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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°27  septembre 1989

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LE MYTHE D’UN MYTHE

Une lutte contre un monstre sacré ? Pour quoi faire ? Il y aura toujours quelqu'un qui trouvera que cette témérité a un caractère parricide. Et pourtant, au-delà de toute explication, les faits sont là. Une lutte contre les idoles, dans ce cas-ci, n'a absolument pas pour objectif la dévalorisation d'une femme qui, à sa façon, fit front à des circonstances personnelles adverses. Mais l'objectif est d'une part, un essai de démythification du symbole qui a été utilisé de façon abusive pour prôner en exemple, dans l'éducation des sourds, les prétendus succès d'une méthodologie. La méthodologie oraliste qui, après un siècle d'ignominies, se présente finalement comme insoutenable.

D'autre part, il s'agit d'essayer de contribuer à l'étude et à l'assistance de la surdité, en incorporant la dimension psychologique à l'explication des origines de ce problème.

Hellen KELLER est née en 1880. Cette même année, de l'autre côté de l'Atlantique, se tenait un congrès au triste souvenir, le Congrès de Milan, où les professionnels de la surdité qui s'y étaient réunis décidèrent, dans un climat de ferveur intempérante et sans grands fondements scientifiques, de la supériorité de la méthode orale pour l'éducation des sourds. Autrement dit, on proclama que les sourds pouvaient et devaient parler comme les entendants et on déclara la guerre à la communication gestuelle. À partir de ce moment-là, la communauté des sourds devint la cible d'une répression et d une intolérance qui durèrent jusqu'à nos jours.

Aux États-Unis, vers cette époque, le problème de la surdité était du domaine public, à la suite d'une campagne mise en œuvre par les partisans de l'éducation oraliste menée par l'inventeur du téléphone Alexander Graham BELL, lequel voulait imposer ses vues à des milieux traditionnellement permissifs qui respectaient la communication gestuelle et possédaient une grande expérience de son utilisation dans les institutions éducatives pour les sourds. Fortement influencés par les idées eugéniques qui étaient en vogue à la fin du siècle dernier, les oralistes étaient préoccupés par la possibilité de voir les sourds se constituer en une sous-espèce dégénérée de l'humanité et réclamaient l'imposition de mesures pour éviter leur procréation. Ils proposèrent ainsi qu'on empêchât les sourds de parler par signes, puisqu'en communiquant de cette manière, il leur était possible de mieux se connaître et, par conséquent de tendre à se marier entre eux. Le langage par signes serait interdit dans les écoles ; les maîtres sourds, représentant à cette époque presque un tiers des professeurs de sourds, seraient éliminés du corps enseignant et les enfants sourds seraient placés dans des centres normaux, avec des enfants entendants, de façon à diminuer les occasions de contact avec d'autres sourds.

Pour voiler la dureté de cette politique éducative qui condamnait les sourds à l'incommunication et les privait de leur langage, et qui n'aurait pas été acceptée précisément pour ces raisons, il fallut avoir l'assurance que les sourds puissent apprendre à parler. Comme rien n'était moins sûr pour l'immense majorité des cas, on chercha laborieusement les exemples susceptibles de constituer une preuve de la véracité de cette affirmation et on organisa, dès que l'occasion s'en montra propice, le show des oralisés.

Abstraction faite du personnage réel, la figure d'Hellen KELLER suscite, à des niveaux différents, des sentiments opposés qui, pour ce qui est des négatifs, sont très peu connus. À niveau superficiel, on trouve l'admiration étonnée du plus grand nombre : ceux qui savent seulement que, sourde et aveugle, elle réussit à rompre les barrières de l'isolement. Ils applaudissent ce succès comme ils applaudiraient un record. Il est nécessaire de rappeler qu'à partir du moment où l'expérience éducative d'Hellen KELLER commença, elle fut couverte par de nombreux journaux et les informations avaient un tel caractère sensationnalisme qu'elles fusent l'objet d'une protestation de la part de l'institutrice, Ann SULLIVAN.

À peine commence-t-on à s'approcher du problème de la surdité et du langage qu'un doute apparaît, inquiétant, tenace, incommode et irrévérencieux : « Est-il possible que... Mais, comment l'a-t-elle fait ? » En tout cas, cela ne s'est pas repéré.

