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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°26  juin 1989

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INTERVIEW


A.L. : Depuis 15 ans et plus, des expériences pédagogiques originales se développent. Comment expliquez-vous le manque d'intérêt de l'Université, de la recherche, du Ministère, qui n'ont jamais vraiment considéré ces écoles comme dès laboratoires d'idées, des terrains de recherches, des lieux d'évaluation ? Quels sont aujourd'hui les obstacles majeurs entre le monde de la Recherche et le monde de la pratique ?

Michel Migeon : Il y a eu, des différents côtés, la tentation de s'isoler, de ne pas faire l'effort d'aller vers ceux qui pensaient différemment, vers ceux qui avaient d'autres préoccupations. Les novateurs ont eu cette attitude et par ailleurs la hiérarchie qui n'a pas su ou pas voulu les accueillir avec un esprit curieux et bienveillant. L'université aussi a une part de responsabilité : n'est-elle pas le plus souvent davantage soucieuse de recherches dans l'absolu que de recherches débouchant sur la résolution des problèmes très concrets auxquels sont confrontés les praticiens du terrain.


A.L : Si les statistiques montrent l'effet compensatoire de l'école maternelle, elles disent aussi que, même forte, la préscolarisation n'agit pas suffisamment sur les caractéristiques des milieux familiaux défavorisés. Il fallait dès la petite enfance, inventer de nouveaux rapports avec les familles, donner un autre statut aux jeunes enfants qui ne les limitent pas (sous prétexte de les protéger) et exiger davantage au niveau de leurs performances. à force de dire que l'École Maternelle Française est la meilleure du monde, ne pensez-vous pas qu'on la fige, bloquant toute innovation, alors que toutes les recherches montrent les énormes possibilités des enfants à cet âge ?

Michel Migeon : Bien sûr, en l'état actuel, l'école maternelle apporte un certain effet compensatoire, mais insuffisant. C'est la raison pour laquelle, dans les propositions que je fais, je souhaite que le rôle de l'école maternelle soit encore renforcé en ajoutant quelques objectifs à ceux déjà mis en œuvre actuellement. Il convient également de construire et expérimenter des démarches et des outils adaptés à la réussite des enfants appartenant à des milieux défavorisés quant à leur rapport aux écrits : c'est la proposition 13, qui fait d'ailleurs l'objet d'une recherche financée par la commission des communautés européennes, Enfin « accompagner les progrès en lecture des enfants en augmentant le nombre de lecteurs adultes. Pour cela, diffuser à une très grande échelle un module de formation à l'apprentissage de la lecture-écriture » est une proposition, la numéro 12, je l'ai trouvée dans les brochures de l'AFL. Augmenter les capacités et le rôle de l'école ne suffit pas, il faut aussi que les collectivités locales aidées des associations, de l'État et de ses services extérieurs conjuguent leurs efforts en direction des milieux familiaux défavorisés : parents et enfants.


A.L. : Dans la seconde partie, vous vous appuyez sur les travaux de chercheurs français tels que Jean HÉBRARD, Gérard Chauveau Evelyne CHARMEUX, Jacques FIJALKOV... jamais sur ceux de Jean FOUCAMBERT, (à part une allusion pour l'évaluation) Pourtant ce dernier a beaucoup œuvré pour ce que vous reconnaissez aux autres : priorité au sens, diversité des supports de lecture, fonctionnalité de la lecture, systématisation des acquis ... Pourquoi cet « oubli théorique »?

Michel Migeon : Ce n'est pas un oubli. Je n'ai pas lu les écrits les plus récents de Jean FOUCAMBERT et je considère qu'il a beaucoup apporté au plan de l'évolution de nos conceptions en matière d'apprentissage de la lecture ; et cet apport, il n'est question ni de le minimiser ni de le lui enlever mais je crois que la recherche a bien montré au cours de ces dernières années, l'extrême importance de deux éléments nouveaux à la propre contribution de Jean Foucambert :

1. L'apprentissage de la lecture doit être mené de pair avec celui de l'écriture, pour plusieurs raisons. L'une d'elle a été mise en évidence par Emilia FERREIRO : très jeunes les enfants ont la volonté de communiquer par écrit ; l'analyse de leurs écrits nous renseigne d'une manière très intéressante sur leur cheminement.

