retour

 

La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°17  mars 1987

___________________


LECTEURS MODÈLES OU MODÈLES DE
LECTEURS

LIRE, BIEN SÛR….


Dans les écoles, on enseigne la lecture. Plus ou moins bien. Les résultats s'évaluent...
Dans les écoles, les enfants apprennent à lire. Cer­tains réussissent bien. D'autres moins bien. Ou pas du tout. Les performances se mesurent...
Dans les écoles et hors de l'école, il y a des livres. Des enfants les lisent et d'autres pas. On les dit lecteurs et non-lecteurs. Et là...

Yvonne CHENOUF est allée voir les uns et les autres dans des B.C.D... Pas en ethnologue docte et neutre car elle est de l'A.F.L. ! Ce qui ne signifie pas que la relation de ses rencontres n'est pas "vraie". En particulier, les propos des enfants de Saint Merri qu'elle rapporte sont authentiques. Il faut lire les deux textes à la suite pour mesurer ce qui sépare les deux mondes qu'ils décrivent.

En lisant ces réactions si différentes des enfants de Saint Ouen l'Aumône et ceux de Saint Merri, enfants de milieu populaire d'un côté et d'intellectuels de gauche, bataillons avancés de l'idéologie des classes moyennes, de l'autre, on risque de rester à la surface des choses : à quel point il manquerait aux uns ce que les autres expriment avec une grâce dans laquelle on se reconnaît facilement!

Ne vaudrait-il pas mieux interpréter ces deux types de comportement comme symétriques par rapport à un axe : ce qui permet aux uns d'avoir cette « maturité » contraint les autres à cette exclusion ? Le point d'équilibre n'est pas lui-même neutre; le rapport aux livres reproduit l'inégalité des rapports sociaux et la littéra­ture de jeunesse en donne le reflet.

La solution ne consiste pas à tenter de faire passer des enfants d'un plateau de la balance à l'autre comme si on pouvait faire fi des lois de l'équilibre. C'est le centre de gravité qu’il faut déplacer : tout à la fois, l'inégalité sociale et le reflet, dans la littérature de jeunesse, de cette inégalité…


Ils sont élèves de l'école Saint Merri, en face de Beaubourg, dans le 3e arrondisse­ment de Paris et l'on dit qu'ils bénéficient de conditions favorables à la lecture.

On l'explique rapidement par leur appartenance à des milieux privilégiés et par leur fréquentation d'une école à aires ouvertes gérée par des enseignants regroupés autour d'un projet pédagogique. On souligne aussi l'existence d'une belle bibliothèque animée par une bibliothécaire compétente, drôle et chaleu­reuse, capable d'établir des complicités avec les livres comme avec les enfants. Elle s'appelle MARTON. Pour des milliers d'entre eux, ce nom tournera à jamais les pages de leurs premières lectures.


Comment, à l'intérieur de ces conditions familiales et pédagogiques, les enfants se sont-ils créé leur chemin de lecteurs ? En s'appuyant sur les livres racontés dans leur petite enfance? Grâce à la foudroyante rencontre avec de purs chefs-d’œuvre ? Ou par leur habileté à changer d'écrits chaque fois que les mouvements de leur vie les y invitaient ?

Avec pertinence et sincérité, certains d'entre eux ont accepté de partir à la recherche de leurs premiers pas de lettrés : de ce qui les a provoqués et de ceux qui les ont encouragés.

Souvenirs réels ou mémoire reconstruite, qu'importe ? Leur lecture a un passé.

En publiant ces entretiens, nous n’avons pas l’intention de débusquer des pratiques sociales de lecture afin de les généraliser. À l'AFL, nous savons bien que nous n'augmenterons pas le nombre de lecteurs sur le modèle de ceux qui existent.

Nous souhaiterions apporter quelques exemples pour montrer qu'il est illusoire de vouloir promouvoir les livres sans créer des conditions de lecture. C'est ensuite qu'on pourra envisager les anomalies de tel enfant, les perversions de tel texte.

Au CM2, ce matin-là, on cherchait des mots pour décrire cet acte qui peut faire de chaque solitude un instant d'immense partage.

Paroles de lecteurs. Et quels lecteurs.

De ceux qui, à dix ans, glissent de STEVENSON à Agatha CHRISTIE comme des oiseaux qui s’ébrouent sous les gouttes d’une brise vivace avant de s’égailler entre les flèches rapides d’un vent de puissance.

