La place de l'AFL
"Le temps d'apprendre à
vivre, il est déjà
trop tard"
Aragon
Puisque Raymond Millot invite au débat et me traite gentiment de
précurseur, je vais le conforter dans cette idée en étant
le premier à réagir à ses propos. Suis-je toutefois
assuré d'y entrer suffisamment "par le haut" ? Je crois pourtant
que je comprends bien ce qu'il écrit en l'interprétant comme
un appel aux adhérents de l'AFL afin qu'ils ne renoncent pas à
penser leur engagement pour la lecture à l'intérieur d'une
réflexion beaucoup plus ambitieuse concernant la mutation du système
éducatif rendue indispensable par la nouvelle donne du travail.
Il est bien clair que notre intérêt
pour la lecture est viscéralement politique et Raymond Millot a
raison de le rappeler, tant la conjoncture publique de ces dix dernières
années et, sous couvert de pragmatisme, son cortège de renoncements
idéologiques nous incitent à donner la priorité à
des propositions de type technique dans la mesure où elles nous
semblent plus faciles à accepter par une opinion en proie à
toutes les récessions. Mais, isolées d'une perspective globale,
qu'ont-elles réellement à voir, ces propositions, avec les
échéances d'une civilisation qui découvre son inanité
jusqu'alors camouflée dans les oripeaux d'une croisade menée
depuis quatre-vingts ans contre la première et seule tentative dont
on sait comment a tourné son projet d'en renverser les principes
?
Ce contexte passé et présent est
déterminant lorsqu'on cherche à démêler l'écheveau
du discours aujourd'hui largement majoritaire sur la nécessité
de réduire le temps de travail. De qui et de quoi parle-t-on ? Lorsque
je découvre, dans la presse mais aussi dans les réalités
proches, l'effrayant état de la planète, le sous développement,
la malnutrition, les épidémies, l'analphabétisme,
l'obscurantisme religieux, les pratiques totalitaires, inégalitaires
et antidémocratiques des pays qui revendiquent le leadership mondial,
j'ai, en effet, quelque mal à croire que l'humanité peut
partir en vacances. Je pense au contraire qu'il n'y a plus une minute à
perdre pour accroître toutes les richesses du travail afin de s'attaquer
au génocide méthodique dont sont frappés les deux
tiers de l'humanité au plan économique et sa quasi totalité
au plan intellectuel. Ma réponse politique choisit résolument,
face à l'état du monde errant, la levée en masse de
tous les travailleurs plutôt que l'organisation de leurs loisirs.
Car ce n'est pas le temps du travail qu'il faut réduire mais le
temps du malheur et cela va demander encore un énorme travail !
Je sais bien que, sur le fond, Raymond Millot
est d'accord. Tout dépend alors de ce qu'on appelle travail. Je
suivrais un instant son exemple lorsqu'il évoque ses souvenirs d'enfance
et de jeunesse car j'ai conscience qu'on n'en guérit jamais totalement.
Plus jeune que lui de quelques années, mes premiers souvenirs politiques
remontent à la guerre, à la résistance, à la
libération, à l'après-guerre telles que je les ai
vécues dans une commune limitrophe de Paris, plutôt encore
province que déjà banlieue, où se côtoyaient
bourgeois et commerçants, artisans, ouvriers et employés
des usines alentours. Un monde qui me semblait habité par beaucoup
de gens simples enracinés dans un conservatisme résigné
et honnête et par quelques poignées de militants persuadés
qu'en poussant un bon coup, le monde allait changer de base puisqu'ils
avaient déjà réussi à abattre la bête
immonde que la bourgeoisie, dans sa majorité, avouait préférer
au Front Populaire.
