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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°17  mars 1987

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RÉCONCILIER AVEC LES LIVRES :

LE POINT DE VUE D’UN AUTEUR

MARTIN LIBER DÉBUSQUE


Martin LIBER, enfant chéri des éditions AFL et chéri des enfants amateurs de loups, d’ours et autres montres légendaires existe-t-il ?

Raymond MILLOT a réussi, non sans mal, à le débusquer.


Raymond MILLOT - Yvanne CHENOUF, ignorant tout de votre retraite, m'a demandé de vous interviewer. Il serait dommage, pense-t-elle, qu'un auteur publié par l'AFL n'ait rien à déclarer aux Actes.

Martin LIBER - Vous savez, je ne me considère pas comme un auteur. J'écris de manière occasionnelle.., jamais sous l'emprise d'un besoin impérieux. C'est vrai qu'il m'arrive de délivrer des messages importants, par exemple : « le loup fait caca dans sa culotte » et pourtant je n'appartiens pas à la communauté littéraire.


R.M. - En tout cas, ces messages, une certaine humanité les reçoit cinq sur cinq, et, ça mérite qu'on y réfléchisse. Mais préalablement, j'aimerais comprendre pour­quoi l'AFL vous édite, alors que son registre est plutôt technique ou militant...

M.L - Précisément parce qu'il y a rencontre sur le terrain militant. D'accord c'est un terrain miné, ringard, interdit de modernité... mais je m'y sens bien. Surtout entre les mines.

De ma tanière, je vois L'AFL qui s'agite, mais, malgré la fièvre informatique, je dis­tingue encore une préoccupation majeure qui fait que je l'aime bien. Le refus de l'exclusion. Moi, c'est là que je me branche, et un jour, j'ai eu envie d'écrire pour les exclus…


R.M. - Vous entendez les pieds qui raclent ?

M.L - Bien sûr.. mais je continue : ça m'a pris il y a quelques années. Quand vous montiez les premières B.C.D. J'entendais des discussions sur la littérature enfantine. Tout le monde s'accordait pour dire qu'elle s'améliorait, mais aussi qu'il y avait carence pour le public des tout-petits.


R.M. - Mais comment rattachez-vous ce public à la lutte contre l'exclusion ?

M.L - De plusieurs manières. En fait les petits sont l'objet comme les autres, d'une exclusion sociale. Dans les milieux populaires, ils ignorent le livre comme moyen de se faire les dents ou de gamberger en développant leur motricité fine.

En plus, ils sont tous exclus de la lecture par l'idée reçue (et pas tellement innocente) que c'est à six ans qu'ils pourront apprendre à lire.

Ils sont exclus parce que les auteurs partagent en général la même idée reçue et n'imaginent pas que les tout-petits peuvent vraiment lire... Je pense encore à une exclusion sociale, insidieuse celle-là : les adultes, dans leur rôle naturel de médiateurs, sont très souvent obligés de traduire la prose de l'auteur pour la rendre intelligible ou simplement digeste. Ça demande des qualités de lec­teur, et même d'acteur, que ne peuvent avoir les parents mauvais lecteurs. Résultat, ces parents-là, à qui il arrive, aussi, d'acheter des livres à leurs petits, ou bien ils abandonnent le texte et se contentent de commenter les illustrations, ou bien ils leur en infligent une lecture intégrale et laborieuse. Dans les deux cas l'exclusion de l'écrit se « reproduit ».


R.M. - Vous posez en quelque sorte le problème de la lisibilité...

M.L - Bien sûr, et même à deux points de vue ; je pense au médiateur et je veux lui éviter d'avoir à traduire, et je pense à l'enfant que je considère - comme vous dites à l'AFL - comme un lecteur inconditionnel.

Avant de vous recevoir j'ai lu à ce propos la dernière interview d’Yvanne CHENOUF.

Écoutez : « chez Griffon, ce n'est pas l'intérêt pour l'enfant qui a été rassembleur mais bien l'amour de la littérature et du graphisme... » Mme CHENOUF semble déceler un malaise chez ces auteurs qu'elle traduit ainsi: « Écrit-on pour les hommes, les femmes, pour les vieux pour les noirs ? Non. Mais on écrit pour les enfants... » Ça me semble cohérent avec la préoccupation littéraire.

