à La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°51  septembre 1995

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REPENSER LES RAPPORTS ENTRE
PEDAGOGIE ET POLITIQUE 

À l'issue de la dernière Assemblée Générale de l'AFL, il a été demandé à Daniel Denis, maître de conférence à l'IUFM de Versailles de bien vouloir faire un exposé sur "les aspects politiques de l'innovation pédagogique". La thèse qu'il a développée : l'Etat, en matière d'éducation, est novateur et les réformes qu'il décide ne passent dans les faits qu'autant que le corps social les admet et les impose à l'institution scolaire... n'a pas manqué de surprendre son auditoire et de susciter des réactions. Nous avons proposé un entretien à Daniel Denis afin que puisse s'ouvrir dans nos colonnes le débat qui n'a pas pu avoir lieu alors...

Premier élément de ce débat ? Faisant suite à cet entretien, un texte qu'Albert Sousbie nous a fait parvenir après avoir entendu l'exposé de Daniel Denis lors de notre Assemblée Générale 

 
A.L. : Quel est le cheminement de votre recherche ?

Daniel Denis : Au départ, mon projet consistait à étudier le rôle joué par les activités de plein air et les pratiques de transplantation dans le processus de transformation des méthodes de l'école publique au XXème siècle. Je pensais vérifier, d'une part, que l'idée de faire pénétrer du "dehors" dans l'école résultait d'une activité militante d'enseignants désireux de désenclaver l'institution scolaire à la base et je présumais - d'autre part - que les dispositifs concrets, les inventions pédagogiques étaient le produit de luttes "sur le terrain" pour imposer à l'instance étatique des modalités aventureuses jugées incompatibles avec ses dogmes dominants.

Ce fut donc pour moi une surprise - en effectuant le travail de généalogie de ces diverses pratiques - de réaliser que la volonté d'ouverture sur le dehors et l'introduction de méthodes "actives" étaient au principe même des réformes voulues par les républicains prenant en main l'Instruction Publique en 1879. Le Dictionnaire Pédagogique dirigé par Ferdinand Buisson (1) est un excellent indicateur de cette volonté - faut-il dire de ce rêve ? - de fondation d'une "école républicaine" gouvernée par le principe de l'intuition et de l'activité de l'enfant. Caravanes scolaires à la montagne (ancêtres des classes transplantées), excursions pédagogiques, musées scolaires, jardins scolaires sont ainsi explicitement présentés, dès 1880, comme des orientations désirables voire des réalisations nécessaires (2). Dans le même esprit, on trouve aussi des recommandations pour entreprendre dès cette époque des correspondances interscolaires et beaucoup d'autres propositions qui sont considérées, aujourd'hui encore comme des innovations audacieuses ! Ce qui doit être relevé, c'est que le Dictionnaire est rédigé par les hommes qui prennent à cette époque la direction des principaux organes de l'Instruction Publique, les écoles normales supérieures, les corps d'inspection, etc.. Ce désir de réforme n'est donc pas marginal. Il s'épanouit au sein (et au sommet) de l'Etat républicain naissant.
 

- Comment expliquer cet intérêt ?

- Avant d'être porté "en haut", ce désir est nourri d'un "ailleurs", c'est à dire d'exemples étrangers. Le noyau dirigeant - qui est constitué par F.Buisson, James Guillaume, Steeg, Pécaut - regroupe des protestants ayant fui le Second Empire. C'est l'exil en Suisse qui les réunit (sur les traces de Rousseau qui avait fait le même chemin en 1762 quand l'Emile a été brûlé avec l'active complicité de l'Université parisienne), à deux pas de chez Pestalozzi qui est leur grand homme, la référence incontournable du Dictionnaire, la figure qui concilie idéalement révolution politique et transformation pédagogique. Ceci n'est pas anecdotique car les réformes qu'ils préconisent sont celles qui singularisent la tradition de la Suisse alémanique et de l'Allemagne. 
 
 

- Malgré la guerre de 70 ?

