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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°26  juin 1989

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UNE NOUVELLE BATAILLE

On lira, ci-après, une réflexion de Jean-Louis RINALDINI sur la lecture et son apprentissage. Réflexion née à l’issue d’un séjour en classe-lecture et qui actualise, pour certains aspects, les principes sur lesquels se fonde l’action entreprise à Bessèges.

Une nouvelle bataille est à engager, dont il faut espérer qu’elle ne soit pas une nouvelle bataille de cent ans : celle de la lecturisation. Aujourd'hui, les enjeux de la lecture, pour la lecture, sont notoires. Ils s'affichent sur les ondes, dans les revues spécialisées ou la presse grand public. Ce traitement médiatique du problème occulte la vraie nature du combat à mener : celui de la transformation des modes d'accès aux savoirs qui place l'individu au centre des processus d'apprentissage, celui qui ne peut faire l'économie d'une réflexion sur le problème du statut de l'apprenant et du pouvoir qu'il autorise.

Dans une récente étude sociologique de BAUDELOT et ESTABLET, reprise par la plupart des grands médias, les deux sociologues montrent comment le niveau monte à l'école.

Mais qu'on ne s'y trompe pas : si globalement le niveau moyen des connaissances monte, il ne monte pas pour tout le monde. En effet, le niveau des milieux les plus défavorisés stagne, voire diminue. S'il est vrai que l'illettrisme envisagé sur une longue période a régressé en France, l'accord est unanime pour reconnaître que notre pays comme la plupart des pays industrialisés se trouve confronté à des exigences en matière d'utilisateurs d'écrits, auxquelles le système éducatif ne sait pas répondre. Seuls 20 à 20 % de la population ont un recours fructueux à l'écrit. Ce qui, d'une part, ne peut correspondre aux attentes nouvelles de la vie sociale et économique des années futures, mais surtout constitue une injure criante à l'exigence morale de toute pensée démocratique en vue de favoriser l'accès du plus grand nombre aux savoirs.

Mais de quels savoirs s'agit-il ?

LA BATAILLE DE L'APPRENTISSAGE. QU'EST-CE QU'APPRENDRE ?

Une souris peut, si on lui a infligé une série de stimuli correctement définis et progressifs, "apprendre'' un comportement donné. On aura compris qu'il ne s'agit pas de ce conditionnement opérant, objet de recherches célèbres dont il est question ici. Mais de l'Homme ou du petit d'homme envisagé, non comme une entité abstraite, mais comme individu historique engagé, parce qu'il est humain, dans des processus de transformation de la réalité objective, processus qui retransforment à son tour vers toujours plus d'humanité et de connaissances : la culture. Aussi le concept d'apprentissage est-il au cœur de toute réflexion sur l'acte éducatif parce que ce dernier vise à la fois l'individuation et la socialisation. Impossible de marginaliser dans cette bataille qui doit s'engager ! Le rôle et la place de l'école ainsi que des co-éducateurs (famille, milieux socioéducatifs, partenaires sociaux...). Impossible de contourner une réflexion sur les contraintes idéologiques qui pèsent sur l'école, Parce qu'il s'agit bien d'une bataille à mener sur plusieurs fronts, face aux idées conservatrices et élitistes qui ont la vie dure et qui tendent à pérenniser l'ordre des choses. La résistance a des visages multiples : l'inertie, la démagogie, le pédagogisme, la convocation du discours pseudo-scientifique le psittacisme des spécialistes, le manque d'ambition, en un mot tout ce qui peut assurer la reproduction des modèles existants.

Concernant l'apprentissage et le Savoir, on aurait envie de dire que les choses sont simples. Et elles le sont. Au moins depuis SOCRATE. Car la recherche du Savoir est inscrite au cœur de ce qui nous fait humain au plus près de notre désir d' exister, Dès lors, quelle serait cette diabolique volonté que conduit à enrayer ce désir inextinguible d'exister et permet d'affirmer que certains « n'ont envie de rien », ne sont pas « motivés » et que leur seule jouissance résiderait dans l'attente... des décisions des autres et la résignation ? Les gènes auraient encore frappé ! Que l'on ne s'y trompe pas. Point n'est besoin de convoquer le diable, mais seulement de se rappeler que les classes sociales existent et que l'intérêt de ceux qui ont le pouvoir est de ne pas le perdre ou de ne pas le partager, ce qui revient au même.

Et la problématique de l'apprentissage se situe bien là dans cet espace social qui ne se dit pas mais qui se reconnaît pour qui veut regarder, jusques et y compris dans les plus élémentaires situations où des groupes sont en formation. Aussi toute réelle situation d'apprentissage ne peut se constituer que dans d'authentiques moments de confrontations aux systèmes de pensée et de représentation du monde qui nous aliènent parce qu'ils nous modèlent. C'est à cette seule condition que peut naître progressivement la prise de conscience que ce qui semble faire sens n'est qu'un effet de surface, un miroitement, une écume. Seuls le questionnement et l'analyse permettent de mettre à jour les systèmes qui nous traversent.

Ainsi en est-il de l'apprentissage de la lecture. Apprendre à lire c'est être placé d'emblée dans des situations authentiques de lecture, face à des écrits dont la nature ne peut que refléter leurs fonctions sociales et qui, si apparemment certifient l'état du savoir humain à un moment de son histoire, rendent surtout compte du point de vue qu'ils adoptent sur l'histoire du monde.

