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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°17  mars 1987

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Censure...

Difficile en ce début d’année 1987, d’ouvrir un dossier sur la littérature enfantine sans évoquer la censure qui la menace !

Nous signalions dans notre numéro précédent la création par la Mairie de Paris d’une commission de travail chargée d’établir les listes d’ouvrages susceptibles d’être acquis par les quarante-cinq bibliothèques et sections pour la jeunesse de Paris.

Nous reproduisons ici l’essentiel de la lettre du maire de Montfermeil adressée à d’autres maires…

Monsieur le Maire et cher Collègue,

En vous transmettant le dépliant du B.L.E et cette invitation à une réu­nion débat pour ce 17 octobre, je me permets ces très courtes explica­tions. Ayant repris une ville restée aux mains des communistes pendant cinquante ans, j'avais de bonnes raisons d'en chercher partout les effets pervers. J'ai ainsi mis en place un « Comité de lecture » pour faire des investigations dans les rayons de notre bibliothèque. Je vous laisse deviner ce que ce Comité a découvert, mais aussi ce qu'il n'a pas trouvé : à titre d'exemples, les Mémoires du Général de Gaulle y étaient inconnues.

Mais ceci est un moindre mal par rapport à la littérature enfantine. Les authentiques horreurs dont est « nourrie » notre jeunesse trouvent une application immédiate, normale je dirai même, dans cette délinquance que nous déplorons. Ce qu'il y a de pire, c'est que des bibliothécaires, même bien intentionnées, peuvent commander ce genre d'ouvrages dans des éditions non « repérées » comme la « Farandolle » (sic) par exemple, abusées par des critiques complices, ou pour le moins, complaisantes. Ceci pour vous dire que ce nous avons trouvé à Montfermeil peut figurer en toute bonne foi dans vos bibliothèques, quand bien même vous ne succéderiez pas à cinquante années de marxisme.

C'est pourquoi je crois nécessaire d'insister pour que vous preniez le temps de venir vous informer d'une des plus dangereuses (parce qu'incidieuse) (sic) action marxiste, destinée à influencer l'esprit de nos enfants dès leur plus jeune âge.

Vous pouvez transmettre bien sûr cette invitation à vos maires adjoints et à des groupes de vos administrés sensibilisés à ce problème, l'entrée est libre...

Les Éditions de la Farandole, visées dans cette lettre ont réagi. D'abord par une lettre ouverte dans laquelle leur directeur rappelle les nombreux prix et récompenses obtenus par des ouvrages qu'elles ont publiés et s'insurge contre ce qu'il appelle «une atteinte injurieuse à l'honneur de notre mai­son», «un tissu d'inexactitudes et de mensonges» et «le retour insupportable à une situation de prise en main de l'édition et des écrivains... ». Ensuite, par la publication d'une brochure réunissant les réactions de personnalités, d'écrivains, d'éditeurs et de la presse.

Lors du Salon du Livre de Jeunesse de MONTREUIL du 5, 6 et 7 décembre 1986, à l'issue d'un débat organisé par un col­lectif d'auteurs, le texte suivant a été adopté.

« À Montfermeil, les rayons de bibliothèques ont été assainis : l'ordre moral règne par la médiocrité.

Tout ce qui fait obstacle, tout ce qui fait langage, tout ce qui fait penser, tout ce qui fait corps et ose, a été censuré. On a pris le prétexte de la littérature destinée à l'enfance pour s'attaquer à la création et à la lecture; à l'auteur et à ses lecteurs, quels qu'ils soient.

La littérature n'est pas une corporation divisée en branches : elle est un tout et c'est ce tout qu'il faut préserver de toute intervention visant à amoindrir ses effets. Pour chacun de ceux qui s'y risquent - auteurs et lecteurs - la littérature est une expérience et l'occasion d'une confrontation.

Appartenant à tous, nul ne peut s'arroger le droit, au nom d'une morale frileuse et incertaine, moyenne, d'interdire « tout ce qui bouge et dépasse ».

L'initiative prise à Montfermeil tend à se généraliser. À Paris, une commission a été mise en place afin de sélectionner une liste d'ouvrages à partir de laquelle les bibliothécaires devront faire leurs achats. Ce qui, à Montfermeil, paraissait un écart risque de devenir la règle : celle d'une littérature mise en coupe.

Nous nous y refusons et c'est pourquoi nous renvoyons la censure. »

Censure ! Ce mot provoque des réactions contradictoires chez la même personne.

On se surprend à sourire, comme on sourit à une incongruité, un archaïsme ou encore une outrance qui portent eux-mêmes les gages de leur ridicule. On songe aux censeurs du dix-neuvième siècle - bourgeois de Daumier - et à Hugo tonnant contre l'hypocrisie de ces bien-pensants auxquels l'Histoire a définitivement réglé le compte. On s'étonne presque que certains puissent partir en guerre contre de telles choses. On se dit que Monsieur le Maire de Montfermeil - bêtise ou ignorance - n'a vraiment pas peur que son nom serve dans le futur à désigner de telles entreprises.

On a quelques inquiétudes mais on se tranquillise aussi. La tolérance et la permissivité de notre époque rassurent. On peut ne pas être dupe sur les véritables facteurs de cette évolution; être conscient qu'en cette affaire le mercantilisme prévaut sur le souci d'émanciper ; savoir que d'autres aliénations naissent de ces libertés... et se féliciter pourtant de la dispari­tion d'interdits et du recul de tabous. Bien présomptueux, se dit-on, celui qui prétend revenir sur l'habitude de tout faire, tout montrer, tout dire et tout écrire.

Et puis, on réfléchit au fait que l'âpreté des rapports sociaux ne s'atténue qu'en apparence. Ou plus exactement, qu'en notre démocratie, elle prend des formes moins violentes mais plus insidieuses que dans le passé ou qu'ailleurs. La sous­-information, la désinformation, l'information à sens unique, le conditionnement, la censure restent de puissants instruments de domination. L'exemple, pour la presse des adultes, de l'édification du groupe Hersant montre qu'en cette période de reprise en main et de retour du balancier, tout est possible.

Surtout qu'il s'agit, pour ce qui nous occupe, d'enfants ! Et que certains arguments font réagir une France profonde, inquiète de la remise en cause de statuts, de privilèges et d'institutions. II ne manque pas d'aplomb, Monsieur le Maire, en accusant la littérature enfantine d'être responsable de la délinquance juvénile. Comme si les raisons de la délinquance de certains jeunes n'étaient pas celles qui, justement, en faisaient des non-lecteurs.

Alors, la démarche du maire de Montfermeil et de ses collègues est à la fois grotesque et inquiétante. Et, en définitive, sans doute plus inquiétante que grotesque. Nous sommes à l'.A.F.L., cela va sans dire, solidaires de ceux qu'elle inquiète et qui la combattent. Notre « campagne permanente d'infor­mation sur la nature et les enjeux de la lecture » - pour reprendre les termes de notre précédent éditorial - trouve là, s'il était besoin, un regain d'actualité.

Il faut donc considérer notre dossier comme un élément de cette campagne et notre réflexion sur la littérature enfantine comme un modeste effort pour participer à son amélioration. Le plus sûr moyen, peut-être, de la préserver.

A.F.L.