Eh bien, ce n'est justement pas ma préoccupation et en plus, je la trouve, en soi, discutable... Comme l'a écrit un jour Y. CHENOUF : « On écrit toujours pour un public. ».

Donc c'est dit, j'écris pour les exclus ou du moins, en me préoccupant d'eux. J'essaie de prendre en compte quelques-uns des facteurs d'exclusion, et parmi ceux-ci, il y a évidemment la lisibilité. A ce sujet, j'ai trouvé les articles de MESNAGER dans les Actes tout à fait remarquables. Je vais quand même essayer de dire, concrètement à quoi je fais attention.

Je m'interdis les mots, les expressions qui me viennent spontanément à l'esprit et que je soupçonne d'être étrangers à ce public. Mais j'en laisse passer volontairement en vertu de vos fameux « 80 % »... Par exemple, en écrivant: « le loup rôde dans le bois», je suis bien conscient que l'enfant ignore le mot « rôde ». La maman qui lit le livre n'a pas besoin de faire une leçon de vocabulaire. Les aides sont prévues : d'abord le môme a bien rigolé en rejetant les propositions « le loup répare son vélo » ou « tricote des chaussettes », ça le met dans des dispositions joyeuses pour aborder avec sérieux, avec attention, le retour du réel que propose le dessin. C'est-à-dire pour attribuer du sens au mot « rôde » qu'il ne connaît pas...


R.M. - Des dispositions joyeuses... il faut un peu de talent pour les produire ?

M.L - Je veux bien avouer que j'aime rigoler avec les mômes, que j'éprouve une complicité avec eux...


R.M. - Certains ont même envie de parler de démagogie...

M.L - Pipi caca, j'imagine ? Ça ne me gêne pas. Je n'appartiens pas au parti des adultes. Je me sens concerné par les grandes et les petites oppressions qui pèsent sur les enfants. Leur statut m'intéresse. Se complaire dans caca-boudin c'est infantile. En rire, c'est déjà prendre des distances. La dérision c'est la lucidité. Je souhaiterais effectivement avoir un peu de talent pour inviter à la dérision. Quand on parle de démagogie, c'est qu'on ne perçoit pas ou qu'on ne conçoit pas cette intention.


R.M. - Il semble bien que les enfants apprécient cette intention et qu'elle contri­bue, à sa manière, à la constitution des « 80 % »...

M.L - Mais je reviens au dessin... J'ai récemment entendu BRUEL commenter Max et les Maximonstres. Prodigieux d'intelligence. Tout ce qui est dans ces dessins et qu'on ne voit pas, parce qu'on est adulte, mais qui parle sans doute à l'inconscient de l'enfant ! C'est invérifiable mais on l'imagine bien. Là, on est vraiment dans l'art, la littérature et j'admire sans réserve... BRUEL souligne que le dessin doit jouer sa partition et n'être en aucun cas redondant. À cet instant, il lorgne sans méchanceté sur Le loup (qui est sur la table). Et il a raison. Je demande en effet, un dessin parfaitement redondant avec, non pas le texte, mais la phrase qu'il illustre parce que j'ai une préoccupation pédagogique - vous entendez les pieds ? C'est vrai que ça fait pas propre en littérature mais c'est utile pour ce que je recherche : permettre au petit à qui on a lu et relu le livre, de le relire vraiment, d'une manière autonome, avec l'aide dont il a besoin qui est la redondance.



R.M. - Mais comment avez-vous fait partager à l'A.F.L ce qui n'était qu'un pari avant l'édition ?

M.L - En utilisant un banc d'essai. Ça encore, ça fait râcler les pieds. Je fais une maquette et je demande à des amies et amis de l'essayer dans plusieurs écoles de mon cœur. J'opère des modifications en fonction des réactions, des incompréhen­sions. Ainsi, j'ai dû travailler sur la fin de L'ours pour éviter de finir sur la peur. Là, BRUEL serait content. II n'y a pas de redondance pour la bonne raison que les deux derniers dessins sont « histoires sans paroles ». Et c'est vrai que du point de vue artistique c'est plus intéressant... mais c'est entièrement dû au dessin de Jenny.


R.M. - C'est un nom qui me dit quelque chose...

M.L - C'est la fille d'un copain. Elle est surtout peintre. Elle a un très bon contact avec les enfants quand elle dessine avec eux. Elle est un peu comme moi, en phase avec les gosses. On peut même comparer nos démarches respectives. Son dessin n'est pas sophistiqué - pas excluant - mais il a toujours une touche d'humour qui incite à la distanciation.


