à La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°51  septembre 1995

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L'immobilisme de l'institution scolaire : Daniel Denis contre Pierre Bourdieu

 

 
Lors de sa conférence, qui a suivi l'Assemblée Générale de l'AFL, Daniel Denis a retenu l'attention en exposant ses hypothèses sur les causes des résistances de l'Ecole aux transformations, et notamment à toute forme d'ouverture. Sous Jules Ferry, a expliqué ce chercheur, le Dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson (Inspecteur Général) parlait déjA de classes transplantées (les caravanes scolaires), de correspondance scolaire, etc. Etonnant décalage, au moins aussi vieux que l'école publique, entre les intentions déclarées au plus haut niveau et la réalité des circulaires et des pratiques !

À partir de là, Daniel Denis suppose l'existence de trois forces en présence : 

- L'Etat, animé d'une vision géopolitique (crainte de voir le pays dépassé par les autres nations, comme l'Angleterre ou l'Allemagne) et d'une volonté progressiste d'élever le niveau de la population. C'est lui qui crée, dès le 18ème siècle, l'Ecole des Mines et autres "grandes écoles" pour développer l'enseignement des mathématiques, bannies de l'école traditionnelle.

- Le corps social, avec ses représentations et ses attentes.

- L'institution scolaire, " où toutes les contradictions doivent cohabiter ". Très liée aux attentes du corps social, elle peut freiner, voire anéantir, la volonté progressiste de l'Etat.

Pas question de développer ici les analyses très documentées de Daniel Denis : elles n'ont été qu'entrevues lors de sa brève présentation orale. Mais nous autres, vieux grognards de l'AFL, on était à la fois passionnés et interpellés. Deux questions parmi d'autres me sont venues à ce moment-lA :

- L'Etat peut-il être cette force progressiste et neutre, que semble décrire Daniel Denis, coupée des conflits d'intérêts qui opposent les couches de la société dont elle est issue ?

- Si l'Ecole a bien servi, depuis Jules Ferry et même avant, la reconduction d'une classe assez stable au pouvoir, comment cela a-t-il été possible ?

Après cette conférence, on a en tout cas envie d'inciter à lire Daniel Denis, en espérant que les à.L. donneront bientôt de ses nouvelles.
 
 
 

Dans Raisons pratiques, retranscription de plusieurs conférences internationales, Pierre Bourdieu présente sa vision des rapports Etat-Ecole (notamment dans deux conférences : Le nouveau capital et Esprits d'Etat). Il se demande comment celle-ci tend à reproduire l'ordre social au profit d'une classe dirigeante, véritable "noblesse d'Etat" : dirigeants de l'industrie, grands médecins et même dirigeants politiques, dont l'autorité et la légitimité sont garanties par le titre scolaire.

Cette noblesse spécifique a partie liée avec l'Etat. En France, elle s'est créée en créant l'Etat. Il faut donc d'abord définir l'Etat et préciser son rôle.

Bourdieu reprend, ici, son analyse de la genèse de l'Etat aussi bien en tant qu'idée présente dans les esprits qu'en tant que structure objective. Il essaie de mesurer en quoi l'existence même de l'Etat influence en profondeur nos manières de voir et d'agir. L'idée d'Etat, selon lui, germe avec les premières levées d'impôts sur l'ensemble du territoire. Ceux-ci ne sont pas destinés à une personne, noble ou roi, mais à la défense collective contre les autres Etats naissants, ce qui les légitime. Petit à petit, l'Etat va concentrer la maîtrise des forces armées, la gestion de la fiscalité, l'énoncé du droit, etc. : autant de formes de capital, dit Bourdieu, dont les autres acteurs vont être dépossédés. " La concentration du capital économique lié à l'instauration d'une fiscalité unifiée va de pair avec la concentration du capital informationnel [...] Ainsi très tôt, les pouvoirs publics opèrent des enquêtes sur l'état des ressources. " (Dénombrement, en 1194, des charrois et hommes en armes de 83 villes et abbayes). " L'Etat concentre l'information, la traite et la redistribue ". " Il est responsable de toutes les opérations de totalisation, notamment par le recensement et la statistique... et d'objectivation par l'écriture (avec par exemple, les archives) " : un véritable travail de légitimation et de codification. Un des pouvoirs majeurs de l'Etat est ainsi " celui de produire et d'imposer (notamment par l'Ecole) les catégories de pensée que nous appliquons spontanément à toute chose du monde... "

