le plaisir a mis un lecteur en mouvement.

Si l'on a pris conscience que les publics les moins lisants sont des publics qui ne savent pas lire (au sens exigé par la lecture rapide et soutenue), on doit se féliciter, on doit encourager toute lecture, quelle qu'elle soit, puisque rien n'est inutile dans ce qui maintient en contact avec l'écrit et qui, par là, fait franchir quelques étapes dans l'appropriation d'une compétence dont le polymorphisme fait une clé universelle. Il faut savoir renoncer aux jugements de valeur tout faits : « Il n'y a pas de petits profits» en matière de familiarisation avec la chose écrite. Quelle que soit la chose lue, quelles que soient les conditions de la lecture, tout est bon qui permet aux gens qui lisent le moins de lire un peu plus.

Les temps ne sont plus où une censure, religieuse, morale ou politi­que, décrétait la non-lecture comme préférable à la lecture des « mauvais lecteurs ». Mais une censure culturelle habite encore un chacun de nous, se croirait-il le plus relativiste en matière de culture : qui n'a pas sa certitude que telles ou telles lectures « de bas étages » ne sont qu'infra-lectures à dissuader ? Seul pourtant le prin­cipe inverse est de bonne politique culturelle : il n'y a pas de mauvais livres, il n'y a jamais de mauvaises lectures.

Il est si rare ou si sporadique, pour certains groupes en tout cas, de s'acheminer vers la lecture, que c'est un crime culturel de ne pas se féliciter de tout ce qui est fait sur ce chemin, de quelque manière que se chaussent les gens pour y marcher : regarde-t-on à la cou­leur des baskets lorsqu'on prône le jogging? Une stratégie de la lecture qui vise à implanter durablement dans la culture populaire des pratiques fortes de lecture et d'y rendre normal et familier le recours à l'instrument-livre doit d'abord se garder de confondre ce projet avec celui de faire sortir les membres des classes populaires de la culture populaire. Le problème n'est pas de dé-culturer, mais de faire entrer le livre dans une culture où il était jusqu'ici inopérant. Il faut en assumer à la fois la conséquence et son corollaire : la diffu­sion de la familiarité avec le livre et l'écrit changerait assurément quelque chose de la culture populaire, mais aussi le sens social et culturel du livre et de la lecture.

J.-C. Passeron