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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°17  mars 1987

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LITTÉRATURE ENFANTINE 

ET NOTION DE PACTE

TROIS THÈMES


Pendant trois jours se sont réunis à l’A.F.L des auteurs, des éditeurs et des critiques de livres pour la jeunesse. Les discussions ont abordé, de manière concentrique, plusieurs sujets dont nous essayons de rendre compte sous trois thèmes.


1. La littérarité de la production pour la jeunesse.

Les débats ont porté sur les ouvrages de fiction (albums et romans) et non sur les documentaires et la presse. L'accord se fait assez facilement entre les laudateurs et les critiques sur la faible proportion de livres présentant un intérêt : sûrement moins de 10 % de la production, ce qui n'est, somme toute, pas une marque de médiocrité si on la compare à la littérature générale. Sur les 20 000 titres parus dans ces dix dernières années, surnageraient ainsi 2 000 ouvrages intéressants. Confrontés à ce chiffre, la majorité des participants doutent brusquement de pouvoir établir une liste d'une telle ampleur!

L'analyse des intentions des auteurs et des éditeurs permet de dégager trois axes :

- Une volonté de rassurer les parents en leur renvoyant une image de l'enfance et du modèle éducatif conformes à ce qu'ils attendent avec juste la pincée d'audace qui les persuade qu'ils sont bien à la pointe d'une réflexion humaniste, dans ce qu'elle conserve néanmoins de raisonnable et de rassurant.

- Une volonté moralisatrice et socialisante directement tournée vers les enfants afin de contribuer à leur édification et à leur conformation à un système de valeurs. C'est sous cet angle que sont souvent appréciées les productions lorsqu'on dit « C’est un bon livre pour la jeunesse. »

- Une volonté de mettre au contact de textes littéraires dont la spécificité pour une tranche d'âge n'est alors plus très nette. C'est ce qu'expriment les auteurs en disant qu'ils n'écrivent pas pour les enfants mais qu'ils écrivent tout simplement et tant mieux si leurs livres sont lus aussi par les enfants ou aussi par les adultes.

II est évident que ces trois intentions sont simultanément présentes dans toutes les productions; mais à des degrés divers!

Les discussions ont surtout porté sur le dernier point : quels sont les critères de « littérarité » de la littérature de jeunesse et sans doute à travers elle, de la littérature générale ? Deux idées se sont exprimées :

- Il y a « littérature » lorsque l'auteur n'est pas séparable de son projet d'écrire, lorsqu'il s'engage dans ce projet en prenant tous les risques et en les faisant prendre à son lecteur, lorsque le lecteur rencontre, à travers l'anecdote, la manière intime qu'a l’auteur d’être au monde, de le sentir, de le comprendre, de le vivre.

- Il y a «littérature » lorsque l'auteur parvient à embarquer le lecteur dans l'aventure de l'écriture, lorsque ce qui devient sensible et premier, c'est la manière de regarder les choses et de les exprimer et non les choses elles-mêmes ou le projet qu'on a sur elles. De même qu'en peinture, la qualité d'un tableau n'est pas dans ce qu'il montre mais dans la manière de le montrer. C'est la possibilité de recentrage sur l'écriture, sur la « manière-de-s'y-prendre-pour-partager» qui marque la littérarité d'un ouvrage.


2. La valeur propédeutique des livres pour la jeunesse

L'envie légitime de donner à lire pour le présent est loin d'épuiser le projet des auteurs, des éditeurs et des médiateurs de la littérature jeunesse. La valeur sociale de la lecture, comme facteur de réussite et de sélection, conduit à conférer aux écrits une portée propédeutique et initiatrice : c'est moins ce qu'ils sont que ce qu'ils préparent qui est important. Le projet pédagogique, relayé par des psychologues, des analystes, des sociologues ou des professeurs, remplace souvent le projet littéraire lui-même : le livre ne trouve pas sa finalité dans le fait qu'il donne à lire mais dans le fait que, par sa lecture, il forme le lecteur à venir.