Pratiquement (et toutes les recherches en ce domaine l'attestent) l'individu ne peut apprendre que dans des situations vraies où sont présentes toutes les caractéristiques inter-humaines et techniques de la situation que l'on vise à acquérir. L'enfant qui apprend se situe dans un espace social en interaction avec ses semblables. Si l'apprentissage vise à l'acquisition d'un savoir-faire il ne peut se réduire à lui. Pendant et autour de cette acquisition il interroge soi et les autres pour mieux comprendre, pour mieux se comprendre, pour percevoir de mieux en mieux les limites qui sont les siennes et que d'autres ont défini pour lui ; pour mettre en œuvre le pouvoir dont il se dote ou celui qu'on lui autorise et qu'il apprend peu à peu à gagner. Aussi une démarche d'apprentissage ne saurait se réduire à quelques techniques d'animation d'enseignement, instituées une fois pour toutes et matinées de quelques règles de dynamisme de groupe. Elle est toute entière fondée par et dans des situations où chacun assume la place et le rôle qui sont les siens, autour d'un projet individuel ou de groupe, pour la re-connaissance de son propre statut et dans la mise en question permanente des limites qui résistent à son accomplissement.

C'est dire qu'on ne peut apprendre que dans la clarté de ces/ses exigences et la confiance. Promouvoir de réelles situations d'apprentissage et ce, dès le plus jeune âge, c'est dénoncer l'illusion de l'essence, de ce qui se donne pour la profondeur ou la complétude au profit de la réalité et de la rupture. L'apprentissage, ainsi défini, ne peut que reconnaître une dette certaine à la distanciation Brechtienne.

La démarche d'apprentissage doit permettre à l'apprenant de s’essayer à transformer la réalité matérielle ou irréelle dans un processus de production réelle. C'est à cette seule condition que les transformations ainsi essayées, réussies ou non, peuvent être théorisées avec l'aide de l'adulte c'est à dire autoriser l'émergence d'un point de vue, d'un modèle explicatif de l'ordre des choses, certes toujours provisoire, mais réinvestissable et sans laquelle il n'est pas d'exercice réel de la liberté.

L'enfant apprend parce qu'il s'exerce dans des situations où il demande des comptes à la réalité, devient apte à mesurer l'insatisfaction que lui procure ce qui lui est donné pour établi, parce qu'il se déploie dans l'insoumission. Toute l'action et l'ambition des éducateurs engagés dans ce travail doivent viser à l'émergence de cette conscience. Métaphoriquement on pourrait dire que le concept d'apprentissage, comme un point de Capiton, clochette sur la chaîne signifiante de l'Homme pour exister, connaître et se connaître les signifiés du Pouvoir et du Statut.

LA BATAILLE POUR LA LECTURE : QU'EST-CE QUE LIRE ?

La bataille pour la lecture se trouve ainsi engagée dans une propédeutique nouvelle et dégagée des schémas classiques du « Livre pour tous » L'écrit ne re-présente jamais la réalité qu'il présente. Qu'on l'entende au sens de la production écrite la plus large ou que l'on ramène l'observation à la lettre. L'écrit n'est qu'un signifiant. Les mots nomment les choses en les supprimant par l'existence d'un signe qui les conceptualise ou les symbolise. Mais cette représentation de la réalité inscrit le lecteur dans un rapport captatif qui nourrit le rapport imaginaire qu'il entretient avec elle (au plus près du sens étymologique de ce mot : à l'image de). Apprendre à lire, lire, c'est apprendre à nommer cet espace introduit entre le dit et le mi-dit. C'est apprendre à se déprendre, à se distancier de ce rapport captatif dans lequel se trouve immanquablement pris.

Vouloir nourrir l'imaginaire c'est souvent, sans s'en apercevoir et en toute bonne foi, travailler à réunir les pires conditions d'enfermement de l'enfant. Alors ce qui faut travailler à promouvoir c'est l'imagination.

Le « donné à lire » représente une expérience, une théorisation, un point de vue de l'Auteur. Auteur et non auteur car il s'agit de désigner cet « Auteur historique » représentant les idées, les valeurs, les modèles explicatifs implicites qui (au travers du récit ou de la narration, dans un journal ou un roman, un manuel scolaire...) disent le monde à la manière de ceux qui ont le pouvoir de le dire et que leur intention ne peut jamais être de le dire autrement que ce qu'ils le vivent.

Lire, c'est donc bien apprendre à interroger les écrits et la représentation du monde qu'ils proposent, à déchiffrer l'opacité inéluctable qui sépare le sens manifeste du sens latent.

Un texte est un tissage dont il faut dénouer la trame... et ce qu'il trame. Lire, c'est savoir mettre en relation un ensemble d'écrits de même nature ou de natures différentes pour mettre à jour la proximité de leur démarche, en quoi ils s'adossent à une série d'autres textes dans leur élaboration, dans leur maillage conceptuel ou stylistique. Lire, c'est acquérir cette aptitude à questionner des réseaux de textes dans les raisons qui font qu'ils sont produits et diffusés, Il s'agit bien encore d'acquérir l'aptitude à mettre en question et à mesurer des écarts.

L'entrée dans la lecture ne peut être que celle-là, elle est indissociable d'une démarche d'apprentissage. Lire, c'est parler la réalité au sujet de laquelle on écrit pour mieux pouvoir la nommer. C'est essayer de comprendre, au delà du texte, ce que peut être le regard d'un Autre sur le monde pour mieux exercer le sien. Et cela ne saurait constituer un luxe qui viendrait plus tard (après avoir été enseigné sur les techniques de déchiffrage, par exemple) quand on sait que seuls en bénéficient ceux pour qui l'entrée dans le monde ne sera jamais un combat, Travailler dans ce sens les raisons de l'apprentissage de la lecture dès la petite enfance, c'est travailler à la mise en œuvre des conditions du partage du pouvoir.

Jean-Louis RINALDINI