- À cause de la guerre de 1870. On sait que la défaite a suscité un leitmotiv : " C'est l'instituteur prussien qui a gagné la guerre ! ". Mona Ozouf y voit un " lieu commun journalistique ". En fait, c'est un sentiment beaucoup plus profond, une véritable structure de psychologie politique qui d'ailleurs n'attend pas la défaite de Sedan pour s'exprimer. Le mouvement est réel - en particulier dans l'université - pour considérer que l'Allemagne est puissante parce que son enseignement est vivant, ouvert au progrès scientifique et - surtout - obligatoire dès l'école primaire. C'est donc moins sur la réalité de cette supériorité que sur l'interprétation de son origine qu'il y a débat. Deux perceptions s'affrontent : celle de Michel Bréal (3), qui soutient que la vitalité du processus pédagogique allemand trouve son origine intellectuelle dans la tradition philosophique française, une sorte de "captation" de l'héritage de Rousseau. "Imiter nos adversaires", comme le préconise Bréal au lendemain de la défaite, ce n'est donc pas déchoir, mais retrouver la traduction pratique de nos propres idées ! Durkheim voit les choses différemment : la supériorité pédagogique allemande ne doit rien à la Révolution Française et aux Lumières ; Si " l'Allemagne a 100 ans d'avance " c'est à la Réforme qu'elle le doit - et il évoque longuement Comenius - en ce qu'elle a créé l'autonomie de la pédagogie par rapport à la religion, rendant possible un mouvement vers la connaissance, vers les choses, le monde "réel", la science... C'est sur cette base qu'a pu s'édifier outre-Rhin l'édifice solide de l'enseignement technique et professionnel (4). Dans tous les cas, c'est la conviction que la France doit rattraper son retard par rapport à l'Allemagne qui est à l'origine du véritable projet de transformation pédagogique, c'est lui qui justifie, pour l'essentiel, la mobilisation de l'Etat-éducateur... 
 
 

- La pédagogie allemande serait-elle seule en cause ?

- Dans le milieu bourgeois et petit bourgeois favorable à l'Instruction Publique, soucieux de voir l'Etat jouer un rôle majeur dans le processus éducatif, je pense qu'on peut l'affirmer. Par contre, un autre courant existe, autour des doctrinaires libéraux issus de la grande bourgeoisie et de l'aristocratie. Ils récusent l'Etat d'une façon générale - et la République en particulier - et trouvent leurs références réformatrices en Angleterre... C'est dans cette filiation que l'on peut situer l'origine de ce qui s'est appelé "l'éducation nouvelle" (5). Ces deux réseaux - politiquement antagonistes - ne sont pas au fond si éloignés, pédagogiquement parlant : les uns et les autres veulent au fond une école attentive aux évolutions contemporaines, capable de réagir aux ruptures techno-économiques. Par ailleurs, elles ont en commun de ne pas trouver, dans la tradition culturelle française, de modèle pédagogique satisfaisant. Suivant leurs tendances, les réformateurs des deux camps cherchent leurs repères dans les puissances rivales qui constituent à leurs yeux la menace stratégique et commerciale la plus grande, la puissance la plus forte.
 
 

- Ce débat est-il propre à cette période de refondation républicaine ?

- Je ne le pense pas. Il me semble qu'on peut déjA repérer cette structure au milieu du XVIIIème siècle. Il semble que la réforme pédagogique devient une affaire d'Etat entre 1740 et 1770. Si l'Etat se mêle alors d'éducation, c'est pour mobiliser l'Institution scolaire, lui demander d'adapter ses programmes, lui imposer de faire une place aux mathématiques, aux sciences et à l'éducation physique. Dans l'ensemble, elle décline ces propositions, considérant que les langues mortes sont seules garantes d'une formation intellectuelle et morale de qualité. C'est dans ce contexte de refus des instances consacrées que sont fondés les établissements recrutant les grands corps (les Mines, les Ponts, etc.) et que se crée l'Ecole Militaire qui est, selon moi, le prototype de la volonté de réforme scolaire en France, le modèle de l'intervention étatique moderne. Pour diffuser le programme encyclopédique, l'Etat décentralise la formation et va jusqu'à établir une sorte de contrat pour aider à la transformation des collèges de province qui accueillent "ses" orphelins (les "enfants de l'Etat" !) en exigeant de ces collèges qu'ils modifient leur enseignement pour recevoir des subsides (6).