2. L'évolution récente de la recherche invite au plan théorique à ne pas rejeter l'apprentissage du code, mais à dire qu'il doit venir à la demande de chaque enfant.

Encore une fois, cela n'enlève rien aux différents mérites de Jean FOUCAMBERT, ne préjuge pas de ses évolutions les plus récentes et en particulier sur ces deux points de doctrine sur lesquelles j'aurais dû l'interroger lors de notre rencontre.


A.L. : Dans votre première partie, vous reliez nettement la cause de l'échec à l'origine socioculturelle des enfants. Dans la deuxième partie, vous allez nettement à l'encontre des pratiques majoritairement en cours actuellement dans les C.P. Deux raisons de mettre mal à l'aise les enseignants : ils sont aussi destinataires de ce rapport. Comment, en l'écrivant, avez-vous tenu compte de leurs sensibilités pour qu'ils s'associent et ne se sentent pas fortement remis en cause ?

Michel Migeon : Premièrement, les travaux de Michel SCHIFF confortent nettement l'idée de déterminisme socioculturel.

Cette idée n'est pas suffisamment prise en compte par les collègues enseignants alors que, d'une certaine manière, elle montre que l'école n'est pas la seule à apprendre à lire aux enfants. Deuxièmement, l’analyse de l'histoire des instructions officielles, faite par Jean HÉBRARD, montre que pendant toute une longue période, ces instructions portaient un projet politique et social bien clairement ciblé. à partir de 1972, on assiste à des volte-face successives, des incohérences entre des textes officiels, des rapports de colloques qui n'avaient pas force d'instruction. Si certaines pratiques perdurent, ce n'est sûrement pas la faute des enseignants qui n'ont pas été mis dans de bonnes conditions pour innover ou tout simplement évoluer. Je propose une formation qui tienne compte notamment de leur isolement et qui casse cet isolement.


A.L. : Près de la moitié de vos propositions concernent la formation, la recherche, la liaison entre l'Université et la pratique. Plusieurs questions concernent cette partie. Vous ne dites rien de la formation des IDEN ou des Universitaires ! Pensez-vous qu'elle les rende aptes à susciter et soutenir l'innovation ? Comment les instituteurs vont-ils être de vrais partenaires de ces corps professionnels si conservateurs ?

Michel Migeon : Tous les IDEN ne sont pas d'affreux conservateurs, de plus, tous les IDEN sont, et c'est normal, très conditionnés par les instructions officielles et l'Inspection Générale.


A.L. : La formation, telle que vous la suggérez, semble très interne à l'éducation nationale. Ne pensez-vous pas que les enseignants auraient besoin de se former avec d'autres professionnels pour mieux comprendre et analyser les exigences du monde du travail et peut-être, être lA aussi, des éléments de changement ?

Michel Migeon : J'ai toujours été partisan de l'ouverture de l'école. Que des enseignants soient confrontés, dans leur formation, à d'autres professionnels, me semble une très bonne idée. Dans un sens, je prends en compte cette nécessité puisque je souhaite que le module de formation soit démultiplié en dehors de l'Éducation Nationale, en collaboration avec d'autres ministères et, en particulier, avec le ministère de la Culture. Toutefois, la formulation de votre question montre que vous souhaitez aller nettement plus loin et j'en admets volontiers le bien-fondé.

 

AL. : Le mot « recherche » est un peu magique. Il fait penser à la neutralité de la « science pure », à un arbitrage non contestable. On ne trouve que ce qu'on cherche. On n'évalue que ce qu'on enseigne. Ne devrait-on pas, lA aussi, donner des objectifs hiérarchisés en objectifs prioritaires et objectifs complémentaires. Que chercher prioritairement à transformer ? Surévaluer en fonction de quelle innovation ? Qui devrait définir ces objectifs ?

