La revue de l'AFL Les actes de lecture n°26 juin 1989 ___________________ ENQUÊTER SUR LES LECTURES
Hors les quelques enquêtes nationales, répétées régulièrement par des instituts spécialisés à la demande, soit d'institutions privées de l'édition et du commerce du livre, soit d'institutions publiques soucieuses du développement de la Culture, les enquêtes sur la lecture sont souvent le fruit sans lendemain d'un intérêt pour un public ou un lieu uniques : elles repartent presque toujours de la question des préférences en matière de lecture sujet de la conversation du profane. Interroger sur la lectures c'est le plus souvent enregistrer des préférences. On trouve ainsi, dans un grand nombre d'études, des données quantitatives sur les préférences (entre supports de lecture, entre genres auteurs, titres réels ou fictifs) exprimés par les membres de communautés (classe de collège, clientèle de bibliothèque municipale) ou, dans une perspective moins monographique, par des catégories de lecteurs distingués selon les variables sociologiques classiques (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle, niveau d'études). La situation la plus communément étudiée dans les enquêtes est celle de la lecture de loisir, lorsque tout un éventail de possibilités s'ouvre au choix du lecteur. On trouve ainsi dans les questionnaires les plus usités la lecture offerte au choix de tous. En la supposant toujours possible, on oublie que la possibilité de lire a ses limites : elle a pour plancher l'incapacité de lire, qui définit les analphabètes au sens strict, mais aussi les "analphabètes fonctionnels", encore fréquents dans les fractions les plus défavorisées des classes populaires et qui menace les enfants scolarisés enfermés dans l'illettrisme, elle a pour plafond l'obligation de lire qui s'impose à certaines fractions des classes moyennes et supérieures notamment aux membres des professions intellectuelles pour qui la lecture est à la fois une tâche professionnelle et un "devoir d'état" et aussi aux membres de la "classe de loisir" pour qui elle fait partie des devoirs culturels de leur rang1. C'est seulement au-delà et en deçà de ces catégories socioprofessionnelles que la lecture est de l'ordre du possible, et non de l'impossible ou du nécessaire, comme lorsque lire ou ne pas lire sont, pour les uns ou les autres, également nécessaires. Ce sont, bien sûr, ces cas qui ont fait l'objet de recherches appliquées, par exemple pour améliorer l'efficacité de la documentation scientifique, faire ou parfaire l'éducation des adultes, etc. On voit, surtout dans ces cas limites, que la lecture n'est pas toujours une question de goût. Qu'il s'agisse du choix qualitatif (préférences pour des genres ou des supports de lecture) ou du choix quantitatif (on aime lire beaucoup, assez ou pas du tout), une part importante de ces choix s'opère moins par goût que par nécessité. Quand on considère au contraire la lecture comme une pratique culturelle facultative, on en rapporte plus volontiers les variations à des motifs plus psychologiques, à des préférences individuelles. La différenciation des goûts en matière de lecture, qu'elle s'opère selon la classe sociale ou selon d'autres variables (sexe, âge, résidence, etc.), n'a évidemment pas échappé aux chercheurs en sciences sociales mais elle n'a bénéficié d'une théorisation explicite qu'avec La distinction dans le cadre de la sociologie des pratiques culturelles de Pierre BOURDIEU2. Il montre que les variations du goût obéissent, jusque dans leur détail, à une machinerie symbolique actionnée par la dynamique des relations hiérarchiques entre classes. D'après cet auteur, les variations du goût selon la catégorie sociale, qu'il s'agisse du goût pour la lecture ou des goûts en matière de lecture, sont liés aux différences de niveau d'instruction, et par là et au-delà, dépendent de la position qu'occupe chacune des classes sociales ou de leurs fractions par rapport à la "légitimité culturelle" imposée, via le système scolaire, par l'ensemble des rapports inégaux entre classes. Cette théorie n'a certes pas encore assez été prise en compte dans les enquêtes sur les goûts en matière de lecture, mais on peut aussi déplorer que le raisonnement y privilégie une des trois fonctions assumées par la lecture comme par toutes les pratiques culturelles - la fonction symbolique - au détriment des fonctions pratique et sociale. Il