Après la Guerre de sept ans, l'Etat souhaite, sur le modèle prussien déjA, une formation civique et une formation "stratégique" par un enseignement mathématique et scientifique. à partir de cette période, au cours de laquelle l'Encyclopédie révèle l'intérêt de la connaissance et la nécessité de changer la façon de la transmettre, se mettent en place les 2 acteurs modernes : l'Etat qui prétend donner des directives à une Institution qui résiste.. et dont il faut contourner les réticences par des ruses politiques. Si l'Etat s'adjuge cette tâche, en plus de ses fonctions régaliennes classiques, c'est - à mes yeux - parce que l'instruction est devenue un véritable facteur de souveraineté, une question-clé de la concurrence politique et économique entre les états.
 
 

- La révolution n'y serait pour rien ? 

- Durkheim regrettait déjà, on vient de l'évoquer, l'improductivité de l'oeuvre scolaire de la Révolution. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir abondamment discuté de cette question qui occupe tant la Convention, et qui se polarise sur une opposition-princeps entre la conception de l'"éducation nationale" (saisir par l'émotion, incorporer, intégrer dans la Nation) et la théorie de l'"instruction publique" (transmettre la connaissance mais sans influencer les convictions). Ce débat a une réelle signification théorique (en termes de philosophie politique) mais sa dimension pratique reste obscure. Dans les faits, il n'est pas possible de séparer radicalement les deux conceptions. D'ailleurs, les républicains de 1880 qui clament leur adhésion à l'instruction publique proposent des réformes qui sont des outils clandestins de l'éducation nationale, tous destinés en fait à une meilleure cohésion patriotique. Cela saute aux yeux pour la morale et l'instruction civique, bien sûr, mais c'est également un facteur déterminant de l'intégration au cursus des travaux manuels, du chant, de la gymnastique, de la géographie, des leçons de choses. Cette intrication non dite explique pourquoi les modalités proprement pédagogiques ne peuvent jamais faire l'objet d'un débat clair et explicite. C'est un facteur fondamental qui permet d'occulter l'importance des mécanismes d'incorporation - c'est à dire le fond de l'action éducative - en mettant l'accent sur les présupposés et les sous-entendus politiques. Il s'agit lA d'un point aveugle que l'Institution scolaire perpétue car cela maintient son pouvoir face aux volontés de l'Etat-éducateur.
 
 
 

- Comment se concrétise cette relation ?

- L'exemple le plus clair (et sans doute le plus performant) est celui du caractère devenu indépassable de la "méthode simultanée" ("une classe sous son maître") selon le modèle élaboré au début du XVIIIème par les Frères des Ecoles Chrétiennes. Les partisans des réformes issues de pratiques étrangères ne manquent pas de relever l'inadéquation de la forme au fond en suggérant des pratiques de petits groupes (plus ou moins dérivées du "monitorial system") qui permettent effectivement une véritable activité des enfants. Mais le débat n'a jamais eu lieu en des termes aussi élucidés. C'est le propre de la question pédagogique d'être ainsi toujours inaccessible. Les républicains les plus favorables à la notion "d'activité" prônèrent ainsi le système de Jean Baptiste de la Salle ! Peut-être n'avaient-ils guère le choix s'ils voulaient donner à l'Instruction Publique une place centrale dans la définition d'un consensus. Au détriment de leurs objectifs idéaux, la méthode simultanée a pu donc apparaître comme le moyen le plus approprié à une scolarisation de masse et comme le modèle légitime de l'instruction populaire. Pour parvenir à de telles fins, l'Etat dépend presqu'entièrement de l'Institution qui pré-existe et qui s'entend à maintenir (et si possible à accroître) sa souveraineté face aux empiétements et aux projets de transformation.
 
 
 

- Ce raisonnement ne privilégie t-il pas systématiquement l'Etat, l'Institution scolaire paraissant cantonnée dans un rôle conservateur ? 

- On ne gagne pas à poser le problème en termes aussi fortement connotés quand il s'agit de comprendre la nature du mécanisme fondamental qui gouverne les rapports entre une volonté de réforme et les conditions de sa mise en oeuvre.