LECTURE EN SOUVENIRS

Il y avait

Je me souviens,

des gens qui lisaient.


Tout autour d'eux, des lecteurs.

G. précise: « Bien sûr, mes parents lisaient, mais en plus je les entendais dire: « ce bouquin est génial!" Ils avaient l'air heureux. »

Même envie pour M. : «Chez moi, tout le monde lisait, mes , parents, mes grands-parents, Je m'ennuyais en les voyant. J'avais envie de lire comme eux. » Et C. résume: « Ils lisaient ils réagis­saient ».

Je me souviens

on m'expliquait


A. sait que ça ne suffit pas : « Toute petite, je m'intéressais à tout et on m'aidait. Quand ma mère faisait la cuisine, je voyais bien qu'elle lisait. Elle me montrait comment elle s'y prenait. » N. en fait une règle : « On lit pour tout. Il suffit de le savoir quand on est petit. »


Et puis,

on m'a offert des livres

qu'on a lus ensemble

et que j'ai relus.


C'est souvent à plusieurs qu'on apprend à lire seul. A. s'en sou­vient: « Ma mère m'a acheté des petits livres qu'elle me lisait. J'écoutais et puis ensuite, je les relisais à ma façon. » Pour N. aussi, cette relecture a donné tout son sens : « Mes parents ne s'occu­paient pas de ma lecture Ils avaient du travail à /a ferme avec les animaux. Un jour, ils m'ont acheté un livre qu'ils m'ont /u. Quand j'étais seule, j'essayais de redire les mots. » M, observe que c'est ce qui se passe chez son frère : « On lui a /u des livres. Bientôt, il connaissait les mots par cœur. Il les racontait à ses ours, à ses poupées. »


Il me semble

aussi

que ce n'était pas

si simple.


A. a fini par se laisser convaincre: « Oui, je voyais bien qu'ils lisaient mais ça ne m'intéressait pas. Un jour, mon père m'a offert un livre. J'ai refusé de le lire et puis j'ai cédé. Ça a fini par me plaire, » S., elle, garde un mauvais souvenir de ses débuts : « Mes parents me poussaient Je n'aimais pas ça. » R., lui, n'est pas dupe : « Sans me forcer, ils me forçaient. À leur façon, ils me lisaient un livre, me laissaient découvrir une phrase, me faisaient des surprises. » Pour V., les conditions étaient particulières: :«J'ai­mais qu'on me raconte des histoires mais je n'avais pas envie de la lire. Ma mère insistait. Elle disait: « ton père est aveugle. Il ne peut pas lire.C’est un grand don, la lecture.» Ils constatent, aujourd'hui, qu'on continue à apprendre aux plus petits dans la famille. Ils sont passés du côté des initiateurs. A. se défend d'être autoritaire : « On ne devrait pas forcer les enfants. Pourquoi pas leur dire : Lire, c'est se faire passer un film dans la tête. Quand on sait lire seul, on est fort, on est grand" ? »



PASSER D'UNE LECTURE FAMILIALE
À DES EXERCICES SCOLAIRES

  • En sécurité

Presque étonnée, A. affirme: «Je n'étais pas inquiète. Je me don­nais le temps d'apprendre, je saurais. » En bon fils, O. s'appuie sur sa mère : « Comme elle était bibliothécaire j'étais tranquille... elle m'aiderait. » Leurs parents, leur première certitude. M. le résume ainsi : « On m'avait toujours dit que je saurais lire. Je l'ai cru. »

  • Dans l'impatience

Terreur rétro-active pour G, : « En C.P., je me disais que ça allait être impossible d'apprendre à lire tous ces bouquins ! » Découra­gement pour V. et M .: « Ça semblait interminable. On en avait marre. On n'y arrivait pas alors que d'autres lisaient déjà. »

  • Dans la confiance

S. et C, gardaient l’œil sur la méthode: «L'imprimerie, les petits livres, tout ça ne pouvait que nous aider. »

Dans l'ensemble, ils accordent de nombreux points à leur famille qui a su les inciter à lire et accompagner l'école dans son épreuve d'enseignement.


L'IMPOSSIBILITÉ DE LIRE

TRANQUILLEMENT ANALYSÉE


  • Textes inadaptés ?