s'applique ainsi plus particulièrement à un type de lecture et de lecteurs. C'est qu'à notre avis, la lecture n'est pas une pratique culturelle comme les autres, c'est une pratique symbolique dont, beaucoup plus que les autres pratiques culturel- les, peuvent se détacher ses fonctions sociale et technique directes. Si la fonction pratique de la lecture peut s'exercer indépendamment de sa fonction symbolique (lectures purement utilitaires de ceux qui "n'aiment pas lire" de même la part laissée à la fonction symbolique dans la lecture (volonté de se distinguer, reconnaissance de la légitimité) y est moins forte que dans les autres pratiques culturelles, à l'exception de la lecture littéraire qui seule fonctionne comme une pratique culturelle comme les autres. L'étude du goût et l'investigation des choix visent en plein certaines fonctions sociales de la lecture : il se produit en effet, pendant la jeunesse dans les classes moyennes et supérieures, un apprentissage du goût pour la lecture (et tout autant de son rejet dans les classes populaires). La catégorisation des livres ressortit nettement à la fonction symbolique : on a une indication du degré où les groupes pratiquent la lecture à ce niveau par leurs attitudes d'ignorance, d'acceptation ou de rejet envers les catégories conventionnées: ils maîtrisent d'autant plus la fonction symbolique qu'ils font de distinctions dans cet univers du discours. Ce sont, au contraire, les caractéristiques du style de vie liées, elles, à la fonction pratique de la lecture, qui font varier la propension à la lecture. La variation quantitative du goût pour la lecture nous paraît plus importante à mettre en évidence que celle des goûts en matière de lectures. Nous avons vu, à l'occasion du retraitement des données statistiques d'une enquête nationale4, les variables de ce type opérer au premier chef pour rendre compte des réponses des individus enquêtés au sujet de leurs lectures et de leurs rapports avec les bibliothèques. Les grands types de lecture que nous ont permis de constituer les analyses factorielles, tiennent leur unité de ce que tous les comportements dont ils sont constitués (intensité et forme de lecture, d'approvisionnement, préférences) concourent ensemble à remplir un type de fonction précis de la lecture (mêlant ses fonctions pratique, sociale et symbolique). Déclarer qu'on préfère la Presse aux livres par exemple, c'est dire, aussi qu'on ne lit jamais ou exceptionnellement des livres (tout au plus un ou deux par an, du genre documentaire le plus utilitaire), qu'on ne fréquente jamais les bibliothèques, c'est en somme préférer la fonction pratique à la fonction symbolique de la lecture. Nous avons été ainsi amenés à poser la question de ce en quoi on mutile la lecture en la traitant comme un simple choix de goût ou de plaisir, fût-il social. Nous en sommes arrivées à nous interroger sur le concept de goût - le plus souvent utilisé, le moins souvent questionné dans les enquêtes - et à remettre en question la lecture considérée seulement comme un loisir.
1. LES PRÉSUPPOSÉS DES ENQUÊTES SUR LES PRÉFÉRENCES DE LECTURE Les recensements des goûts ou des préférences intéressent en premier lieu les vendeurs comme les prêteurs de livres. C’est qu’ils leur permettent d »évaluer leur activité et d’espérer l’accroître en proposant à bon escient les genres les plus appréciés par les catégories de clients qu’ils atteignent ou souhaitent gagner. Prendre appui sur les goûts des lecteurs permet de diffuser plus de livres. Dans les bilans de préférences, on est sensible aux progrès de la lecture en quantité mais aussi en qualité ; ses promoteurs cherchent à entraîner la clientèle vers les meilleurs ouvrages. Agir sur les goûts c’est améliorer la qualité de la lecture : faire progresser le lecteur du mauvais au bon roman, du livre de vulgarisation à l’ouvrage scientifique, du Roman au Documentaire ou le contraire, si l’on veut initier à la « lecture créative » sue le mode littéraire. S’intéresser aux goûts des lecteurs, c(est donc aussi se préoccuper de la diffusion du Livre et vouloir en améliorer la lecture. Ces deux projets ne vont pas sans présupposés dont nous avons vu en introduction le premier : supposer toujours un libre choix de la lecture. En examinant les autres, nous voulons montrer qu’enquêter sur les formes de lecture, ce ne peut être seulement interroger sur les préférences.