Avant d'être appréciée négativement ou positivement dans ses effets, l'institution scolaire doit en effet être identifiée en termes abstraits dans sa structure. C'est l'instance fondamentale de temporisation face aux destructurations (sociales, économiques, techno-scientifiques etc.). C'est la cause profonde de son succès sans cesse croissant tout au long du XXème siècle. Une institution à la souveraineté aussi rayonnante n'est pas sourde ; elle entend parfaitement les injonctions du sommet, les appels à la transformation mais elle attend toujours que la société lui donne le feu vert pour les adopter. On pourrait donner mille exemples. D'abord, pour revenir à notre point de départ, celui de l'introduction des techniques de plein-air. La volonté de l'Etat s'énonce dès 1880 d'ouvrir l'école par des pratiques plus ou moins ambitieuses (de la classe-promenade à la caravane scolaire) qui ont bien pour objectif de vitaliser les conditions d'apprentissages de disciplines nouvelles, encore quasiment marginales (les sciences naturelles, la géographie, l'éducation physique). Cette préconisation mettra presqu'un siècle pour devenir une pratique relativement banale avec les différentes formes de "classes transplantées" qu'on connaît aujourd'hui. Faut-il en déduire que c'est le temps nécessaire pour que les enseignants obéissent (enfin) aux suggestions étatiques ? Je ne le crois pas. C'est surtout le temps qu'il a fallu pour que les fractions dominées de la société investissent le plein-air comme un instrument d'émancipation sociale et culturelle, avec des grands moments où cela devient une réalité à partir du Front Populaire notamment, et plus encore après la seconde guerre mondiale. Sans cette instigation sociale puissante, indépendante des lois et des règlements, les préconisations du sommet seraient restées lettre morte, comme ce fut le cas dans d'autres domaines où la temporisation a été plus longue encore (songeons par exemple à l'exemple édifiant qu'offre l'enseignement des langues vivantes. Cela fait au moins depuis 150 ans que les autorités politiques exigent l'emploi de "méthodes directes" destinées à savoir parler, à pouvoir communiquer ! En l'absence d'une adhésion sociale élargie (et pas seulement circonscrite à des fractions très limitées de la bourgeoisie) cela ne s'est pas produit. Il faut attendre que la nécessité pratique de parler effectivement une ou plusieurs langues étrangères apparaisse comme un impératif social. Peut-être y sommes-nous aujourd'hui ... mais Duruy peut légitimement trouver le temps long ! 

Dans tous les cas, l'instituteur a une grande latitude pour résister à la volonté étatique mais il ne peut pas refuser durablement la pression de la société qui l'entoure. L'institution serait donc le lieu de temporisation entre une exigence de transformation (anticipée, à tort ou à raison, de haut et de loin, par l'Etat soucieux de sa place dans le monde) et le souci de pérennité qui s'exprime à l'horizon limité de chaque groupe social. 
 
 
 

- Les militants pédagogiques sont les grands absents de cette interprétation. N'y a-t-il pas lieu de s'en étonner ?

- Je conçois parfaitement qu'on puisse être surpris. Cette hypothèse heurte aussi les présupposés qui étaient les miens et que j'ai rappelé au début de cet entretien. Mais c'est un fait qu'on ne peut pas décrire - comme le fait Jacques Ozouf par exemple (7) - certaines innovations pédagogiques comme des aventures de minorités agissantes liées au syndicalisme sans même évoquer si peu que ce soit la place qu'elles tiennent dans les désirs de l'Etat et de sa hiérarchie. Par exemple, décrire sur le mode héroïque les hussards qui " inventent des sorties promenades, construisent des appareils de physique, constituent à grand peine un petit musée et - comble de la hardiesse - conçoivent la visite d'un rucher ") ! (8) 

Ou accepter sans recul le témoignage de l'instituteur qui abandonne le Manuel Général, " trop terre à terre " pour l'Ecole Emancipée " pour son allure unique, non conformiste, pour le soutien qu'elle apportait à l'école nouvelle, cette école que les chefs ne pouvaient pas sentir mais qui offrait aux enfants des activités libres et défendait l'avenir " (9) 