Tous mes rêves d'un monde nécessairement
plus juste se sont nourris des innombrables discussions qu'un environnement
militant ouvrait à ma curiosité. Combien de fois, pour le
plaisir, me suis-je fait expliquer ce qu'était le stakhanovisme
! N'était-ce pas aussi le nom que Freinet donnait déjà
à une des équipes de son école prolétarienne
? Certitude contagieuse que l'humanité naît chaque matin du
travail qui crée les richesses dont le besoin ne saurait se confondre
avec sa survie. Travail doublement producteur qui transforme la nature
en même temps que le travailleur... Continuité de l'acte à
la pensée, du travail manuel et du travail intellectuel. Travail
qui n'est décidément pas du temps dérobé à
la vie pour la gagner mais la vie elle-même, source collective des
individus, de leurs idées, de leurs émotions, de leurs liens
sociaux, capacité d'échanger les raisons et les conditions
du bonheur. Vraiment,ÿl'oisif n'a qu'à aller loger ailleurs
! Travail libérateur et source de joie, antidote des fronts suant
sur le pain amer, travail qui ne dispute pas son temps à la beauté,
à la santé ou au rire. Travail que le progrès technique
dispense des actions répétitives et oriente vers les tâches
créatives pour tous. Penser est un travail, apprendre est un travail,
instruire est un travail ; et soigner, et chercher, et peindre, et écrire,
et changer la vie... À cette époque, Picasso est au travail, et
Vilar, et Eluard, et Kosma, et Wallon, et Joliot, et Soboul... Par quelle
fatalité leur rapport au travail qui se nourrit de leur engagement
aussi bien que de leurs temps libres, de leurs flâneries, de leurs
songes, de leurs rencontres, de leurs amours, de leurs lectures, de leurs
colères, ne serait-il pas le rapport de n'importe quel autre "horrible
travailleur", comme disait Rimbaud et dont ils entendent bien ne pas être
distingués ? Est-il possible que le travail libère les uns
et aliène les autres ? Quel nom a donc cette fatalité qui
pèse sur la multitude condamnée, elle, à se rendre
chaque matin "au chagrin" ?
Les militants de ma jeunesse pensaient que le
travail devait changer le monde et c'est aussi pourquoi ils faisaient ce
travail militant. Pour libérer le travail, précisément.
À cette époque, il y avait déjà les mêmes raisons
qu'aujourd'hui pour que Marx soit absent du débat mais il y avait
aussi de nombreux travailleurs qui poursuivaient sa réflexion au
quotidien. De quoi parlaient-ils alors ? De la nécessité
de libérer le monde de ceux qui avaient fait de la force de travail
une marchandise, de ceux qui organisaient l'exploitation de l'homme par
l'homme. En ce temps-là, on n'avait pas l'élégance
de parler d'économie de marché et de partenaires sociaux,
on en venait vite aux gros mots. Oui, le capitalisme, puisqu'on l'appelait
ainsi, commettait ce crime quotidien d'acheter de la force de travail qui
n'est pourtant pas plus dissociable d'un individu que son cerveau, son
sexe, son sang ou son coeur. L'existence du goulag a, paraît-il,
fait depuis, de ce crime vertu. Moi qui, à cette époque,
avais beaucoup entendu parler des conquêtes coloniales, de la traite
des noirs, de la répression de la Commune, de la guerre de 14, de
l'alliance de tous les riches dès 1917 pour écraser une expérience
communiste dont le premier geste avait été de déclarer
la paix au monde, de Guernica, des rapports du capitalisme international
avec les responsables des camps de concentration (Arbeit macht frei !),
d'Hiroshima, des centaines d'Oradour perpétués au Vietnam
et en Algérie contre les peuples qui voulaient leur indépendance,
je pensais que c'était effectivement le plus grand crime contre
l'humanité que d'acheter la force de travail puisque ce détournement
portait en lui toutes les aliénations, toutes les exploitations,
toutes les compromissions, tous les renoncements, tous les autres crimes.
Cinquante ans après, je le pense encore,
avec le regret de m'être laissé parfois détourner de
prendre les choses assez à la racine. Tout ce qui s'est passé
à l'échelle du monde, à l'est comme à l'ouest,
comme tout ce que j'ai compris depuis l'endroit où je travaille
ne me laissent aucun doute sur l'effet de cette séparation imposée
entre la force de travail qui se vend pour le profit de quelques-uns et
le travail par lequel l'homme se transforme en transformant le monde. Le
travail, cette malédiction divine punissant le désir de connaître
au lieu d'en être le moyen, est ainsi devenu ce qui aliène,
ce qui s'oppose, pour le plus grand nombre, à la réalisation
de soi.
Si bien qu'aujourd'hui, la réduction du
temps de travail vous aurait facilement des allures progressistes puisqu'elle
réduit le temps de cette aliénation. On laisse ainsi de côté
(et là assurément Marx est bien en dehors du débat)
l'essence même du capitalisme. Dans l'utopie de ma jeunesse, le travail
de chacun est payé par le travail de tous et la perspective de réduction
du travail de chacun a pour horizon la satisfaction des besoins de tous.