a) Une soif de lire qui serait universellement partagée... Viser l’expansion universelle de la lecture suppose un besoin de lire universel dont seule la diversité des goûts individuels justifierait les variantes. L’origine des bibliothèques publiques ne se trouve-t-elle pas en partie dans les bibliothèques scolaires (d’humble apparence, mais aux ambitions hardies) des débuts de l’école laïque, fruit de l’obligation scolaire pour tous. Savoir lire est un droit inaliénable de tout citoyen, le faire est un devoir : c’est bien de lire. L’apparente égalité de tous devant la lecture masque l’obligation culturelle, valable pour tous mais ressentie seulement, en fait, dans les fractions cultivées des classes sociales favorisées. Le naturel et la spontanéité attribués au besoin de lire comme aux goûts (parmi lesquels se glisse le bon goût) paraissent illusoires si l’on estime avec les sociologues de La reproduction5 que le mécanisme sous-jacent aux variations de la lecture est l’imposition culturelle qui ne joue pleinement qu’à l’insu de ceux qui subissent ou l’exercent : on satisfait donc à l’obligation de lire sous le déguisement du plaisir. Les goûts n’ont rien de naturel ou de spontané, ils ne sont que des manières de remplir une obligation culturelle, d’autant pressante que l’on appartient à, ou que l’on aspire à faire partie de, la classe dominante dont la Culture est un des attributs. Lire est un comportement de privilégié imposé aux privilégiés. On s’acquitte de cette obligation de prestige plus ou moins correctement selon sa familiarité avec les règles du jeu – la connaissance de la « légitimité culturelle ».
b)
et qu’étancheraient des genres d’inégale
valeur. Le genre le plus recommandable ne peut donc toujours être le même ; il change dès que s'élargit son succès : le « bon genre » est un leurre qui doit rester inaccessible au plus grand nombre, s'il est vrai qu'il doive faire à la fois office de « barrière et de niveau » comme l'a montré GOBLOT7. En conséquence, le prosélyte de la lecture ne pourra jamais que constater son échec à démocratiser le genre qui correspond à la « légitimité de l'heure ». Les différents goûts pour la lecture sont trop souvent rapidement hiérarchisés selon leur degré de légitimité, supposé intrinsèque. On peut en fait différencier de tels degrés à l'intérieur de chacun des genres, quel qu'il soit. Distinguer, dans chaque type de publication, différents degrés de légitimité culturelle permet au sociologue8 de montrer un effet massif et éclairant : l'accord entre le niveau de Culture des lecteurs et le degré de légitimité culturelle des livres qu'ils choisissent, quels que soient leurs genres préférés. Cette démonstration repose sur l'utilisation du même juge : l'École, dans les deux estimations, ce qui garantit la pertinence de la méthode eu égard aux variables mises en jeu. Un souci bien compris de la diffusion de la lecture devrait donc tenir pour bonne toute lecture, quelle qu'elle soit, dans la mesure où, élargissant le public des lecteurs actifs, elle élargit la zone dans laquelle on a le choix de ses lectures, elle réduit l'aire où l'on est empêché de lire9. Évaluer la lecture ne doit pas se borner à évaluer la légitimité des lectures.
2. L'OBJET D'UNE ENQUETE SUR LES LECTURES ET COMMENT L'ATTEINDRE a) L'amont supposé de la lecture Habituellement, l'enquêté est invité à choisir entre des types de livre, caractérisés selon des critères objectifs, et l'on conclut du livre préféré aux attitudes qu'il suscite aux pratiques et aux représentations dont il est l'objet, bref aux formes de la lecture comme si elles étaient une dualité intrinsèque de l'objet à lire. On propose comme liste de réponses pré-codées les catégories du Code employé par les bibliothécaires pour cataloguer et ranger les livres. On reprend les catégories définies par éditeurs et libraires pour désigner la destination qu'ils assignent à un livre, en vue de laquelle ils lui ont imposé contenu, forme et présentation. Une telle uniformité dans les enquêtes favorise la comparaison entre passations successives ou la confrontation au recensement des emprunts en bibliothèque. C'est là le seul avantage que présente l'utilisation d'un code commun aux sociologues et aux clients des sondages. Dans la mesure où c'est des caractéristiques objectives des livres qu'est déduit le type de lecture qui en est faite, on peut dire des études consacrées aux préférences de lecture qu'elles sont sous-tendues par une théorie implicite de l'équivalence entre objet à lire et mode de lecture. Or, la forme de lecture n'est pas contrainte entièrement par le type ainsi objectivement caractérisé du livre. Il n'y a pas de rapport simple entre le contenu du livre et la manière de le lire ; activité individuelle de communication, la lecture ne peut être assimilée à un transvasement (avec ou sans fuites) du contenu du livre dans ce nouveau récipient que serait la tête du lecteur. Cette représentation transparaît pourtant à l'arrière-plan de bon nombre de considérations naïves sur la lecture.