Nous devons naturellement entendre ces propos, mais on ne peut pas accréditer globalement la thèse (implicite) d'une profession qui aurait été obligée d'imposer ses réformes à un Etat rétif quand nous avons constaté que toutes ces "innovations" étaient déjA, en 1880, paroles d'évangile, paroles d'en haut, paroles de l'Etat. Le constat incite donc à ré-interpréter dans une perspective socio-historique les rapports entre pédagogie et politique. Cela implique d'abord de considérer l'une et l'autre à égalité de dignité et non pas de projeter le sujet d'intérêt qui reste dominant (l'école en tant qu'enjeu structurant la rivalité politique, l'épreuve de force entre l'Eglise et l'Etat etc, etc.) sur le sujet qui est transparent à force d'aller de soi (l'école en tant que forme dogmatique) ! (10)

Il nous faut désormais construire une dialectique de l'enjeu scolaire et de la forme pédagogique et tenter de comprendre pourquoi la forme ne semble jamais pouvoir être... un enjeu. Il nous faut repenser les identités spécifiques et la nature des rapports entre l'Etat et l'institution, chercher à bien distinguer ce qui - dans un projet de réforme scolaire - énonce une volonté politique qui s'exerce sur l'Ecole et qui, lorsque les gens sont au pouvoir devient une volonté d'Etat (mais qui, en tout état de cause reste durablement extérieure à l'école) et l'école en tant qu'institution garante d'un consensus dogmatique. Comprendre que celui-ci règne en toute autonomie sur un territoire où l'exercice illégal du terme "scolaire" est sanctionné comme il se doit, par l'attentisme, la non réponse, c'est à dire par une politique du silence et l'immobilité. 

Cette attitude, qui est constante, ne signifie pas l'indifférence de l'Ecole aux impératifs de la transformation mais confirme l'institution dans un rôle socialement désiré : celui de mécanisme de temporisation, tributaire - dans la moyenne et longue durée - d'une interprétation subtile des désirs et des peurs à l'oeuvre dans la société, attentive aux tensions et aux conflits. C'est pourquoi l'invention de "l'extra-scolaire", par l'implication sociale qu'elle favorise, prend dès cette époque, une importance stratégique d'expérimentation par en bas (et par le côté) de toutes les transformations que l'Etat ne peut réussir à imposer d'en haut. LA encore, l'Etat rêveur, l'Etat pédagogue, l'Etat explorateur anticipe, suscite des désirs, formalise des possibles, fait jouer des tensions, ayant en vue la transformation de l'institution scolaire. Je ne méconnais donc pas le militantisme, mais je pense que c'est dans ce cadre qu'il s'exerce (pas nécessairement consciemment).
 
 

- C'est une provocation ? 