Or, ce n'est pas le travail mais bien la force de travail au coût
de sa reproduction élargie que le capitalisme achète et il
y a quelque danger à confondre les deux. On en aurait une illustration
dans le fait que c'est implicitement toujours le travail déqualifié
qu'on parle de réduire. Car pour ceux qui en parlent, c'est différent...
Force de travail pour les uns, travail pour les autres. Les Ignatio Ramonet,
les Jacques Robin, les Alain Lebaude et autres Jacques Rigaudiat, Bernard
Brunhes, Guy Roustang, André Gorz, pour m'en tenir aux premiers
cités dans l'article de Millot, croulent tous sous le travail. Ils
n'ont pas une minute à perdre entre un article à finir, un
cours à donner, une conférence à faire, un manuscrit
à revoir, les ouvrages des autres à lire, la presse quotidienne
et internationale à consulter, pas une minute à eux et un
retard de travail considérable. Et heureusement, sinon pour eux,
du moins pour la collectivité, car ce qu'ils font est nécessaire.
Et Millot lui-même, avez-vous une idée de son temps de travail
lorsqu'il était à Vitruve dans le groupe expérimental
du 20e puis ensuite à Grenoble avec l'ensemble des écoles
de la Villeneuve ? Aujourd'hui, avec les Retraités Sans Frontière,
il nous revient des pays en voie de développement, accablé
par la formidable quantité de travail qu'il faudrait fournir simplement
pour que les choses ne s'aggravent pas. Et pour qu'elles s'améliorent,
alors ? Réduire le temps de travail ? De qui ?
Mais, dira-t-on, ce n'est pas le même travail.
On a pris l'habitude d'appeler travail l'ensemble des activités
qui relève de la marchandisation de la force de travail, c'est-à-dire
rien d'autre que l'exploitation de l'homme par l'homme ; et on a bien raison
de dénoncer l'aliénation que constitue l'obligation de travailler.
Mais par ce tour de passe-passe, on a fait disparaître la responsabilité
de la nature de l'échange économique et on définit
comme caractéristiques du travail les conséquences pour l'individu
de l'aliénation de sa force de travail. C'est le travail qui devient
l'objet de la malédiction et non le système économique
qui exploite la force de travail. Reste alors à baptiser activité
ce qui prend la place du travail laissée vacante par la confusion
de celui-ci avec le système d'exploitation de la force de travail.
Et c'est cette activité qu'on pare de toutes les vertus refusées
au travail : elle serait ce qui permet à l'individu de se réaliser
et à l'humanité de progresser. Elle est engagement délibéré
du sujet et, de ce fait, elle n'entre pas dans l'échange économique.
Voilà ceux qui dévalisent le travail mis enfin hors de cause
: et il ne leur appartient pas de prendre en charge l'activité.
Il serait donc urgent de distinguer le travail
de l'activité. Sans doute pas pour vous, ni pour moi, ni pour le
médecin de l'hôpital voisin, ni pour l'agriculteur, ni pour
tous ceux dont le travail est assez intéressant pour qu'ils y investissent
leurs forces. Mais pour les autres à qui on ne promet d'ailleurs
plus un travail à temps plein... En revanche, on leur offre la possibilité
d'une activité à temps plein ; si possible socialement utile
(ne pas confondre avec le loisir, la pêche à la ligne ou la
chasse aux papillons). Mais le travail, lui, n'a pas besoin d'être
utile : il lui suffit d'être justifié par la plus value qu'il
rapporte à ceux qui achètent la force de travail. C'est même
sa seule utilité : s'il est nécessaire mais pas rentable,
il continuera d'être pris en charge par la collectivité, ou
par la charité, pardon, la solidarité, non pas des riches
envers les pauvres mais des pauvres entre eux. Où irions-nous autrement
? On en vient donc à distinguer, pour la majorité des individus,
le "travail" autonome, celui qu'ils choisissent comme activité,
et le "travail" hétéronome, celui qu'ils sont bien obligés
de faire pour gagner leur vie. Le temps libéré (travail autonome)
augmente quand l'emploi (travail hétéronome) diminue : ainsi
vais-je pouvoir bricoler pendant mon temps libéré des aimants
afin que les Kurdes s'extraient commodément les billes dont je remplis
les mines que l'entreprise qui m'emploie vend aux Turcs. C'est ce qu'on
appelle faire en sorte que les activités ayant du sens deviennent
le temps social dominant... Curieux usage des mots car ce temps social
qui a du sens, c'est bien du temps privé tandis que le temps asocial
est celui vendu au privé, quand le profit pour les uns remplace
le sens pour les autres ! Et pourtant, quelle peut bien être la raison
d'être d'un travail s'il n'est pas social, s'il n'est pas utile à
la société, s'il ne concourt pas à la réalisation
du bien public ? Une société du temps libéré
n'est pas une société libérée du travail mais
une société libérée des prédateurs du
travail.