b) Le cœur de la lecture Le rapport du lecteur au livre pendant le processus de la lecture a pourtant fait l'objet de théories subtiles chez les sémiologues de la Littérature et d'études approfondies des psychologues expérimentaux. à les lire on apprend que chaque livre peut être pris à différents « niveaux de lecture » selon le « contrat » que noue l'auteur avec son « lecteur implicite » ou selon le « pacte » proposé par le « narrateur » et que certaines « marques » laissées dans le texte permettent d'identifier. Le sociologue peut, quant à lui, définir un « pacte narratif » que conclurait le lecteur au moment d'entreprendre la lecture d'un texte, concept qui permet d'interpréter certains phénomènes de lecture. L'éventail des niveaux de lecture à la disposition d'un individu, la souplesse avec laquelle il en joue, l'exactitude avec laquelle il ajuste le niveau de lecture et sa réutilisation sont fonction de son expérience de lecteur, c'est-à-dire de la multiplicité des usages qu'il fait de la lecture (délassement, travail, problèmes pratiques), de sa Culture et définissent précisément sa maîtrise des techniques de lecture. Les « petits lecteurs » souvent de classes populaire, sont les plus démunis car « lecteurs d'un seul pacte » ; ils sont en deçà du « pacte narratif » et donc désarmés par tout changement de ton ou d'objectif du texte, qu'ils ressentent comme une rupture avec leur type de narrateur habituel. Mais les sociologues ne peuvent offrir l'objet de leurs spéculations comme objet d'enquête. Aucun concept de ces théories ne peut fournir directement de réponse au sociologue en quête d'objets sur lesquels enquêter.
c) L'aval de la lecture : ses réutilisations S'il n'y a pas de rapport simple entre contenu du livre et manière de le lire, il y a par contre un rapport entre la lecture et sa réutilisation : la transmission de connaissances (ou le prélèvement d'information) revêt des formes extrêmement différentes selon la réutilisation qui risque d'en être faite. Qui cherche à étudier les pratiques des lecteurs doit étudier non les préférences exprimées à partir des caractères objectifs des livres - amont supposé de la lecture - ni les processus cognitifs ou le « rapport au Texte » - flux même de la lecture et, partant, inaccessible à l'enquête - mais plutôt son aval : ses réutilisations. Les niveaux de lecture sont liés au type de réutilisation : ils ne sont pas inégaux du fait de leur orientation (Fiction ou Documentaire) ni de leur support (Presse ou Livre) mais ils varient largement à l'intérieur de chacun de ces types en fonction des réutilisations que peut envisager le lecteur. Interrogation ou exposé scolaires, réfutation critique ou commentaire savant exigent des niveaux de compréhension ou de réorganisation cognitive divers, lecture littéraire ou " lecture hypnagogique " aussi. Souvent dédaignées par l'enquêteur, car toujours niées par celui qui se représente la lecture cultivée - seule vraie, à ses yeux - comme une pratique désintéressée, donc exempte de toute retombée concrète, les réutilisations des lectures peuvent être recueillies à l'interview par le sociologue s'il imagine les moyens de contourner l'obstacle qui y est mis par la plupart des lecteurs interrogés, eux-mêmes victimes de l'illusion de gratuité de la lecture10. Plus faciles à faire évoquer, car plus souvent délibérées, sont les réutilisations de la consultation