La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°51  septembre 1995

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Lectures repaires, Lectures repères...   
 
 

Revenir à l'acné de mes premières lectures m'expose à un ridicule bien mérité. Mais il paraît - et j'en ai la preuve chaque jour - que ce dernier ne tue plus... Alors pourquoi se priver d'une bonne raison de sourire ?

Je me permettrai, pour plus de clarté, de décomposer ma personnelle histoire en "grandes périodes". Je ne leur attribuerai pas de couleur de peur d'inviter à un regard "artistique" non mérité. Et si je me permets, pour chacune d'elles, de mentionner mes conditions matérielles de vie, ce n'est pas pour jouer sur votre corde que je sais très sensible mais plutôt pour équiper votre lecture de précisions jugées indispensables.
 

Première période :
" Mes années de guerre... "
(4 à 7 ans).

Cadre : Papa gendarme, l'Algérie et ses Z'événements, "smala de frères et soeurs", déménagements... Je redouble mon CP.

À cette époque, j'étais plutôt en bataille permanente. Je résistais à l'école et obtenais mon premier succès : mon premier redoublement. Mais toute médaille à plusieurs revers. Passé le temps où tout le monde était persuadé que je ne savais pas lire, j'ai dû faire face à une pression sociale très forte. Les petits guerriers de 7 ans ont aussi besoin de repos. Et je n'avais d'autre choix que de me plier aux exigences "sociales" : faire semblant de lire. Du côté familial, mon cas était examiné à la loupe. D'autant que mes parents m'avaient fabriqué aîné d'un début de meute. Sous surveillance, je plissais le front sur quelques Oui-Oui, puis plus tard, sur leurs grands frères : les cinq du Club du même nom. Oui-Oui m'a foutu une paix royale. Ca sortait dans le même état que ça entrait. Ni chaud, ni froid,.. ni rien. Mais le Club des Cinq avait le don de me mettre hors de moi. Qu'est-ce que c'était que ces "olibrius" qui se collaient en bande compacte et qui passaient leurs pages à se prouver plus forts que les adultes ? Je changeais de maison deux à trois fois dans l'année et j'appréciais à sa juste valeur la solitude obligatoire. Imaginer que l'on puisse trouver un intérêt quelconque à l'amitié et au copinage relevait, pour moi, d'une pathologie incongrue. Quant à l'idée qu'un petit d'homme (même en bande) pouvait faire mieux que les adultes, là, c'était le pompon ! Des adultes, j'en connaissais et même pas mal. Or ce qui les caractérisait, à cette époque, c'était une impuissance quasi-permanente. Je les voyais bien, au moment de l'apéritif, passer alternativement de la forte gueulante où le "Y-a-qu'à-Faut-qu'on" ponctuait chaque phrase à des grands moments de silence où le regard vague caressait une tristesse sans fin. Le Club et ses Cinq, leur amitié de pacotille, leur grotesque gesticulation me restaient en travers de la gorge.

Je remercie la furieuse connerie de "Oui-Oui" et des Cinq en Club car elle m'a permis d'échapper au mensonge des livres. Quand je suis devenu grand, Tony Duvert m'a expliqué à quoi j'avais échappé : " Né en 1945, j'ai cultivé l'étrange conviction d'appartenir à la première génération d'hommes civilisés qu'il y aurait sur la terre : finis la guerre, la religion, les censures, la violence, les tyrannies, l'injustice, le racisme, la misère et la faim. Je cherche où, par qui, cette atroce illusion m'a été inculquée. Je ne trouve sérieusement que... le Journal de Mickey."
 

Deuxième période : 
"Mes années de Mine..." 
(8 à 10 ans).

Cadre : Rapatriement catastrophe avec une de mes soeurs, Pépé mineur, "Sale pieds-noirs", Bruay-en-Artois, Mémé et la vie méticuleuse, De Gaulle...

Je ne lisais plus puisqu'on me chagrinait sur les tables de multiplication. De cette période, il me reste un "cosy-corner". Premier contact avec la "Littérature". Mon grand-père y avait soigneusement rangé "SES" livres. Derrière la vitre s'alignaient des livres recouverts de papier kraft. Ils avaient tous le même format. à la tête du lit, 5 ou 6 livres, plus grands n'avaient pas eu les honneurs du kraft. Je pouvais lire les titres toujours à travers la vitre. Le Dimanche, pépé me les sortait pour me montrer la dédicace : Charles De Gaulle. Mémé, elle, c'était le Missel qu'elle me demandait de sortir chaque Dimanche. Bref, une période intense d'Instruction Civique et Religieuse. Séparé de mes parents je restais fermement attaché à l'idée qu'ils m'avaient laissé entendre que "ni Dieu, ni De Gaulle n'étaient des gens fréquentables". Mais on ne désobéit pas à des grands-parents aussi bien rangés. Je baissais ma petite tête blonde en attendant qu'ils répondent à la seule question que je me posais encore sur la Littérature : " Qu'est-ce que c'est, les livres marron ? " Je n'ai eu comme seule réponse : " Ce n'est pas pour toi... Plus tard... "

En effet, des années plus tard, j'ai eu ma réponse sur l'énigme des livres marron. Il s'agissait d'une collection imposante de "Série Noire". 

