La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°52  décembre 1995

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Avenir du travail,
avenir de l'Éducation...
 
 
Sous le titre, qui se voulait un clin d'oeil, Pour lire la société en mutation en entrant par le haut, j'ai voulu lancer un débat sur le lien que nous devons établir entre les perspectives ouvertes par les mutations sociétales en cours et l'utopie mobilisatrice dont nous avons besoin. J'espérais bien que Jean Foucambert s'y engage. C'est fait. Je veux croire qu'à sa suite, d'autres contributions théoriques viendront enrichir ce débat, et que des initiatives militantes vont s'efforcer d'apporter des contributions pratiques. C'est dans cet esprit que le Groupe Local grenoblois va examiner le projet d'une réalisation de "Théo-Prat" portant sur un ou plusieurs des thèmes recouvrant l'objectif "l'école pour apprendre à vivre".  
Premiers pas qui permettront, peut-être, de constituer "l'intellectuel collectif" que j'appelais de mes voeux, à l'instar de Pierre Bourdieu.  
Et puisque les Actes envisagent favorablement l'idée d'une rubrique portant sur le sujet, je me propose de l'alimenter grâce à l'observation attentive des informations qui me parviennent. J'appelle les militants intéressés, qui ont accès à d'autres sources, d'alimenter cette rubrique.  
 
 
Avenir du travail  
Une de mes sources les plus importantes est la revue Transversales (21 Bd de Grenelle Paris 15ème). André Gorz y termine un article en reconnaissant " les difficultés à imaginer une politique de transition à la hauteur des enjeux (qu'il perçoit). " Je prends volontiers la formule à mon compte, l'appliquant à l'idée de "l'école pour apprendre à vivre". Raison de plus pour être inventifs !  
Dans cet article, Gorz en procédant à l'analyse critique du livre de Jeremy Rifkin The end of work répond à des objections que mes lectures laissaient jusque-là sans réponse. 

Première objection : le problème ne touche que les pays développés. Selon Rifkin, il s'avère que "la fin du travail, la fin de la société salariale" ne sont nullement "une sorte de luxe des pays nantis", qui s'accommoderait "de création d'innombrables emplois et de la naissance de nouvelles sociétés salariales" dans les pays du Sud en développement "grâce à la délocalisation des industries de main-d'œuvre et à des transferts massifs de capitaux." Pour preuve l'exemple du Mexique où "les industries implantées par les multinationales ont égalé, voire dépassé le degré d'automatisation des industries nord américaines ou japonaises." L'exemple de la Thaïlande où "l'on automatise très rapidement les usines de l'industrie textile", l'exemple du Brésil "où les multinationales construisent des usines et des bureaux employant encore moins de salariés que leurs équivalents aux États-Unis."  
En conclusion, " le tiers-monde tend à ressembler de plus en plus au premier monde lui-même tiers-mondisé..." .  
Les problèmes posés par la mutation seraient donc, à court terme, communs à toute la planète...  
Je ne suis pas en mesure de contester cette analyse, qui me semble vraisemblable. Serait-elle erronée, il ne me semblerait pas mal venu de faire face à nos problèmes de pays développé et privilégié, sans attendre que les disparités du développement économique se corrigent. Les prises de conscience qui en résulteraient seraient sans doute plus favorables à une volonté d'équité planétaire qu'un pessimisme farci de mauvaise conscience !  