documentaire. La lecture d'évasion, au contraire, comme toute lecture d'assouvissement est à elle-même son propre horizon, alors que la lecture documentaire, quand elle est insérée dans une autre activité vise d'emblée à réaliser un objectif qui lui soit extérieur comme, par exemple, la mémorisation à court terme des morceaux essentiels de l'ouvrage lu fait partie de la préparation d'un examen. En dehors de quelques réutilisations de ce type, aisément avouées (réutilisations de lectures qui visaient d'emblée à préparer un voyage, un examen, un article, etc.), nombre de réutilisations doivent être traquées dans l'interview sociologique par un balayage systématique des activités du lecteur. Le sociologue a quelque chance alors d'identifier, par recoupements, des réutilisations imprévues qui ne peuvent être évoquées spontanément par le lecteur car il ne les a jamais envisagées clairement comme telles ; c'est comme si ses lectures avaient alimenté un réservoir d'idées qui, à leur résurgence, lui apparaissent sommes des « idées personnelles ». Dans ce cas, le plus fréquent chez les « forts lecteurs », la lecture se fond dans des ensembles de conduites plus élaborées (itinéraire de recherche, orientation professionnelle, poursuite de hobbies cultivés, etc.). Les traces de réutilisations des lectures ne sont pas à rechercher seulement dans des activités concrètes, plus ou moins utilitaires. Il existe aussi des utilisations ostentatoires de la lecture. Certaines limitées à l'exploitation de la mise en scène de la lecture, tournent court. Il y a dans les fractions cultivées des classes supérieures une lecture qui s'accomplit dans la mondanité ostentatoire, celle qui fournit un passe-temps « convenable » ajusté au statut social (lecture d'évasion d'œuvres reconnues par un prix littéraire) ; il y a aussi des usages du livre-objet qui ne servent qu’à signaler la supériorité culturelle et sociale (reliures pour « meubler » le cabinet médical - livres « de compagnie » comme disait Dashiell HAMMET - ceux qu'on porte sous le bras sans trouver le temps de les ouvrir). La lecture s'ostente dans d'autres cas où il s'agit alors de véritables réutilisations qui se déroulent dans le cadre d'échanges de paroles, dans le réseau de sociabilité du lecteur. Une fonction générale des lectures est en effet d'alimenter les contacts sociaux, d'entretenir les relations sociales et cela dans les contextes les plus divers. La presse remplit le plus manifestement cette fonction. De même que l'article que rédige le journaliste dépend d'un événement auquel il doit explicitement se rattacher, une « nouvelle » est le sujet de conversation par excellence, le point de démarrage obligé d'une conversation amicale ; un tel prétexte peut être fourni par la vie des interlocuteurs comme par le Journal. Les livres « pratiques » roulent sur des sujets qui constituent des thèmes importants de la discussion « de bistrot » ou sur le lieu de travail pour les uns, de palier ou à la sortie de l'école pour les autres. La lecture romanesque connaît aussi des réutilisations de ce type : redire et raconter, y compris à soi-même, ce que l'on a lu sont des activités qu'on ne peut séparer de cette forme de lecture souvent sans prolongement apparents. On
déduit sans peine de ce qui précède que parmi
les retombées des lectures se glissent, à côté
de réutilisations qui éloignent de la lecture, des
motifs d'y revenir.
