Les actes de lecture n°52 décembre 1995
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Mai
68, pattes d'eph.
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Pattes d'eph et cheveux longs, guitare sous le bras et fleur à la
bouche, on les appelle "hippies" et chacun les regarde d'un air circonspect
tout en affirmant qu'ils ne sont pas méchants. Je ne sais pas encore
lire quand la jeunesse française découvre que sous les pavés,
il y a la grève. Trois semaines sans école paraissent l'éternité.
La bibliothèque de la maison est le lieu de ces journées
solitaires : dignes représentants de la littérature française
comme des humanités gréco-latines, ils sont des centaines
à se presser dans les rayons, volumes droits comme des papes ou
bien bouquins de guingois, les plus petits rendus invisibles par d'autres
imposants qui les relèguent au fond des étagères,
certains livres poussiéreux parce que jamais ouverts, avec parfois
des pages même pas découpées, d'autres usés
de la tranche, presque effeuillés à force de manipulations,
et ces énormes ouvrages, rouges aux lettres dorées, anciens
prix scolaires ou cadeaux à étudiants méritants, Musset
Oeuvres Complètes, Proust La Recherche du Temps Perdu.
Apprentissage de la lecture : Poucet et son ami le petit écureuil m'accompagneront toute une année. J'apprends avec enthousiasme que Maman met son manteau alors que Papa fume dans la forêt. La littérature enfantine existe, je l'ai rencontrée. Hachette s'y est déjà taillé la part du lion : après les livres d'images, on ne dit pas encore albums, viennent les exemplaires des bibliothèques rose et verte offerts chaque semaine par une aïeule. Enfants d'Enid Blyton et Sophie Rostopchine, leurs héros me parlent d'un monde en noir et blanc où les pauvres sont pauvres mais honnêtes, les riches riches et généreux et les méchants toujours punis. Vision simpliste d'un monde simple supposé être celui de l'enfance : le goupil est rusé et le loup bien cruel, mais où sont passées l'impertinence de Renart et la rage d'Ysengrin ? Au pays de Jojo Lapin, c'est toujours le gentil qui gagne. Comme Goldorak ou Capitaine Flamme quelques années plus tard sur le petit écran, Fantômette se tire avec une aisance trop prévisible des pièges tendus par trois bandits plus stéréotypés que les ogres des contes. Alice reste obstinément de ce côté-ci du miroir pour défendre la loi qui est aussi l'idéal de son avocat de père... Sentiment de malaise quand ces livres s'installent, quand leur structure attendue s'impose comme la seule à attendre de la littérature. À la manière des feuilletons télévisés, ils se dévorent en deux heures et ne laissent rien d'autre que la confirmation d'un déjà su qui pourtant exige d'être à nouveau nourri, mais surtout, pas d'entrave à cette satisfaction ! Pas d'imprévu. Pas de chemin de traverse. Comme si les voyages de Petitou m'empêchaient d'aborder celui de Niels Holgerson. Le principe de répétition satisfait un désir de lire qui est surtout celui de traverser les heures d'ennui. Alors, le plaisir ? Il viendra tard, avec Le Tour du Monde en 80 Jours suivi d'autres, bien d'autres tours de la littérature qui n'a bientôt plus rien de juvénile. Alors seulement la lecture devient plus qu'un passe-temps, les mots donnent corps aux idées balbutiantes, la signification des textes trouve des résonnances quotidiennes, la réalité dépasse la fiction. Aux animaux parlant pour ne rien dire succèdent des figures qui pourraient être celles du Pays des Merveilles, avec Humpty Dumpty suggérant dans un sourire : "occupez-vous du sens, les sons se débrouilleront bien eux-mêmes". Claire DOQUET |