C'est pourquoi je reste très circonspect
devant les propos actuels sur le travail, malgré la confiance que
j'ai en Raymond Millot qui les cite. En y réfléchissant,
je trouve au moins deux raisons à mes réticences :
- La première naît sans doute de
l'aura d'audace et de précursion qui entoure ce genre de propos
alors qu'ils me semblent avoir été le quotidien de l'engagement
de tout le mouvement socialiste depuis un siècle et demi. En d'autres
termes, tout ce qui est dit de la nécessité d'élaborer
une "politique de civilisation où solidarité, convivialité,
moralité, écologie, qualité de vie sont conçues
ensemble" me semble être une simple transcription pour classe moyenne
des paroles de l'Internationale. Dès lors, le silence sur la cohérence
de cette réflexion avec l'histoire du mouvement ouvrier (notamment
des luttes permanentes pour la réduction du temps de travail) n'est
pas sans surprendre. Des Canuts aux actions actuelles contre les privatisations,
il y a une continuité et une cohérence qu'il est indispensable
de souligner. C'est pourquoi me gênent les remarques selon lesquelles
les chômeurs seraient trop attachés à un travail qui
les aliène. Ils freineraient ainsi les indispensables mutations
que tant d'experts appellent de leurs voeux. Quand on a pour vivre seulement
de la force de travail à vendre, je trouve qu'on a quelques raisons
de tenir à la garantie qu'elle soit achetée. Mais, que je
sache, le mouvement ouvrier ne s'est jamais opposé à l'abaissement
de la durée de la semaine de travail ou à une sixième
semaine de congés... Sans diminution de salaire évidemment.
Et c'est bien cette condition qui fait s'esclaffer ! La belle affaire...
Regardez-moi ces irresponsables qui devraient déjà remercier
le ciel d'avoir encore un petit boulot ! Le silence des experts sur ce
point me navre car eux savent que ce n'est pas le temps de travail qui
est payé mais la force de travail évaluée au coût
de son renouvellement. Même dans la logique du capitalisme, les gains
de productivité, s'ils ont des conséquences sur la durée
de travail n'en ont aucune sur le coût du renouvellement de la force
de travail. Simplement, le capitalisme ne veut même plus prendre
à sa charge le coût de la force de travail. Ne pas revenir
en permanence sur cette évidence, c'est vraiment laisser Marx en
dehors du débat : on peut aujourd'hui, si la productivité
a augmenté, réduire dans la même proportion la durée
du travail et ceci sans diminution de salaire puisque le salaire n'a jamais
rétribué un temps mais une force de travail. Sauf si on veut
"profiter" des gains de productivité pour augmenter encore les profits
mais alors là tout devient explosif. On peut encore produire mais
il n'y a plus personne pour consommer...
Comme l'écrit Emile Poulat (1):
"'Tu enfanteras...', 'tu travailleras...' L'homme a travaillé ;
la femme a enfanté. Nous arrivons au temps d'un développement
illimité sur une terre limitée, où la masse humaine
devient encombrante et superflue. (...) Que faire de cette foule inéducable
dont le coût social se fait insupportable ? Ce n'est pas qu'il y
ait trop d'hommes à nourrir, comme le croyait Malthus, mais qu'on
sait produire désormais sans tout ce monde à charge et que
l'économie n'est pas préposée à la philanthropie."
L'économie capitaliste a au moins ceci qui la distingue de l'esclavage
ou du servage, c'est que l'argent qui rétribue la force de travail
permet aux travailleurs d'être les acheteurs du produit dépossédé
de leur propre travail. Principe d'une redoutable efficacité pour
ceux qui possèdent les moyens de production. Mais principe fragile,
menacé en permanence de dérèglement. Une première
cause vient du progrès technique lui-même qui permet, sinon
de produire sans travail, du moins de fabriquer du travail qu'on pourrait
dire de synthèse et qui ne vient qu'indirectement de la force de
travail. Une seconde réside dans les formidables gisements néo-coloniaux
qu'exploitent aujourd'hui les délocalisations. Le résultat
est le même. Dans les deux cas, les travailleurs des pays du "Nord"
deviennent partiellement superflus. Superflus comme producteurs mais indispensables
comme consommateurs. Le capitalisme, entraîné par la concurrence
qu'il se fait à lui-même, peut-il résister à
la tentation suicidaire de gagner sur les deux tableaux en essayant de
faire prendre en charge par la collectivité une part toujours plus
grande du coût de la force de travail ? On en a eu un exemple voici
quelques années avec la bataille autour de la CSG. Jusque-là,
les travailleurs avaient obtenu que le droit à la santé,
comme le droit à la retraite, fasse partie intégrante de
la rétribution de la force de travail, comme une partie du salaire
différée à prévoir dans la transaction initiale.