3. L'UNIVERS DES LECTURES POSSIBLES DU POINT DE VUE DU LECTEUR Sur quoi reste-t-il à enquêter ? Retournons à notre point de départ. Une fois que l'on a renoncé à s'en tenir à l'univers des livres tel qu'il est découpé par le bibliothécaire ou l'éditeur, on peut se demander comment se présente l'univers des livres possibles du point de vue du lecteur et quelles représentations il s'en fait. a) Comment se présente l'offre du point de vue du lecteur ? Quels livres va-t-il emprunter ? Ou plutôt acheter - comportement premier, plus répandu que l'emprunt en bibliothèque et fort différent de celui-ci. Il faut, pour comprendre le comportement de l'acheteur de livres, ne pas le réduire à une caractéristique de la lecture : les modes d'approvisionnement (achat, emprunt public ou privé, provisions domestiques) auxquels ont recours les différentes catégories socioculturelles11, renvoient à un autre ensemble de pratiques qui, elles, relèvent de la logique de l'accumulation de biens : les livres - les « livres de valeur » - sont des biens d'équipement ; une bibliothèque est un article de standing, un bien meuble. À son tour, l'achat de livres bon marché (livres de poche) renvoie à la question du prix du livre. On rencontre là le problème de l’interventionnisme étatique dans un circuit de distribution contrôlé par des entreprises privées, de moins en moins nombreuses, bien plus que le problème de la diffusion de la Culture dans les masses, comme on l'a cru à ses débuts. On ne peut ignorer l'aspect économique du comportement des lecteurs, c'est la dimension qui lui bonne son sens : le lecteur ne se comporte pas autrement avec les livres qu'avec les autres biens qu'il achète. Avant d'être une marchandise culturelle, le livre est une marchandise. Chaque catégorie socioprofessionnelle a son budget, sa manière d'acheter. Une étude de l'offre de publications comme celles des « Atlas de la lecture à Bordeaux »12 (ou ailleurs) conduira ainsi à dresser non pas une mais plusieurs cartes des points de vente, autant que de groupes socioculturels aux circuits d'achat bien tranchés en matière de lecture comme en d’autres. On peut envisager d'établir la carte des zones parcourues dans une bibliothèque en libre-service par ceux qui la fréquentent : elle variera selon les habitudes d'utilisation des livres (chez soi / sur place) propre à chaque catégorie socioculturelle conformément à son mode de vie en général (en famille / au dehors). b) Comment se présente pour le lecteur l'univers des livres possibles ? Comment les catégorise t-il ? Certaines de ses pratiques nous le diront : dans les manières de ranger les livres chez soi ou de les chercher sur les rayons d'une bibliothèque publique en libre-service sont mises en évidence les catégories différenciées en fait par le lecteur, à nous de les observer. Ces catégories, comment les lecteurs les hiérarchisent-ils ? Ils nous le diront eux-mêmes mais souvent sur un autre air, un air accordé à la « légitimité culturelle » qu’ils s'y conforment peu ou prou. Ce sont bien souvent les représentations sociales sur les catégories de lectures les plus prisées que l'on recueille en interrogeant sur les préférences individuelles. Plus on propose dans un questionnaire, de catégories de classification préétablies - pris par une fusion d'objectivité - plus on suscite de réponses conformistes, conformes à ce qu'il est convenu de préférer. Les répondants de même statut social choisissent le même type de livre pour le même usage : les romans pour se distraire, les essais pour réfléchir. Dans l'enquête, on aura donc intérêt, en les demandant explicitement, à rechercher la confrontation entre les choix effectués en pratique et les jugements de valeur culturelle exprimés par les mêmes individus sur, par exemple, des titres de Presse13. On a pu ainsi montrer, s'il en était encore besoin, la disparité entre pratique et représentations qui se manifeste même, bien qu'atténuée, chez ceux qui sont censés les faire coïncider ; les revues jugées les plus « cultivées » dans les classes sociales supérieures sont parmi les plus lues aussi, mais ceux qui les lisent sont moins nombreux que ceux qui les prisent. Quand le sociologue veut recueillir des jugements de valeur et les demande explicitement, le questionnaire est le plus commode des instruments. Par contre, c'est surtout l'observation et le questionnement indirect qui permettront de voir comment le lecteur différencie l'ensemble des livres à sa disposition, chez lui ou en bibliothèque. c) Comment caractériser le type de lecture propre à une catégorie sociale ? Trop souvent, on n'utilise qu'un critère unique : le