Apparemment, les miracles ne sont pas nombreux. Encore moins quand on n'y croit pas. D'une certaine manière, ce doute pointe dans le prologue d'un des livres de son professeur de littérature. Nous le reproduisons ici car la source est hors de tout soupçon (notre traduction) : « Il est absolument certain qu'après sa maladie, elle ne reçut plus aucun stimulus visuel, au point d'être privée des sensations de lumière et de couleur Le problème est moins simple en ce qui concerne les sons. Elle ne pouvait pas recevoir de stimulus à travers l'oreille et, par conséquent, elle ne pouvait distinguer les sons; mais les ondes sonores arrivaient à son corps et provoquaient des sensations vibratoires et rythmiques. » Finalement, les sourds, qui souffrent dans leur chair l'impossibilité de comprendre et de se faire comprendre au moyen du langage parlé, haïssaient Hellen KELLER et la haïssent car elle représente l'objectif imposé par le colonialisme oraliste : cesser d'être sourds. Et ceci devrait être beaucoup plus facile pour eux, qui ne sont que sourds, alors qu'elle était sourde et aveugle. Il est hors de doute qu'Hellen KELLER communiquait avec son entourage au moyen de l'oral et de l'écrit. Mais elle utilisait pour ce faire des moyens différents de ceux employés par un sourd et qui ressemblaient au contraire à ceux des aveugles. Hellen KELLER, comme nous allons essayer de le démontrer, n'avait pas perdu celle de la vue. Pour appuyer cette affirmation, nous analyserons quelques données tirées de son livre « Histoire de ma vie » (The story of my life, Doubleday and Comany, Inc. N.Y. 1955).


Hellen KELLER, dit-on, se vit privée de la vue et de l'ouïe à 19 mois, après un accès aigu de fièvre accompagné de troubles digestifs et cérébraux (« acute congestion of stomacal and drain »). À partir de ce moment jusqu'à l'âge de 6 ans, elle ne fut pas l'objet d'attention spéciale, dans le sens où nous l'entendons aujourd'hui, dans le domaine du langage, bien qu'elle put établir durant cette période une certaine forme de communication gestuelle avec son entourage, Lorsque celle qui devait être son institutrice arrive chez elle, Hellen l'attendait (comment put-elle savoir qu'une inconnue viendrait s'occuper d'elle?). De l'escalier qui montait au porche, elle « sentit les pas qui se rapprochaient » (c'est matériellement impossible).

On peut alléguer qu'il s'agit probablement de faux souvenirs reconstruits a posteriori. On peut l'admettre. Mais une telle reconstruction n'est pas fortuite. Elle nous donne une explication de la façon dont elle put entendre ce qu'elle ne pouvait pas entendre. Plus tard, Hellen KELLER dira comment elle « sentait » la musique de l'orgue d'une église quand elle s'arrêtait au centre de la nef et pouvait jouir pleinement de la musique, la percevant littéralement à fleur de peau. Pour « sentir » le discours des gens elle mettait sa main sur les lèvres ou sur la joue de son Interlocuteur. L'objectif est le même : il essaie de donner une explication sur la façon dont elle entend ce que prétendument elle n'entend pas. Ou plus exactement sur la façon dont elle n'entend pas ce qu'elle entend certainement. Ce type d'explication n'est jamais donné par un sourd qui, lui, n'entend pas, tout simplement.

Ann SULLIVAN décrit clairement la façon dont elle croyait pouvoir enseigner le langage à sa disciple. La méthodologie en est simple. Elle consistait à associer chaque chose avec son nom ou, plutôt, avec la représentation digito-manuelle de la forme écrite du nom. En effet, l'institutrice écrivait dans la main de l'enfant, d'abord les mots puis les phrases en anglais.

Inutile d'ajouter qu'il est impossible qu'un enfant acquiert le langage par ce moyen. En ce qui concerne les sourds, la présentation de la langue orale au moyen d'un alphabet digital est un procédé connu depuis longtemps, il a été utilisé par Ponce de LEON au XVIe siècle. Ce qu'on en sait, c'est qu'il ne mène pas à la maîtrise de la langue, avec ceci que les sourds ont, sur Hellen KELLER, l'avantage de ne pas être aveugles. Cela revient à dire que son acquisition du langage, qui s'est réellement produite, ne s'est pas effectuée par le procédé décrit par son institutrice mais, il n'y a pas d'alternative, par la voie auditive. Et ceci avant l'arrivée d'Ann SULLIVAN, comme il semble possible de le déduire de ce récit d'Hellen : « Je m'étais rendu compte que ma mère et mes frères n'utilisaient pas de signes quand ils voulaient que je fasse quelque chose, mais qu'ils parlaient avec la bouche. Parfois, je m'arrêtais entre deux personnes qui conversaient et je touchais leurs lèvres. Je ne pouvais pas les comprendre et je me sentais frustrée. » Ceci n'est possible que si l'on entend.

Une question raisonnable peut être soulevée ici : quelle quantité de langage l'enfant avait-elle acquise à 19 mois ? Ses parents font mention d'une grande précocité dans ce domaine. Pourtant, il est très difficile d'accepter qu'à cet âge elle ait déjà acquis des structures linguistiques qui ne prennent corps que vers 4 ou 5 ans et qu'elle ait pu en garder intact le « souvenir » jusqu'à 6 ans. De plus, la façon dont elle utilise ses compétences linguistiques pour s'approprier la langue écrite est révélatrice et élimine cette possibilité.