Michel Migeon : Pour avoir été chercheur moi-même, pas en sciences de l'Éducation mais dans le domaine des sciences dites qui bénéficie d'une réputation de rigueur, je peux dire que la recherche n'est absolument pas neutre et que par elle-même elle n'apporte aucun arbitrage.

En fait, c'est le temps qui apporte la neutralité, le recul, qui donne raison à telle ou telle école. Aucun chercheur n'a la preuve d'une vérité, c'est la communauté scientifique qui, renouvelant avec d'autres approches ses propres travaux, évoluera progressivement à des éléments de certitude jusqu'à ce qu'ils soient complétés, voire remis en cause. à mon sens, recherche et directivité sont difficilement compatibles, par contre, ce qui me semble important et nécessaire à organiser, c'est la rencontre et même le côtoiement de chercheurs de statut universitaire, dont l'objectif est la recherche de la vérité in abstracto, de chercheurs alliant une vocation plus appliquée et de tous les enseignants qui innovent dans leur pratique. Ces trois types de recherches doivent exister interagir, sans être déterminés par des objectifs hiérarchisés. Par ailleurs, s'il faut reconnaître qu'il y a eu énormément de recherches faites sur la lecture, il faut aussi savoir qu'il n'y a rien sur l'histoire et, par exemple, sur la construction d'une chronologie historique chez les enfants. Antoine PROST l'avait signalé dans son livre : « L'éloge des pédagogues ». S'il est donc difficile de définir des objectifs en matière de recherche, il serait par contre important vers des champs disciplinaires, dont certains sont actuellement dramatiquement absents de toute recherche.


A.L. : Quels garde-fous prévoir pour qu'objectifs prioritaires et objectifs complémentaires ne soient pas compris comme vitesses et donc contenus différents pour enfants différents ?

Michel Migeon : Au moment où l'on se pose concrètement le problème de la traduction d'un programme en termes d'objectifs, la hiérarchisation s'établit et d'une manière assez évidente et suffisamment simple à mettre en œuvre pour que le problème que vous posez ne se pose pas. Il y a des enfants qui, dans un domaine d'apprentissage, parviennent, au moins pendant un temps, à maîtriser tout juste les objectifs prioritaires alors que, dans un autre champ, ils les dépassant relativement facilement et peuvent donc atteindre une part des objectifs complémentaires. De même, il y a des enfants qui ont besoin d'un soutien dans une matière et pas dans une autre, c'est tout cela faire droit aux différences.


A.L. : Par deux fois, vous traitez à part les enfants en grande difficulté - proposition 13 (ZEP) et 15 (Classes lecture). Comme réponses possibles à un échec majeur ? Ne pensez-vous pas, qu'au contraire, il faut éduquer les enfants ensemble pour inventer des réponses collectives à la situation inégalitaire ?

Michel Migeon : Philippe MÉRIEU m'a aidé à distinguer les enfants en difficulté, les enfants en situation d'échec. Les premiers doivent être soutenus dans le cadre d'une classe normale; les autres doivent être repris en compte par un autre maître, avec d'autres approches. Aucune organisation humaine n'est parfaite et ne peut espérer embrasser la totalité des diversités des individus. Il faut donc prévoir des systèmes de réhabilitation et de réapprentissage. Les classes-lecture, les centres aérés lecture me semblent être des réponses possibles, dans le même esprit que peuvent l'être des actions concentrées sur un semestre et seulement pour une part du temps scolaire en début de CE2, de 6e ou même en 4e technologique. Il faut expertiser toutes les expériences en cours, valider celles qui ont réussi, cerner et analyser l'originalité des démarches aux différents niveaux. Comme vous le voyez, il n'y a pas à proprement parler « traitement à part » mais traitement adapté à des situations spécifiques à mon sens, c'est toujours de la pédagogie différenciée. Bien entendu, je reste tout à fait partisan d'éduquer les enfants ensemble, de les enrichir de leurs différences et aussi d'inventer dés réponses collectives à des situations inégalitaires.

Propos recueillis par André VIRENGUE