R.M. - L'humour en phase avec la dérision ?

M.L - Exact, mais il n'y a pas seulement dérision, il y a réponse sérieuse au question­nement sérieux de l'enfant sur les choses, sur les mythes qui l'intéressent. Car ces livres sont à leur manière, des vrais documentaires. C'est d'ailleurs parce qu'elle avait perçu cela qu'une institutrice me demandait récemment « pourquoi toujours reprendre les animaux, pourquoi pas le sport par exemple ? » Je me vois parlant du foot et du stade du Heysel avec CABU pour l'illustration... Ça vaudrait la peine pour que les mômes prennent des distances par rapport au sport, comme avec le loup, et en espérant qu'ils les gardent jusqu'à l'âge adulte ! Bon c'est vrai, avec les grands mythes et les peurs à exorciser, je joue sur du velours...


R.M. - Alors, le Loup, l'Ours, et après ?

M.L - Le Crocodile, bien sûr. II est prêt. J'espère, cette fois encore, avoir échappé au procédé, tout en conservant le même schéma d'alternance réalité-dérision et les mêmes intentions.


R.M. - Je suppose que l'A.F.L vous a fait part du succès de cette collection... On constate que vos intentions atteignent leur but et même le dépassent. II y aurait des petits qui lisent aussi le texte non illustré...

M.L - J'ai même appris des choses moins satisfaisantes. On m'a cité le cas d'une classe qui s'en sert comme manuel! Je veux espérer que ce n'est pas pour en faire de la lecture suivie...


R.M. - Pour terminer, parlons un peu d'autres livres que vous avez publiés chez Syros, Cinq dimanches complètement fous et Julie et ses gros mots magiques.

M.L - En fait, il s'agit de manuscrits assez anciens que j'avais éprouvés dans plusieurs B.C.D., avec des lecteurs de huit dix ans. Je les ai ressortis quand, à l'Université d'été de Nantes - sur l'exclusion -, la réflexion sur les « écrits nouveaux » a démarré. Ils me semblaient avoir été écrits avec les mêmes précautions de lisibilité, première mesure face à l'exclusion, et c'était l'avis d'un certain nombre d'amis. En toute logique, on aurait pu en faire une coédition Syros-AFL mais les desseins de l'A.F.L, sont impénétrables…

Toujours est-il que cette édition m'a appris pas mal de choses. Je pense à une remarque de Sylviane TEILLARD qui confirme mon propos sur l'exclusion. À la bib. elle voit les parents choisir des livres de manière révélatrice : face aux deux livres sur le présentoir, ils regardent la composition du texte, rejettent Cinq dimanches et pren­nent Julie. Pourquoi ? Essayez de lire le premier à haute voix... pas facile. Par contre, Julie a la forme du conte classique, alors là pas de problème, on n'a fait que cela à la communale !

Là où je me suis planté, c'est que j'ai écrit des livres pour des lecteurs autonomes. Il aurait donc fallu adopter le format poche. Le format album a, pour les enfants comme pour les parents, le look « pour petits ». L'éditeur n'a pas été plus clairvoyant que moi... Dans une B.C.D., c'est autre chose, il y a des médiateurs, non pour faire la lecture mais pour organiser la critique, donc permettre des choix qui ne s'arrêtent pas aux aspects formels.

J'aimerais, à mon tour, vous poser une question... J'ai lu plusieurs de vos articles sur les « écrits nouveaux ». Vous avez tenté quelque chose qui me plaisait bien avec Du sel ! Qu'est-ce que ça a donné ?


R.M. - Sans modestie, je suis toujours convaincu que c'est une vole intéressante. J'en ai la preuve avec deux enregistrements de débats que Du Sel ! a provoqué. Le texte fait tilt. L'objectif que je me fixais: un écrit POUR faire réfléchir les enfants sur leur statut a été atteint. Mais je n'ai pas déclenché comme je l'espérais, chez les éducateurs et par conséquence chez les enfants, le désir de produire et d'échanger en réseau, ce qui serait devenu réellement, à mes yeux, des écrits nouveaux C'est difficile d'être en avance sur son temps...


M.L - On annonce de grands changements pour l'an 2000. FOUCAMBERT, ministre de l'Éducation Communautaire et de la Promotion Collective... Je vous prédis un succès posthume.