L'institutrice signale un moment crucial dans l'apprentissage de son élève : c'est celui où elle prend conscience du fait que chaque chose a un nom et qui arrive un mois après le début de son éducation, La chose est d'importance mais son interprétation est erronée. L'enfant ne demandait pas « comment ça s'appelle » mais elle voulait savoir « comment ça s'écrit » dans la main, motivée en cela par la perspective que ce procédé lui offrait pour communiquer sans parler. Nous en arrivons ainsi à ce qui constitue un argument solide pour mettre en doute l'absence d'information auditive : le processus d'apprentissage de la langue écrite, Quelques semaines après avoir initié l'enfant à la connaissance de l'alphabet digital, celle-ci était capable d'écrire spontanément. Quelques mois plus tard, elle communiquait efficacement par ce procédé, utilisant les idiotismes caractéristiques de l'anglais et commettant les erreurs propres à une approche phonétique de la langue écrite, Ceci n'a absolument rien à voir avec ce qu'on observe chez les enfants sourds, mais peut-être chez les enfants aveugles. En même temps, il ne faut pas oublier qu'Ann SULLIVAN n'avait aucune expérience avec ce genre d'enfants. La preuve en est sa surprise lorsque, à l'occasion d'une visite dans une école de sourds, elle se rendit compte des difficultés que ceux-ci éprouvaient pour apprendre à lire et à écrire, ce qui n'était pas du tout le cas de sa pupille. Par contre, Ann SULLIVAN était institutrice pour aveugles et elle- même avait été aveugle pendant un temps considérable.

Maintenant donc, si nous analysons toutes les anecdotes du livre et que nous acceptons l'hypothèse de la capacité auditive, il devient possible d'expliquer ce qui autrement, ne serait pas explicite. Par exemple, quand Hellen sait que sa mère va sortir parce qu'elle se pomponne devant la glace ; quand elle comprend qu'au moment de son arrivée, son institutrice n'avait pas de cadeaux dans son cartable mais que ceux-ci étaient dans une malle qui était restée dehors ; quand elle constate que les chiots nouveau-nés ont les yeux fermés mais ne dorment pas ; tous les jeux et surtout ceux auxquels sa poupée Nancy participe ; l'épisode si connu où elle raconte une sorte de révélation: la façon dont elle comprit ce qu'était l'eau, qu'elle confondait jusqu'alors avec le petit puits et le lait. On s'explique ainsi son intérêt précoce pour les récits historiques qui avaient trait aux pèlerins du MAYFLOWER ; enfin, le fait qu'elle ait pu achever des études littéraires qui requièrent, à notre avis, une quantité démesurée d'informations. Et l'on prétend qu'elles ont été transmises, mot par mot, dans la paume de la main et assimilées grâce à des connaissances antérieures construites dans ces conditions. Sans parler de la maîtrise de plusieurs langues...


Essayons à présent d'expliquer la chose. Qu'a-t-il donc pu arriver à Hellen à 19 mois ? Tout laisse croire qu'elle a été a été gravement malade et qu'on attendait sa mort (« The doctor thought I could not live ») Il est permis de supposer que dans son milieu, on pensa à cette possibilité et qu'on parla de la mort, bien qu'on ne sache pas de quelle manière les parents envisagèrent l'événement. D'autre part, il y eut sans doute perte subite de la vue, fonction sur laquelle se fondent des expériences nombreuses et importantes. Tout ceci pourrait expliquer le fait qu'Hellen se soit renfermée pour se protéger d'une certaine façon d’une menace qu' elle ne pouvait pas contrôler. « Elle se refuse » à entendre et se réfugie dans un mutisme qui puisse conjurer les dangers qui la guettent. Pendant les premières années, son comportement n'est pas normal: elle est instable et agressive, souffre de crises de violence auxquelles elle réfléchira quelques années plus tard et s'adonne à des jeux très bizarres. Ce n'est que peu après l'établissement de la relation « thérapeutique » avec Ann SULLIVAN qui devint un appui irremplaçable et qui le resta toute sa vie que Hellen sera capable d’un investissement positif du langage.

Elle mettra trois ans à « apprendre » à parler.

L’analyse en profondeur de ce problème dépasse les limites de ce texte, mais nous la considérons d'un grand intérêt. C'est par cette voie qu'on pourrait trouver une explication plausible qui éclaire non seulement ce cas, mais d'autres encore qui admettent probablement le même type d'approche.

Traduit par Chantal RONCHI
d'après Carlos SANCHEZ
Caracas, décembre 1986