- J'espère bien que non ou alors l'entreprise est catastrophique : elle reviendrait à contester ma propre histoire, à me renier. Il ne faut pas exclure une aussi sombre hypothèse, mais j'ose espérer qu'elle a ses limites... J'ai en effet des raisons bio-graphiques (chacun l'aura deviné) à m'intéresser à une socio-histoire de l'éducation. Mon enfance, c'est l'Education populaire, très proche de l'école, dans une petite commune ouvrière de Normandie où mes parents étaient instituteurs, militants du Mouvement Freinet et de la Ligue de l'Enseignement. Plus tard, après des démêlés avec le Lycée classique, et une expérience d'adolescent dans le mouvement des "Eclaireurs de France", j'ai choisi de devenir professeur de gymnastique, ce qui prend certainement sens quand on comprend la fonction de l'éducation physique, du sport et du scoutisme comme facteurs notoires de la transformation du second degré (11). Professeur d'Ecole Normale pendant une quinzaine d'années, j'ai - depuis 1981 - travaillé sur la citoyenneté européenne et mis sur pied des filières de coopération éducative internationale comme axe central de la formation des maîtres. N'est-il pas évident qu'il faut explorer les relations entre l'Education Nationale et l'émergence devenue totalisante de la mondialisation et tenter d'adapter, en quelque sorte, les citoyens au niveau de régulation où les décisions se prennent et les choses se font ? Si, c'est évident, et pourtant, cela ne s'est pas fait tout seul (12). Pendant ces mêmes 15 ans, j'ai animé une association qui a créé un centre de pédagogie de l'environnement sur la base d'un mouvement social local dans un village de la région parisienne. Autrement dit, de 1978 à 1992, j'ai été confronté quotidiennement à la difficulté de transformer, dans la pratique et j'ai donc le sentiment de ne pas parler dans mon chapeau. Ceci dit, faut-il - face au savoir reconstitué au-delA de sa propre expérience, de sa propre génération - manquer de lucidité et revendiquer comme des pratiques innovatrices des formes prônées parfois depuis 2 siècles, notamment par des doctrinaires d'abord soucieux de la stabilité sociale et du maintien des positions acquises dans l'ordre des mérites et des légitimités à contrôler les turbulences ? Certainement pas. Peut-être le militantisme aujourd'hui le plus nécessaire consiste-t-il à poser ce problème et de nous forcer à trouver des réponses actuelles (socio-historiques, par conséquent) à ce mécanisme constamment ré-actualisé de la domination. Celui-ci ne se conçoit pas sur le mode des rapports de force à l'oeuvre dans l'appareil productif. En cette matière, l'Etat n'est pas contraint. Il invente. On peut comprendre que le mouvement social s'occupe d'abord du plus urgent et que les modalités pratiques de l'instruction ne font pas partie de cette urgence mais lorsqu'elle le devient, c'est toujours sur la base de propositions antérieures dans des structures déjA prêtes (généralement issues de la philanthropie ou des organisations du christianisme social, c'est à dire des initiatives conçues dans la classe dominante - et selon toute probabilité à son profit). à ce qu'il me semble. Mais des recherches très nombreuses et passionnantes sont à croiser avec nos résultats (par exemple, sur les projets scolaires de la Commune, le destin concret des théories éducatives du socialisme utopique, les déterminants socio-pédagogiques à l'oeuvre dans les tentatives de Sébastien Faure ou de Robin, etc.). Le chantier est énorme et ne se conçoit que par le débat et la contradiction. Cela nous impose de travailler sans complaisance à l'histoire critique de tous nos mouvements d'éducation populaire. 
 
 
 

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(1) De 1880 à 1930, F.Buisson a été Directeur de l'Administration Centrale du Ministère (pendant 17 ans !) Président de la Ligue de l'Enseignement, professeur de "sciences de l'éducation" à la Sorbonne, député radical.

(2) Pour une analyse détaillée de ces dispositions, on peut lire : D. Denis, Le dictionnaire pédagogique, un révélateur des contradictions de l'Ecole Républicaine. (Communication au colloque organisé à Poitiers en mai 1995. à paraître en 1996).

(3) M. Bréal Quelques mots sur l'instruction publique en France. Hachette, 1872

(4) E. Durkheim. L'évolution pédagogique en France. PUF 1938 (Édition de ses cours à la Sorbonne en 1902-1905). Très proche et successeur de F.Buisson à la Sorbonne, Durkheim s'adresse aux futurs agrégés et inspecteurs. on peut également lire ses grands articles de la 2ème édition du Dictionnaire.

(5) Cf. D. Denis, L'entente cordiale. Communication au colloque de Sfax (Tunisie). à paraître en 1995

(6) On peut lire à ce propos un remarquable article de Dominique Julia Une réforme impossible. Le changement des cursus dans la France du 18ème siècle. Actes de la recherche en sciences sociales. Nø47-48, juin 1983.

(7) in La république des instituteurs. Hautes Etudes, Gallimard/Le Seuil. 1994

(8) Id. p.275.

(9) Id. p.268.

(10) J. Ozouf reconnaît d'ailleurs qu'il a dû se contenter des "confidences obliques" des instituteurs du fait qu'"autant l'enquêteur s'était montré curieux des choix politiques, autant il s'était peu informé de leurs choix pédagogiques " ! (p.261).

(11) Plusieurs travaux critiques correspondent à cette période, Le corps enseigné, Ed. Universitaires, 1975. Quelles pratiques corporelles maintenant ? Ed. universitaires, 1978. Pour une histoire sociale du football ("Aux chiottes, l'arbitre !" illustré par Kerleroux) Numéro spécial de Politique Aujourd'hui, Juin 1980.

(12) On peut lire à ce propos un récent entretien dans la Revue Internationale d'Education du C.I.E.P., juin 1995.