Ce détournement débouche sur deux questions :

- En fonctionnant sur un autre projet que le projet littéraire, livres permettent-ils une entrée véritable dans la lecture littéraire ? Comment expliquer autrement la baisse de fréquentation, une fois que la pression institutionnelle ne se fait plus sentir, à un moment pourtant où adolescents et jeunes adultes abordent situations personnelles et sociales nouvelles et où la fonction de l'écrit devrait leur sembler indispensable s'ils l'avaient découverte précédemment ? Comment expliquer autrement que les lecteurs adultes décrivent leur entrée dans l'écrit par des oeuvres non spécifiques à la jeunesse et ouvertes à un public très général ?

- En se ciblant sur un public précis, le livre de jeunesse ne crée-t-il pas un territoire de «captation », enfermant son lecteur dans un fonctionnement spécifique qui va à l'encontre de l'intention propédeutique affirmée? Pour qu'un livre permette d'accéder à la lecture littéraire, il faut qu'il possède un minimum de caractéristiques littéraires et notamment deux sur lesquelles insiste J.-C. Passeron : être toujours assez complexe pour autoriser des «transgressions de pactes de lecture » et s'intégrer au système général de la littérature par rapport auquel il est écrit et prend sa signification. L'examen des relations entre une littérature spécifique, quelle qu'elle soit, et la littérature générale ne peut échapper à ces deux aspects.


3. L’idéologie des livres de jeunesse

Si on trouve à toutes les époques des livres écrits spécialement à destination de la jeunesse bien qu'en général ils s'adressaient à des enfants plus âgés que ceux ciblés aujourd'hui par les albums, il semble que le développement de la production soit un phénomène récent. Il n'est pas séparable d'une conception de l'enfance et de sa spécificité qui caractérise bien le système de valeurs des classes moyennes. Auparavant les livres lus par les enfants appartenaient plutôt au fonds « populaire » de la littérature générale; il semble que le souci de « distinction » des classes moyennes les a conduites à rechercher pour leurs enfants des formes plus adaptées au sentiment de leur identité.

Cette littérature de jeunesse est essentiellement une production des classes moyennes en direction des classes moyennes. Il suffirait pour s'en convaincre de regarder qui l'écrit qui la promeut et qui la lit ! Les situations présentées, les personnages, les valeurs, les systèmes d'explication fonctionnent ainsi comme un miroir pour une partie des enfants et leur permettent de passer avec l'écrit un pacte d'identification. Même lorsque les livres tentent des incursions hors de cet ensemble de références, ils le font sur le mode ethnologique : c'est toujours la misère, la violence, l'injustice racontées aux enfants, à des enfants qui ne les vivent pas et qui les découvrent dans les livres. L'audace idéologique ne franchit pas cette limite. Et ceux qui les vivent ne s'y retrouvent pas . Même dans leur écriture, ces livres fonctionnent sur un modèle de lecteur qui a les attributs de la classe pour lesquels ils sont conçus.

Ce constat débouche sur deux questions :

- Cette fonction de conformisation pour les enfants qui en sont effectivement lecteurs correspond-elle bien à ce qu'on est en droit d'attendre de la littérature? Celle-ci n'est-elle pas par essence subversive dans ce qu'elle autorise de prise de conscience, de distanciation, d'exploration de son statut et des pouvoirs de le transformer?

- Ne faut-il pas trouver ici une des raisons essentielles pour lesquelles, malgré des efforts généreusement entrepris, cette littérature particulière résiste au plus grand nombre? Les non-lecteurs ne sont-ils pas, en réalité, des exclus d'un écrit auquel ils ne peuvent s'identifier et dans lequel ils ne rencontrent pas une vision du monde qui puisse les aider à prendre conscience de leur propre statut ?


Aucun des participants à ces journées ne se reconnaîtra dans la totalité des constituants de la synthèse présentée ici mais tous estiment, à des titres divers, que certains points présentent une urgence pour une réflexion sur la littérature enfantine. Aussi ont-ils décidé de continuer à se rencontrer dans des groupes de travail.


Jean FOUCAMBERT