Beaucoup de livres mentent et ceux qui le font moins, on les "kraft"... La mine et son charbon, l'opaque du mensonge, la vie en Série Noire...

 
 
Troisième période : 
" Mon retour à la Civilisation... "
(10 à 15 ans).
 

Cadre : Tarbes, Famille au complet (10), Dérives, vie qui vacille...

Les retrouvailles familiales n'ont pas installé l'équilibre que l'on aurait pu imaginer. Y'avait du "stress existentiel" dans le quotidien. Pire, la vie commençait à s'ébrécher sérieusement. Les livres ont alors pris une grande importance dans ma vie. Ils n'existaient pas à la maison. Ils semblaient avoir du "poids" à l'extérieur. Ils paraissaient s'acoquiner en permanence aux vies des autres, aux vies meilleures... J'ai donc attaqué la littérature, mais sous un angle statistique, mathématique. Je n'avais aucune idée de ce à quoi elle pouvait bien servir. Abonné à une bibliothèque semi-privée - genre "Lecture pour tous" ou quelque chose comme ça - je me suis agrippé à l'ordre alphabétique pour construire mon chemin de lecteur. À partir d'une liste, type "Ma bibliothèque idéale" tirée de je ne sais plus où, je me suis attaqué avec méthode à la Grande et Vraie Littérature. Mon seul souci était de faire du chiffre. Je notais scrupuleusement date, auteur, titre et... nombre de pages. Je faisais de belles additions, ajoutant 325 pages de Balzac à 226 pages de Flaubert, à 112 pages de Prosper Mérimée et à 278 pages d'Erckmann Chatrian. Je me suis arrêté, au bout de deux ans à Georges Sand. Je lisais à la sueur du front, je lisais en laborieux. J'étais incapable d'échafauder quoi que ce soit d'intelligible ou d'intelligent sur ce qui m'était passé sous les yeux. J'accumulais du papier numéroté. Et je comptais, je comptais... Le total était impressionnant. La Littérature au mètre, le style au poids, l'Art en liste me maintenaient à la surface d'une obsession qui m'évitait d'avoir à examiner l'étrange délabrement de ce qui me tenait le plus à coeur.

Mon obsession m'est apparue dans son étonnante stupidité quand les choses sont devenues franchement scabreuses à la maison. Et j'ai commencé à avoir besoin de réponses. L'urgence me prenait la tête. Or mon parcours de marathonien dans les livres ne me donnait aucune piste. J'ai donc commencé à farfouiller, à fouiner... Je m'explorais durant des heures, à la bibliothèque, des quatrièmes de couvertures de gens que je ne connaissais pas. J'y cherchais l'évocation d'une similitude de vie maladive.

Et j'ai plongé à tête perdue, très tôt, trop tôt dans des "renégats", des "pas beaux", des "pas présentables" comme Céline, Henry Miller et puis, un peu plus tard Bukowsky, Cioran, Laborit, Paul Valéry... 

Dans des recoins poussiéreux tâtonnaient des livres qui ne mentaient pas, qui mentaient moins. Entre les lignes vivaient des gens. Des avec qui j'aurais eu besoin de parler, de boire un demi au bistrot du coin...

" Malheur au livre qu'on peut lire sans se poser à tout moment des questions sur l'auteur. " (Cioran)

Ma vie a fait pousser mes lectures. Je suis passé de la thésaurisation à la théorisation, contraint et forcé. Ma bibliothèque est un foutoir... mon foutoir perso.

Par la force des choses, par les bousculades de vie, je me suis construit ma "Querencia"... (" En espagnol, la Querencia nomme l'attachement, la dilection... Les toreros désignent par là le terrain qu'aussitôt entré dans l'arène le taureau s'approprie comme étant le sien. Un espace invisible que son instinct lui assigne, une sorte de refuge mental. " Pierre Veilletet)

Lire, écrire pour ciseler la sûreté du repaire.

Lire, écrire pour dessiner les contours des repères qui permettront la résistance.

L'acné de mes premières lectures a pris bien trop vite des rides. Mais au bout du compte, je remercie sincèrement Enid Blyton d'avoir porté à ce degré le mépris de ceux qui ne sont pas aussi "Oui-Oui" qu'il le souhaitait et de m'avoir refusé l'accès à son trop fameux "Club". S'il avait réussi son coup, je ne serais pas là à continuer de secouer ma vie comme un cocotier.
 
 
 

Robert CARON.