La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°52  décembre 1995

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note de lecture   
 

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps.
1896-1936 Les années fondatrices 
Michel BARRE. Tome 1 - PEMF. 1995.

Michel Barré, ancien secrétaire général de l'ICEM-Pédagogie Freinet, aujourd'hui détaché par l'INRP au Musée National de l'Education de Rouen nous propose une biographie de Célestin Freinet en deux tomes (seul le premier est paru). Ce voyage patient et minutieux mais toujours exaltant dans des archives jusque-là inexplorées éclaire d'un jour nouveau bien des problématiques.

Il s'ouvre sur l'enfance de Freinet, une enfance classique d'un fils de paysans de Haute-Provence du début du XXème siècle, marquée par une communion intense avec la vie et les activités du village. Puis le départ, à 13 ans, vers Grasse pour y préparer le brevet élémentaire, et l'entrée à l'Ecole Normale de Nice à l'âge de 16 ans.

Survient alors la "der des ders". De hussard noir, Freinet devient, comme tant d'autres, poilu bleu sans fleur au fusil. Comme tant d'autres, il est gravement blessé en 1917, dans le secteur même où Barbusse situera Le Feu. De cette ahurissante boucherie, Freinet conserve deux traces indélébiles : un important handicap physique et une révolte contre l'horreur de la tuerie qui ne profite qu'aux riches...

Après une longue et difficile convalescence, Freinet prend un poste d'instituteur à Bar-Sur-Loup en 1920.

Dès cette époque, il a le souci de lutter contre le conditionnement moral et le dressage scolaire qui ont préparé si efficacement les esprits à la guerre. Il lui semble nécessaire de mettre en place une nouvelle pédagogie. L'auteur insiste et argumente sur ce point crucial de l'origine des motivations pédagogiques de Freinet. Preuves à l'appui, il contredit l'idée finalement désarmante et curieusement reprise par Freinet lui-même à la fin de sa vie, que le besoin d'une nouvelle pédagogie serait lié à sa blessure qui l'empêchait de recourir aux bonnes vieilles méthodes autoritaires. Loin de là !

Ce souci apparaît en réalité intimement lié à l'engagement militant et citoyen de Freinet, en particulier au sein de l'Ecole Emancipée (qui fait partie de la Fédération de l'Enseignement) regroupant des militants de gauche, proches de l'anarcho-syndicalisme et fervents admirateurs de la Révolution d'Octobre. Les débats qui s'y mènent tournent autour de la nécessité de changer le monde et de faire la révolution à l'école. Car, écrit Freinet : "Sans la révolution à l'école, la révolution politique et économique ne sera qu'éphémère". Il s'agit donc de forger, selon une thématique chère à l'époque, l'homme nouveau, débarrassé de sa mentalité d'esclave soumis aux riches.

Cette pensée et cette pratique en devenir chez Freinet s'appuient sur une frénétique activité s'intéressant à tout ce qui touche l'Education Nouvelle : lectures (Rousseau, Ferriere, Dewey, Pestalozzi), rencontres (Decroly, Cousinet, Cizek) et voyages (Allemagne, Suisse). Et se scandent par une série de neuf articles parus entre 1923 et 1925 dans Clarté, revue proche du parti communiste dirigée par Barbusse, d'où fusent les axes d'une autre pédagogie : libre communauté scolaire qui libère l'enfant de l'adulte mais dans laquelle l'adulte peut jouer le rôle de "hâteur" des maturations, construction d'une école de la liberté sociale et engagée dans la vie sociale, d'une école basée sur la production matérielle et sociale.

Cette période qui s'achève au milieu des années 20 est bien une période de maturation. Elle se clôt par un voyage en URSS en 1925 à l'invitation du syndicat pan-russe des travailleurs de l'enseignement. Outre l'adhésion au Parti Communiste Français à son retour, Freinet en tire deux confirmations : seule une école libérée peut former des hommes libres ; cette école ne peut être pleinement efficace que dans un système social prolétarien. L'illusion est certes bannie d'une révolution seulement par l'école mais la conscience est claire du lien nécessaire entre révolution sociale et révolution éducative. Freinet sait désormais où il veut aller. Il reste à baliser les sentiers qui y mènent. C'est-à-dire à expérimenter réellement cette nouvelle pédagogie.

Celle-ci s'inaugure, à partir de 1924, par l'introduction de l'imprimerie à l'école qui libère l'enfant du sacro-saint manuel et fait de sa propre pensée un objet d'étude ; et par l'échange entre classes favorisant la découverte et la compréhension de son milieu et de celui des autres. Les réalisations de Freinet à Bar-sur-Loup trouvent écho dans l'Ecole Emancipée ainsi que dans la presse régionale et nationale (pas toujours pour en faire l'apologie) et attirent des instituteurs qui, s'ils ne partagent pas les mêmes engagements, se recrutent tous dans le camp des "progressistes" et développent le même intérêt pour la transformation de leurs pratiques. Un véritable réseau de militants naît et se structure ainsi à partir de 1927, générant ses propres organisations et organes de réflexion et d'informations (l'Imprimerie à l'école qui deviendra l'Educateur Prolétarien en 1932).