Avec ce qui prend désormais la forme d'une fiscalisation, la sécurité
sociale devient affaire d'impôt et de loi de finance, relève
des charges "sociales", non plus celles que les acheteurs de travail doivent
acquitter mais celles que la collectivité doit assumer.
Je pense que les experts devraient se démarquer
nettement de ces transferts de charges. Et notamment en aidant à
poser quelques questions :
- Pour quoi et pour qui est-il si nécessaire
de distinguer le travail productif du travail socialement utile ? Qu'en
pensent les infirmières, les enseignants, les agents EDF, les vendeuses,
les mineurs, et tous les gens qui travaillent, en général
?
- Pour quelle raison tout travail n'est-il pas
organiquement constitué d'une dimension productive, d'une dimension
théorique, d'une dimension culturelle, d'une dimension ludique (re-créative)
et d'une dimension sociale ?
- Si les fonctions socialement utiles ne sont
pas intégrées dans le temps de travail et notamment dans
son coût, comment seront-elles rétribuées ? Les libéralistes
repentis d'aujourd'hui oseraient-ils prétendre que la charge en
revient à l'Etat ? Comment une communauté peut-elle accepter
que quelques-uns confisquent une partie du travail (celle qui rapporte)
à leur profit et laisse l'essentiel (dont le monde a besoin) à
la charge de la collectivité ?
- Ce refus de reconnaître le travail comme
source indissociable de toute production (et d'autant plus de celle des
biens symboliques et sociaux que celle des biens matériels devient
moins lourde) n'est-il pas, à moyenne échéance, suicidaire
? Les Etats-Unis, pays phare de la propriété privée
des moyens de production, ne sont-ils pas exemplaires de cette logique
?
En bref ma première gêne trouve sa
source dans un discours qui présente les nécessaires mutations
du travail comme si elles n'avaient pas été de tout temps
au coeur de la bataille sociale et l'enjeu même de la lutte des classes.
Les échéances actuelles et les solutions qui se dessinent
et qui enfoncent le monde dans la stupeur et la stupidité obligent
à se situer encore plus clairement que par le passé dans
le domaine politique. On imagine alors l'ampleur de la bataille qui nous
attend, ce qui questionne, et Raymond Millot a raison d'y revenir, le rôle
et la responsabilité de l'entreprise éducative et donc, pour
nous, la place du rapport à l'écrit.
- Le domaine éducatif est alors le lieu
de ma seconde réticence. Les choses sont, en effet, souvent présentées
comme s'il fallait convaincre les pauvres afin qu'ils renoncent à
leur attachement aux formes anciennes du monde d'où vient aujourd'hui
le mal. Ce serait donc aux couches sociales éclairées de
leur ouvrir les yeux, notamment par des actions de formation. Je veux tenter
de faire comprendre ce que je ressens à travers l'évocation
d'une conversation que j'ai eue avec un élu responsable de la mise
en place d'un vaste plan éducatif à destination des "enfantsÿdes
rues" de la capitale d'un pays d'Amérique latine. Un plan pour leur
apprendre quoi ? À lire évidemment : mais aussi à comprendre
que la police est aussi gardienne de leur paix, à traverser dans
les clous, à ne pas profiter de n'importe quel tube de colle pour
se shooter, à perdre cette déplorable habitude d'attaquer
les passants fortunés, à renoncer à se faire quelque
argent en dealant ou en se prostituant ou en vendant, selon la demande,
leur petit frère entier ou par morceaux... Et plus j'écoutais
le projet de cet homme admirable et passionné et plus je pensais
qu'à sa place je ne saurais pas proposer autre chose. J'avais seulement
la lâcheté de ne pas me trouver à sa place. Alors,
le désespoir aidant, je me suis engagé dans des considérations
irresponsables. Dans le marasme économique, moral et culturel de
son pays, quelle était la part des responsabilités qui revenaient
aux pauvres qu'il se proposait d'éduquer et celle qui revenaient
aux riches qui accaparaient depuis des siècles toutes les richesses,
vivaient dans l'opulence et exportaient le bien commun sur des comptes
ouverts à Miami, les riches qui entretenaient, sous couvert de gouverner,
une police, une justice, un parlement et une armée, et aussi une
école et une université, et des artistes et des intellectuels
et des journalistes déontologiquement corrects, afin de commettre
en toute impunité, avec la bénédiction de son Saint
Père de pape, du Congrès américain et du Fonds Monétaire
International et sur les conseils des meilleurs experts mondiaux, des crimes
contre l'humanité tellement barbares que les batailles au couteau
entre bandes des quartiers chauds de sa ville m'apparaissaient comme autant
d'aimables saynètes montées par les demoiselles du 16e pour
les fêtes de fin d'année de leur patronage ? Me revient alors
immanquablement en mémoire, pour reprendre mon souffle, l'interrogation
de Brecht se demandant s'il est plus dangereux pour l'humanité de
piller une banque ou d'en créer une ?
