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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°27  septembre 1989

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note de lecture

Censure et bibliothèque au XXème siècle
Marie Kuhlmann, Nelly Kuntzmann et Hélène Bellour
Éd. du Cercle de la Librairie, 1989

Ce livre est intéressant à plus d'un titre. D'abord, comme le rappellent dans leurs préfaces Martine POULAIN et Jean HÉBRARD, parce qu'aucune recherche importante n'avait été menée sur les phénomènes de censure auparavant. Le sujet est honteux et un peu tabou, tant il évoque la présence permanente d'une violence et d'une coercition à l'égard de l'esprit sur fond d'emprisonnements et d'autodafés. S'il fallait s'en convaincre, les auteurs dans leurs remerciements en apportent une preuve, inconsciemment ou non, en s'excusant de ne pas pouvoir citer les noms des personnes qu'elles ont rencontrées " en raison du sujet brûlant" !

Ensuite parce que la censure n'est jamais qu'une manifestation particulière, la traduction concrète dans un domaine précis, de réalités sociales et politiques. À travers l'histoire de la censure au XXème siècle dans les bibliothèques mais aussi dans les écoles, ce livre aborde un passé récent et jette une lumière crue sur des périodes qu'on sait troublées et « difficiles » mais dont on a oublié qu'elles ont été des occasions pour les forces les plus obscurantistes et les plus rétrogrades de s'affirmer sans retenue et de sévir sans scrupules. Les auteurs font figurer dans leur ouvrage, pour la période de Vichy par exemple, des documents édifiants (circulaires, arrêtés, etc.) dont certains signataires sont encore de ce monde. D'autres documents, encore plus récents, montrent qu'il est nécessaire d'être vigilant, car « la bête n'est qu'endormie ».

Autre intérêt enfin. Cet ouvrage confirme, s'il en était besoin, l'importance et la puissance d'impact qu'on accorde à l'écrit. Car enfin, faut-il qu'on craigne ses effets pour qu'on veille à en limiter ainsi la diffusion, faute d'en pouvoir limiter la création, et pour des raisons morales, religieuses, philosophiques, politiques, idéologiques et culturelles... ce qui fait tout de même beaucoup. D'autant plus que l'évolution des valeurs et des moeurs ou des contextes sociologiques fait que l'interdit et le tolérable changent et rendent imprévisibles les champs du défendu. Il y a seulement dix ans, qui aurait pu prévoir qu'en cette fin de XXème siècle, en France, on risquerait sa vie en publiant un livre ? Que considérer une grande religion comme une mythologie serait blasphématoire et puni de mort ?

Les auteurs s'intéressent aux bibliothèques publiques et aux bibliothèques scolaires en France et aux États-Unis (Hélène BELLOUR y enseigne le français). Ce qui ressort de ces études, c'est que ce qui provoque la censure (et ce qui la justifie aux yeux de beaucoup) ce n'est pas tant l'existence d'écrits réprouvés ou réputés mauvais que la crainte que suscite leur lecture par certains. La censure se veut protectrice et se défend d'être attentatoire à la liberté de création. Mais on sait ce que défendent et protègent réellement les censeurs en prétextant la fragilité, la propension à une lecture non distanciée, trop identificatrice ou irraisonnée de certains publics. Certes. Néanmoins, de nombreux exemples cités dans ce livre « interpellent » chacun, comme on dit. Mettriez-vous le livre Suicide : mode d'emploi dans une bibliothèque pour adolescents ? Un album porteur de propagande néo-nazie dans une BCD ? Oui, en prenant la précaution d'une médiation, d'une préparation à leur lecture, a-t-on tendance à répondre... Est-on sûr que cette précaution sera toujours possible et effective ? La censure n'est pas uniquement d'Église ou d'État.

Michel Violet