Cette structuration active à son tour l'élaboration d'une pédagogie globale dans laquelle Michel Barré nous fait pénétrer en détail. Elle s'appuie sur une méthode d'éducation populaire (partir de la vie et des besoins de l'enfant) secondée par des techniques éducatives qui bouleversent l'éducation traditionnelle : un rapport oral/écrit récusant l'oralisation de l'écrit et la transcription de l'oral pour progresser de la discussion à l'élaboration minutieuse de la pensée ; une redéfinition de l'espace-classe ; l'affirmation du caractère potentiellement libérateur du travail ; la suppression de la concurrence inter-individuelle débouchant sur la rivalité pour instaurer un nouveau rapport entre l'individuel et le collectif entraînant le développement de coopérations réelles et effectives ; l'ouverture de l'école sur l'espace familial et social ; le développement de ce qui s'appellera plus tard les méthodes naturelles...

Ainsi, au début des années 30, un véritable mouvement pédagogique est né, très dynamique et novateur malgré son effectif réduit, qui s'appuie sur un réseau de militants actifs. Il va traverser une période très troubl(é)e, celle-là même qui déchire le monde capitaliste de l'époque. Michel Barré nous entraîne dans ce tourbillon mettant aux prises les forces sociales des années trente, tant locales que nationales. Freinet est malmené localement en 1932-33, à St-Paul où il est instituteur depuis 1928. La droite et l'extrême-droite locales réclament à grands cris, par voie d'affichage, le renvoi, non point du pédagogue, mais du " dangereux bolcheviste " qui cherche à "détruire l'Etat et la société". Ces attaques sont relayées par la presse nationale : L'Action Française de Maurras, suivie par les journaux de droite traditionnelle et cléricaux montent l'affaire en épingle et s'acharnent sur Freinet. À tel point que la gauche se mobilise : un comité de défense comprenant Gide, Cendrars, Malraux (et bien d'autres) est mis en place, les journaux et partis de gauche prennent parti en faveur de l'instituteur de Saint-Paul...

Néanmoins, localement, les pressions de la mairie et des propriétaires pour empêcher les enfants d'aller à l'école se durcissent (menaces des propriétaires terriens sur leurs métayers...) même si plus de la moitié des enfants continuent de se rendre en classe. Les adversaires de Freinet, galvanisés par l'atmosphère fasciste qui empuantit la France, sont décidés à obtenir son départ. Par tous les moyens : "il faut prendre la bête féroce à la gorge et l'étouffer ou la forcer à s'enfuir" (l'Action Patriotique). Un coup de force se prépare. Freinet ne se sépare plus de son pistolet. L'assaut est donné à l'école. La police et l'Inspecteur d'Académie parviennent à maîtriser la situation mais tiennent enfin le motif à la mutation de Freinet en 33. Celui-ci prend un congé de longue durée et se met à caresser le projet d'ouvrir une école nouvelle à Vence, convaincu, à juste titre, de l'hostilité de l'administration à son égard.

Cette période de congé lui permet de redoubler d'activité. Nous sommes dans les années fortes du fascisme en Europe auquel répond une aussi forte mobilisation des antifascistes. Freinet est passionnément engagé dans ce combat dont l'Educateur prolétarien se fait l'instrument. Il s'y affirme à la même époque toujours solidaire de la patrie du socialisme ("le jour où un bourgeois visitant l'URSS en reviendrait satisfait, la Révolution serait gravement compromise"), défendant le tournant pris par ce pays en matière d'éducation. La réflexion et l'action pédagogiques ne sont pas pour autant abandonnées, étant, nous l'avons vu, indissociables de l'engagement politique de Freinet. Elles couvrent tous les domaines de l'éducation, des mathématiques à l'histoire, en passant par le corps ou la musique. Il faut parallèlement obtenir les autorisations indispensables à l'ouverture de l'école. Les autorités académiques sont longtemps rétives et plutôt occupées, en concertation avec la préfecture, à ficher les enseignants communistes. Seule la victoire du Front Populaire, et donc un changement de sens des pressions politiques, permet, en juillet 36, l'ouverture officielle de cette école privée qui fonctionne en fait depuis la rentrée 35.

L'ouvrage s'achève sur cette victoire. En attendant le second tome qui couvrira la période de 36 à 66, il permet de rendre toute sa cohérence au parcours de Freinet. Faisant évidemment le point sur les novations pédagogiques, son grand mérite est de les enraciner dans le contexte social et politique de l'époque. Remercions Michel Barré d'avoir fait revivre de manière palpitante, contre les affadissements consensuels , un Freinet militant pour qui l'urgence est bien de changer le monde. Un Freinet décidément "éducateur pour notre temps"... Un livre d'histoire de l'Education Nouvelle indispensable et jubilant.

Benoît Foucambert.