Pour dire les choses autrement, il est quand même
évident que ce sont les riches qui foutent la merde sur cette planète.
Ce sont eux qu'il faut convaincre de ne plus voler, de ne plus enfreindre
les lois, de ne plus tuer, de ne plus exploiter et réduire en esclavage,
de ne plus polluer, de ne plus piller les ressources naturelles, de ne
plus pousser à la consommation imbécile, de ne plus spéculer,
de ne plus corrompre, de ne plus vendre d'armes, de ne plus entretenir
de tueurs à gage, de ne plus falsifier l'information, de ne plus
faire mourir de faim 30 000 enfants chaque jour, ni 3 000 ni 300 ni 3,
de ne plus rendre idiots les gens devant leur télévision,
de ne plus entretenir d'églises ou de sectes, de ne plus faire commerce
de la force de travail, bref, ce sont eux qu'il faut convaincre de ne plus
être riches. Car il n'y a pas un pauvre dans toute cette affaire,
ni d'ailleurs dans aucune affaire ! Alors qu'est-ce qu'il faudrait leur
apprendre aux pauvres pour que le monde aille mieux ? À ne pas voler ?
À ne pas enfreindre les lois ? À ne pas tuer ? À ne pas revendre de la
drogue ? Mais sous quel prétexte ? Eux, ils auraient au moins l'excuse
d'en avoir vraiment besoin ! Un bon conseil : commençons donc par
éduquer les riches, ils sont beaucoup moins nombreux que les pauvres,
et puis ils savent déjà lire, écrire et compter, ça
devrait donc aller très vite, sûrement que la Banque Mondiale
va s'intéresser à ce projet...
C'est aussi ce que je ressens devant ces plans
pour apprendre à vivre, pour éduquer les futurs travailleurs
et les aider à ne plus faire de fixation sur le travail dès
lors qu'il n'y en a pas, à s'intéresser davantage à
leur vie intérieure, à se préoccuper des autres...
Oh ! Oh ! Le social, le militantisme social, qui s'en est vraiment préoccupé
jusqu'ici ? Les adhérentes de la CSF n'ont quand même pas
attendu d'être au chômage, à la retraite ou que les
enfants soient grands pour courir le quartier, soutenir, informer, conscientiser
! Et au siècle dernier, le mouvement coopératif, les caisses
de prévoyance, les Bourses du Travail, l'aide au quotidien le plus
noir de la misère ; et le travail dans les syndicats et les partis
ouvriers, et l'internationalisme, et... Tout ça n'a jamais rien
eu à voir avec une bonne gestion du temps libéré mais
avec la bataille pour libérer le travail ! En d'autres termes, j'ai
toujours de la réticence lorsque la fraction dominée (dont
je suis) de la classe dominante entreprend de définir les objectifs
et les moyens d'une formation qui serait bonne pour la classe dominée
au nom de la solidarité que donnerait malgré tout une expérience
commune de la domination. Je m'agrippe alors à cette mise en garde
de Robespierre : "Le sort du peuple est à plaindre quand il est
endoctriné précisément par ceux qui ont intérêt
à le tromper et se constituent ses précepteurs. C'est comme
si un homme d'affaires était chargé d'apprendre l'arithmétique
à ceux qui doivent vérifier ses comptes.". Non que le peuple
en sache davantage. Il en sait même incontestablement moins en termes
de quantité de savoirs et, probablement mais c'est plus difficile
à décrire, en termes de qualité. Toutefois, si on
se préoccupait d'évaluer le savoir (comme le demandait Marx
pour la philosophie), dans le pouvoir qu'il a, non d'expliquer le monde
mais de le transformer, à tout le moins d'éclaircir comment
on le transforme, on en viendrait vite à se demander si cette compréhension
ne dépend pas d'abord de la pratique effective de la transformation.