contenu du livre qui est lu. Or les dimensions de caractérisation des lectures sont multiples. Sans doute, un seul critère bien choisi peut-il servir à différencier plusieurs formes de lecture, s'il est un bon « indicateur » d'une grappe de caractéristiques : la lecture du journal, par exemple, est d'orientation moins fonctionnelle que documentaire, on s'y livre volontiers en public et plus souvent la journée que le soir ou seul. Il peut donc suffire, pour savoir tout cela, de poser une question unique, celle du support de la lecture. Mais un seul critère ne peut suffire à différencier toutes les formes de lecture. Un exemple a contrario nous est fourni par une des premières enquêtes dans le domaine14. DUMAZEDIER et son équipe différencient selon le seul contenu (le « centre d'intérêt »). Les conseils de psychologie que l'on peut trouver dans un magazine peuvent-ils être confondus avec les essais de cette discipline ? Relèvent-ils de la même forme de lecture ? En prenant, comme seul élément de définition des centres d'intérêts, leur contenu, ces auteurs avaient volontairement confondu différents niveaux et modes d'accès (disciplines d'études, problèmes pratiques) pour mieux faire apparaître leur appartenance au même « centre d'intérêt » (savoir-vivre, morale par exemple, ou bien courrier du cœur et œuvres de littérature romanesque) et mettre en valeur l'universalisme des curiosités. Mais l'analyse des résultats statistiques montre qu'on ne peut négliger les différents niveaux en les considérant comme des simples différences dans les modalités d'accès à un même « centre d'intérêt » (normes de comportement dans le premier exemple, ou, pour l'autre, relations sentimentales). La répartition des choix entre les « modes de documentation » pour chacun des « centres d'intérêt » est rarement concentrée, souvent étalée, parfois nette ment bimodale. On pourrait en conclure, dans la respective dumazedienne, que tout centre d'intérêt est un carrefour où l'on arrive par différentes voies à différents niveaux. Si l'on cherche au contraire à mettre en évidence une relation simple entre mode de documentation et centre d'intérêt, on est amené à faire l'hypothèse (que ce que nous connaissons des données ne nous permet pas d'éprouver mais qui s'accorde avec des normes de production littéraire et journalistique) que chaque « mode de documentation » introduit à un aspect particulier d'un « centre d'intérêt », plus précisément à un mode de formulation particulier d'un problème, au bout du compte à un produit différent, une expérience culturelle différente. Si la formulation d'un « centre d'intérêt » s'ajuste au niveau de diplômes des répondants, leur « mode de documentation » s'intègre à leur mode de vie. Ces deux critères au moins sont bien nécessaires pour différencier une forme de lecture qui soit typique d'une catégorie socioculturelle. Il est certainement préférable de multiplier les critères de différenciation des types de lecture, quitte à ne pas les considérer tous à la fois, dans tous les cas, mais à choisir l'ensemble des critères les plus pertinents à la caractérisation de chaque groupe socioculturel en s'aidant des techniques récentes d'application en sociologie, d'analyse factorielle. Tous les aspects constitutifs d'une pratique (genre du livre lu, rythme de la lecture, réutilisations, etc.) la définissent ensemble dans son insertion à la culture et au style de vie avec lesquels elle s'accorde. La lecture partie essentielle de la vie des lecteurs, doit être considérée comme part intégrante de la culture ou des sous-cultures (au sens ethnologique du terme) d'un groupe social. Il faut constituer des « types-idéaux » de lecture, diversifiés selon les groupes sociaux. Cet article s'inscrit en faux contre les prosélytes de la (bonne) lecture. On ne peut soutenir avec eux que la lecture soit une pratique fondée sur un besoin universel car elle est loin d'être une pratique commune à tous - même sous des formes variées au gré de chacun. Certes, la lecture est une pratique répandue mais seulement dans les limites tracées par les contraintes sociales : les fractions les moins instruites des classes populaires sont empêchées de lire, les fractions les plus cultivées des autres classes en ont l'obligation. Préférences et goûts en matière de lecture, loin d'être le moteur de la pratique, servent au lecteur comme au non-lecteur de justification à leur pratique ils alimentent le « discours d'accompagnement ». Ce sont en effet d'autres variables que le goût qui, dans les catégories moyennes (ni trop, ni trop peu cultivées) où la lecture est possible sans être pour autant un « must », en déterminent les modalités ; des caractéristiques du loisir et du travail comme de formes de sociabilité qui ensemble définissent le « style de vie » découlent l'exercice de la lecture et ses modalités. Un type de lecture est toujours pris dans un réseau de relations avec d'autres pratiques ou noyaux de pratique du lecteur, et c'est cet ensemble qu'il convient d'expliquer. Nous avons voulu montrer que pour constituer une typologie des lectures, c'est la pratique elle-même et non son objet qu'il convient de caractériser. Les critères à employer pour y parvenir doivent être à la fois multiples et pertinents par rapport à la culture des lecteurs regroupés, non en fonction de leur intérêt pour un type de lecture comme l'est un public, mais de façon homogène, du point de vue socioculturel. Les caractéristiques d'une forme de lecture s'inscrivent dans plusieurs dimensions à considérer simultanément : support et contenu, moment, rythme et lieu de la pratique contribuent ensemble à définir une certaine forme de lecture. Plus qu'à décrire les circonstances d'une activité, nous visons à élucider son mode d'insertion dans l'emploi du temps d'un groupe social, ses relations avec les autres pratiques de la vie quotidienne, que ce soient relations de contiguïté ou de substitution, que ce soient des activités à l'origine de la lecture ou la prolongeant par des réutilisations ; ces relations entre des pratiques sont celles qui structurent un « style de vie » et si on les saisit par un de leurs termes : la lecture, cela permet en retour de les comprendre mieux. C'est finalement tout le « style de vie » lié au statut social qu'il faut prendre en compte : la place qu'y occupe la lecture en éclaire les modalités. Nous avons aussi cherché à montrer que la prise en considération de l'ensemble des pratiques propres à une catégorie sociale permet de mieux saisir ce que c'est que lire pour un sujet en situation sociale. La lecture ou, mieux, l'ensemble des comportements qui constituent un type de lecture peut être traité comme un isolat - sauf dans certaines situations simplifiées pour le recueil des données -, il ne peut s'expliquer indépendamment d’autres pratiques. Trop d’études consacrées à la lecture s'y enferment. Par ailleurs, vu le rôle joué par la lecture dans notre civilisation occidentale moderne dominée par l'écrit, on ne peut considérer la lecture comme l'une des pratiques culturelles, bien sûr un peu à part mais à laquelle il suffit d'appliquer les schèmes d'analyse et d'explication qui ont fait leur preuve sur les pratiques culturelles. Outre une fonction symbolique, la lecture assume des fonctions sociales ou simplement pratiques.
Martine
NAFFRECHOUX
1. Thornstein VEBLEN, Théorie de la classe de loisir, Paris Gallimard, 1970 (1899). 2. Pierre BOURDIEU, La distinction, Paris, Éd. de Minuit, 1979. 3. Jean-Claude PASSERON, « Le plus ingénument polymorphe des actes culturels : la lecture » pp. 17-22 in : Bibliothèques publiques et illettrisme, Paris, Min. Culture, Direction du Livre et de la Lecture, 1986. 4. Retraitement d'une enquête (L'usage et l'image des bibliothèques publiques), Paris, ARCmc/DLL 1979) effectué a la demande de la Direction du Livre ; le compte rendu en est repris dans le premier chapitre de la thèse de Martine NAFFRECHOUX, Lire. Enquête sur la pluralité des mondes de la lecture, Paris, Université Paris-VII, 1986. 5. Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON, La reproduction, Paris, Éd. de Minuit, 1970. 6. Citations extraites, parmi tant d'autres auteurs, de Jean HASSENFORDER, « Les lecteurs et la lecture » in : J. CARPENTREAU (éd) ; Le livre et la lecture en France, Paris, Éditions ouvrières, 1968. pp. 37-38. 7. Edmond GOBLOT, La barrière et le niveau, Paris, PUF, 1924. 8. Patrick PARMENTIER, « Les genres et leurs lecteurs » Rev. fse Sociol., XXVII, 397-430. 9. Jean-Claude PASSERON, « Stratégies et moyens de l'action culturelle » Actes des Journées d'Etudes, 15-16 octobre 1983, Bourges. Min. Culture, Dir. Développement Culturel/Maison Culture Bourges, 1984. 10. Martine NAFFRECHOUX, Faits et gestes de la lecture à la Bibliothèque Publique d'Information du Centre Georges Pompidou, Paris, BPI/EHESS : Notes et documents du CERCOM, septembre 1987. 11. Martine NAFFRECHOUX, Patrick PARMENTIER, F. PORTO-VASQUEZ, Trois études sur la lecture, Paris, GIDES/D.L.L. 1981. 12. R. ESCARPIT, N. ROBINE, M. VAGNE-LEBAS, Bordeaux, ILTAM, 1966. 13. J. LARRUE, « Représentations de la Culture et conduites culturelles » Rev. fse Sociol, XIII, 1972, 170-192. 14. Joffre DUMAZEDIER et Aline RIPERT, Le loisir et la ville, Paris, Éd. du Seuil, 1966 |