C'est en toute sérénité qu'ils ne terminent pas leurs livres même si leur entourage les trouve « supers ». V. constate : « Tout le monde avait beau dire que Cartes sur table était génial je l'ai trouvé nul et j'ai arrêté. » Pour N. c'est clair, les livres ne vont pas à tout le monde: « J'aime l'action. J'ai donc abandonné Le fauteuil de grand-mère mais je reconnais qu'on puisse le trouver intéres­sant. » M., lui, implique la responsabilité de l'auteur dans le fait qu'il se décourage: « Un texte doit nous accrocher dès le début. Même si il y a des descriptions, elles doivent entourer l'action, Il faut que l'auteur sème un peu de grain pour qu'on ait envie de le suivre dans une forêt difficile. Ce serait un peu à lui de frayer le passage.

  • Lecteurs inadaptés

A. nuance ces exigences de lecteurs: « On a tous abandonné au moins un livre pour sa dureté. Parfois, les mots sont difficiles, parfois c'est l'histoire. » À neuf ans, M. s'est fait refouler par Le roman de Renard, A. par Les trois mousquetaires et M. s'est vue interdite d'Ile au trésor par une mère, qui, devançant une déception probable, misait sur un plaisir ultérieur. Ils sont sûrs d'avoir été élevés avec la notion de plaisir de lire : celui d'au­jourd'hui et celui qui viendra. Avec le sourire en plus.

  • La lecture, c'est faire son sens

N. s'insurge : « Je ne suis pas d'accord. J'ai lu Nana à dix ans. Je comprenais à ma façon. Ma mère s'étonnait de m'entendre rire. Moi, de voir tous ces hommes se battre pour Nana, ça m'amusait. Je les trouvais ridicules. »

Quelle confiance dans les adultes ! Les autres n'ont pas envie de lire des textes déconseillés. A. l'explique : « Nos parents doivent avoir raison. Aujourd'hui, nous ne conseillerions pas un de nos livres préférés à un enfant de cinq ans ! »

  • La lecture naît dans l'effort

Même si les descriptions ne recueillent pas tous leurs suffrages, ils sentent qu'elles sont utiles et nécessitent qu'ils s'accrochent. D'el­les, ils exigent de l'intérêt, des relations avec l'intrigue et qu'elles portent davantage sur la nature que sur les villes.

Alors ils s'acharnent. C. affirme même : « Dans ces moments-là, je ne supporte même pas d'entendre mon hamster. » V., lui, s'échappe souvent : « Quand ça devient dur, je pense à autre chose, je reviens en arrière. Je me rends compte alors que j'avais déjà lu ces passages. Mes yeux les avaient vus mais mon sub­conscient ne les avait pas retenus. » (sic) Pour A., la lecture se ralentit et se complexifie quand elle compare ce qu'elle lit avec d'autres choses qu'elle a déjà lues. Elle s'intensifie aussi. Ils avouent tous avoir été obligés de faire des efforts pour entrer dans les livres pour adultes. « C'est », disent-ils, « une autre lecture, plus difficile. »

  • Les adultes en font trop ou pas assez

Contradiction de l'enfance ? Après avoir affirmé leur immense confiance dans les adultes, ils en reviennent. «Pourquoi», s'in­surge C. « n'existerait-il pas d'avantage de textes écrits par des enfants ? Les adultes ne peuvent pas entrer dans notre peau : soit ils nous prennent pour des bébés, soit ils se montrent trop durs. »

Suit alors une magnifique démonstration du rôle que joue, massi­vement, la littérature jeunesse. A, commence : « Ce n'est pas pos­sible, les livres nous élèvent, nous apprennent des mots, des cho­ses. Si nous écrivions entre nous, nous en resterions toujours au même niveau. » C. envisage alors une solution : « Les huit ans écriraient pour les cinq, six, sept ans ; les douze ans pour les huit, neuf, dix ans, etc. »

Vitesse réduite pour le fonctionnement actuel de la machine.

Ces enfants possèdent, bien autre chose qu'une bonne tech­nique ou qu'une large information sur les livres, ils avancent, pro­tégés dans leurs lectures présentes et tirés doucement vers les prochaines qui clignotent dès que s'achève un livre. Ils pénètrent la littérature, sécurisés et excités, par ceux qui l'ont déjà par­courue et en parlent le souvenir tout illuminé.

Ils savent qu'ils montent.

Qu'ils montent vers d'avantage de pouvoir.

Et si c'était de là, qu'ils tiraient profondément leur plaisir ?


Yvanne CHENOUF