Ce qui pose en d'autres termes la question de l'apprendre.
Personne ne sait, en tout cas, ce qu'il convient
d'enseigner à un futur chômeur pour lui apprendre à
vivre... Doit-il apprendre à espérer dans une vie éternelle
où les premiers seront les derniers ? Doit-il apprendre à
faire de la peinture sur soie ? Doit-il apprendre la recette du coquetel
Molotov ? Ou, doit-il tout simplement, s'il ne le sait déjà,
apprendre à lire, ce qui lui donnerait en prime accès aux
ouvrages traitant des trois savoirs précédents ? Et, dans
cette dernière hypothèse, doit-il apprendre à lire
pour consulter ces ouvrages ou en les consultant ? Nous voici, vous en
conviendrez, habilement renvoyés à la question générale
que pose Raymond Millot : dans quel projet global s'inscrivent les actions
de l'AFL ? Il est difficile, en effet, de soutenir, sans autre précision,
que la pratique de la lecture et, plus généralement, le recours
à l'écrit, mettent sur le chemin qui fera avancer l'humanité
vers la paix, l'égalité et la justice. Je ne me livrerai
pas longtemps au plaisir d'en faire la démonstration mais il est
certain que si on établissait, par exemple dans les arrondissements
de Paris et dans la banlieue, une carte géographique du rapport
à l'écrit (nombre, par habitant, de livres lus, achetés,
offerts, empruntés, nombre d'écrivains installés,
de libraires, de marchands de journaux, temps quotidien passé à
la consultation d'écrits de toutes sortes, etc.) et qu'on lui fasse
correspondre la carte des opinions politiques, on trouverait un lien puissant
entre le fait d'être lecteur et le fait d'être "à droite",
lien plus fort encore que celui autrefois étudié entre les
régions de tradition alcoolique et les régions de tradition
conservatrice (nous admettrons toutefois qu'il n'y a pas transitivité
entre ces phénomènes et qu'un ivrogne n'est pas toujours
un grand lecteur !). Il y a néanmoins une différence notable
entre ces deux corrélations : la seconde conforte le démocrate,
la première le consterne.
Nous avons si souvent à l'AFL présenté
l'écrit comme un outil de pensée qu'il nous arrive parfois
d'oublier ce qu'il permet de penser. "Les pensées de la classe dominante,
rappelle Marx dans l'Idéologie allemande (1845), sont, à
chaque époque, les idées dominantes. (...) la classe qui
dispose des moyens de la production matérielle dispose du même
coup des moyens de la production intellectuelle, de sorte que lui sont
soumises aussi les pensées de ceux qui sont dépouillés
des moyens de la production matérielle. Les pensées dominantes
ne sont pas autre chose que l'expression idéale des rapports matériels
dominants : elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous
forme d'idées. En d'autres termes, elles sont l'expression des rapports
qui font d'une classe la classe dominante, soit les idées de sa
domination." Aussi lecture et écriture n'entretiennent-elles pas,
dans les temps que nous vivons, de relation majoritaire avec la transe
révolutionnaire, ce que confirme chaque nouvelle séance de
l'Académie Française. Si l'écrit est bien le langage
d'opérations intellectuelles qui rendent possibles le passage de
l'exception à la règle, du conjoncturel au structurel, de
l'événement à sa théorisation, de la réalité
à un modèle qui en rend compte, il rend possibles à
la fois un traitement nouveau de l'expérience et la construction
de systèmes d'interprétation du monde. En ce sens, l'écrit
est un instrument sans lequel il n'y a guère de possibilités
de penser la transformation. Mais, inversement, dans la mesure où
il permet cette construction de points de vue et cette mise en perspective,
il objective la vision dominante du monde en la donnant comme le monde
lui-même. En ce sens, il est un instrument exemplaire de légitimation.