Seconde objection : le renforcement de la société duale.  
L'objectif énoncé par Bernard Cassen, faire que " le temps libéré (devienne) la principale instance de socialisation et d'accès à la citoyenneté " peut se traduire en termes de " développement du troisième secteur " (celui de "l'économie sociale").  
Celui- ci, s'il se développe en France, constitue une réalité pour les pays du Sud " où 80% de la population vit en marge de l'économie monétaire - coopératives informelles, réseaux d'aide mutuelle, troc, travaux d'assainissement et de construction réalisés par les habitants auto-organisés..."  
Mais le troisième secteur fait l'objet des " efforts de récupération et de colonisation de la part des Etats, voire de la Banque Mondiale, prêts à se décharger sur lui de responsabilités qui incombent à la puissance publique. " À ce propos, Gorz évoque les travaux de Serge Latouche (La planète des naufragés, éd. La Découverte) qui souligne le rôle qu'on fait jouer aux ONG et aux réseaux de solidarités, dans les domaines de la santé et de l'éducation pour pallier les carences de l'Etat... et réduire les impôts des nantis et des multinationales.  
Il y a donc bien risque "de voir se perpétuer la coupure de la société, avec d'un côté des bénévoles qui donnent de leur temps et de l'autre des pauvres obligés de se vendre."  
Et Gorz de conclure : "la redistribution sur tous des gains de la productivité et du travail n'a-t-elle pas pour but d'éviter ce genre de dualisme ?" Comme Rifkin, il conteste "les principaux lieux communs de l'idéologie dominante : que l'affirmation, par exemple, que la luttes des classes et l'exploitation capitaliste appartiennent au passé" et n'imagine pas que cette redistribution s'opère sans luttes. Celles-ci seront marquées par de nombreuses contradictions, et si l'on considère l'état des forces syndicales et politiques, on peut effectivement "éprouver des difficultés à imaginer une politique de transition à la hauteur des enjeux..."  
Ce qui nous renvoie à notre champ d'action. 
 

AVENIR DE L'EDUCATION 
Le Monde publiait (29/30 Octobre) un article sur "les réseaux d'échanges de savoir". Cette innovation sociale que nous devons à une militante pédagogique, Claire Héber-Suffrin, relève spécifiquement du "troisième secteur". Son postulat, "chacun sait quelque chose et les porteurs de savoir sont égaux puisqu'il est impossible de hiérarchiser les savoirs" devrait nous intéresser. Cet échange permet en effet de restaurer le lien social et d'accroître le sentiment de dignité de ceux qui s'y engagent.  
À l'école, comment détecter et rendre utiles les savoirs, l'expérience de vie de chaque enfant, et contribuer ainsi à le reconnaître et le valoriser ?  
Pour le moins, si l'on se limite aux savoirs scolaires, il est possible de répondre, en reprenant la vieille idée de "l'enseignement mutuel".  
C'est précisément à quoi peuvent aboutir "les réseaux" en question : ainsi, au Lycée Jeanne d'Arc, en Corrèze, cela débute par un échange entre deux classes: "l'élève qui a une difficulté inscrit une demande d'aide sur le tableau, un autre élève lui vient en secours". "D'abord limitée à la grammaire et à l'orthographe la méthode a pris de l'ampleur", elle s'est ensuite établie entre professeurs et élèves, puis elle s'est développée, touchant une centaine d'élèves, et s'est étendue au sport, à la musique, l'informatique. Selon un (e) professeur, "les résultats sont là, c'est évident, les élèves ont progressé, surtout ceux qui offraient, puisque c'est en transmettant qu'on apprend."  
Cette remarque, que nous savons juste, est sans doute mise en relief pour rassurer les parents des bons élèves qui craignent que leur enfant soit retardé.  
Dans la perspective de "l'école pour apprendre à vivre" nous pourrions mettre en avant l'apprentissage de la solidarité.  
Je ne doute pas que les militants de l'AFL puissent évoquer leur expérience dans ce domaine. Cette rubrique attend leur témoignage.  
Au moment où s'élabore le nouvel ELMO, où toute une équipe met la dernière main à des séries d'items particulièrement novateurs, mais ambitieux et donc difficiles d'accès pour certaines catégories de la population scolaire, on peut imaginer que les futurs utilisateurs soient encouragés à former des moniteurs (appelés à porter de l'aide dans une classe voisine, si l'on craint le renforcement d'une hiérarchie entre élèves, phénomène qu'on ne peut négliger dans l'enseignement mutuel).  
Pourquoi pas un "Théo-Prat" sur l'enseignement mutuel centré sur l'écrit ?  
Inscrivez-vous! (Un réseau d'échange peut être imaginé entre ceux qui ont le temps de rédiger pour des raisons liées... au temps qui passe, et ceux qui agissent sur le terrain et qui manquent eux-mêmes de temps...).  
Raymond MILLOT