L'unification culturelle et linguistique liée au développement de l'Etat " s'accompagne de l'imposition de la langue et de la culture dominante [...] et du rejet des autres dans l'indignité. " Or cette culture légitime se trouve monopolisée par les clercs et les gens de lettre, qui s'imposent comme la classe dirigeante de l'Etat. Ainsi, avec un Etat omniprésent, se définit la classe (caste ?) de ceux qui sont capables de le servir, et qui s'imposent comme les seuls aptes à diriger la société. Aujourd'hui, précise Bourdieu, " la noblesse d'Etat est l'héritière de ce qu'en France on appelle la noblesse de robe, qui se distingue de la noblesse d'épée [...] en ce qu'elle doit son statut au capital culturel ".

C'est dans ce cadre que s'éclairent les rapports de l'Ecole avec la classe dirigeante et les pressions du corps social. Le système scolaire, " par toute une série d'opérations de sélection, sépare les détenteurs de capital culturel hérité de ceux qui en sont dépourvus. Les différences d'aptitude étant inséparables de différences sociales selon le capital hérité, il tend à maintenir les différences sociales préexistantes. " Ainsi, " la fonction sociale évidente, trop évidente, de formation, de transmission d'une compétence technique et de sélection des plus compétents techniquement masque une fonction sociale, à savoir la consécration des détenteurs statutaires de la compétence sociale, du droit de diriger. "

Il s'ensuit - en simplifiant - que chaque famille, surtout en haut de l'échelle sociale, cherche à obtenir pour ses enfants la plus grande conformité à la culture dominante. Et dès lors, dans les grandes Ecoles, " les parents excédés, les jeunes harassés, les employeurs déçus par les produits d'un enseignement qu'ils trouvent inadapté sont les victimes impuissantes d'un mécanisme qui n'est autre chose que l'effet cumulé de leurs stratégies engendrées par la logique de la concurrence de tous contre tous. "

Une réelle volonté de progrès peut néanmoins animer les classes dirigeantes de l'Etat. Il importe d'en bien cerner les motivations. Il faut aussi se demander de quelle autonomie peuvent disposer les institutions qu'elles dirigent ou influencent.

Bourdieu aborde, me semble-t-il, ces questions à propos du développement des sciences sociales, et non directement à propos de l'Ecole. Mais certains parallèles semblent évidents. " La science sociale au sens moderne du terme, écrit-il, n'est pas du tout l'expression directe des luttes sociales [...] Elle trouve ses premiers défenseurs chez les philanthropes et les réformateurs, sorte d'avant-garde éclairée des dominants qui attend de "l'économie sociale" la solution des "problèmes sociaux", et en particulier de ceux que posent les individus et les groupes "à problème ". Voilà de quoi méditer sur les motivations des élites ! Par ailleurs, Bourdieu ajoute : " L'histoire atteste que les sciences sociales (et sans doute la pédagogie) ne peuvent accroître leur autonomie à l'égard des pressions de la demande sociale qui est la condition majeure de leur progrès vers la scientificité qu'en s'appuyant sur l'Etat : ce faisant, elles courent le risque de perdre leur indépendance à son égard, à moins qu'elles ne soient préparées à user contre l'Etat de la liberté (relative) que leur assure l'Etat ". Pressions sociales, indépendance des chercheurs, usage mesuré de l'appui de l'Etat... et progrès vers la scientificité : autant d'éléments pour mieux comprendre notre rôle et nos limites de militants de l'éducation.

Ici aussi, il me faut arrêter en invitant à la lecture. Je me sens bien incapable de développer tout l'intérêt d'un livre comme Raisons pratiques ! Mais j'espère bien qu'à l'AFL, nous "causerons" encore de tout cela ensemble, de vive voix ou par écrit. Le sujet est d'importance, et c'est à plusieurs qu'on apprend à lire tout seul Denis, Bourdieu et les autres.
 
 

Albert SOUSBIE.