Dès lors, l'écrit est un formidable
enjeu dans les rapports sociaux et il n'est guère surprenant que
cet enjeu revête de multiples formes qui, à la fois l'expriment
et le masquent. L'AFL tient incontestablement une place dans le débat,
aussi bien par les représentations que les différents acteurs
du champ se font d'elle que par les avancées (ou les reculs selon
l'opinion qu'on en a) théoriques et pratiques que son existence
depuis presque 20 ans a provoquées. À partir de là, chaque
compagnon de route de l'AFL ou chaque militant a nécessairement
sa manière de répondre à la question de Raymond Millot
: quel lien établir entre la transformation pour tous du rapport
à l'écrit (et donc de son apprentissage), y compris pour
ceux dont on dit qu'ils sont lecteurs, et la nécessaire (et de toutes
manières inévitable) mutation des fondements sociaux dont
le rapport au travail est aujourd'hui une des manifestations les plus sensibles
? La nature de ce lien n'est décidément pas sans rapport
avec ce qu'il met en relation : d'une part, l'écrit dont on sent
mieux aujourd'hui ce qu'a de spécifique et d'irréductible
la raison graphique, de l'autre, le travail dont l'individu est spolié
par l'obligation qui lui est faite de vendre sa force de travail. Entre
les deux, une organisation sociale qui accapare les moyens de produire
du sens aussi furieusement qu'elle défend la propriété
privée de n'importe quel autre moyen de production.
Alors, quelle est la place de l'AFL ? Chacun de
ceux qui s'y retrouvent un peu lui en voit une qui vaut pour lui. Je n'engage
donc que moi. Il me semble que l'AFL se distingue par son souci d'un usage
de l'écrit qui en transforme les effets. Ni un loisir, ni une fuite,
ni un plaisir, ni une fonction isolable du projet dans lequel elle fonctionne.
Mais le recours à un langage nécessaire pour aller voir pourquoi
les choses sont ce qu'elles sont (ÿIl n'y a, disait Aragon, poésie
que du réel ), quel est l'ordre du monde et de l'homme. C'est bien
de l'usage le plus savant qu'il est question, de celui qui englobe tous
les autres ; et d'un usage par tous. Mais d'un réel différent
de la réalité convenue, d'une autre expérience que
celle admise comme constitutive la nature humaine. En ce sens, et comme
Althusser le disait du marxisme, l'écriture doit être un anti-humanisme
dans la mesure où elle repousse, conteste, bouleverse l'image dominante
de l'homme qu'une classe tend, à partir d'elle-même, à
présenter comme naturelle et universelle. Ce que l'AFL dit des nouveaux
écrits, des lieux et des conditions de leur production, me semble
en cela exemplaire et il est rassurant que cette proposition ait été
épinglée dans le rapport Pingault : démocratisons,
mais restons, malgré tout, entre nous. De même, la proposition
de rendre possible une autre lecture des écrits existants, une lecture
qui sache aussi être ethnographique, une lecture de l'implicite,
une lecture du projet de l'auteur, une lecture qui n'a d'abord rien à
voir avec le fait qu'on aime ou qu'on n'aime pas et encore moins qu'on
aime ou non lire, une lecture qui prend acte de ce pouvoir de l'écrit
d'établir une cohérence, qui prend donc toute production
écrite comme un objet naturalisant et révélant dans
le même temps les rapports sociaux. Cette autre lecture dont parle
l'AFL, c'est bien cet effort pour découvrir comment tout écrit
participe de l'ordre établi et en livre en même temps l'accès.
Il me semble que l'AFL se distingue aussi en s'élevant
contre l'idée de gauche la plus communément fausse : il n'y
aurait, paraît-il, pas d'enjeu dans la manière d'apprendre
et tout dépendrait ensuite du point d'application des savoirs. Pourtant,
si le savoir est un processus de production et non un produit qui se transmettrait
comme un héritage de celui qui sait vers celui qui apprend, les
conditions de production du savoir par l'individu qui "apprend" ne sont-elles
pas au moins aussi déterminantes que le savoir lui-même ?
Les désaccords incessants sur les méthodes d'apprentissage
me semblent de moins en moins explicables par des raisons techniques. Je
me refuse à croire qu'on pourrait penser l'écrit comme le
langage d'opérations intellectuelles spécifiques et prétendre
en même temps qu'on peut le rencontrer dans la transcription du langage
oral ou dans les manuels de cours préparatoire (Pascale la géniale
lave son pull dans le lit !) et dans la notation du langage oral... C'est,
dès le début, parce que l'enfant utilise l'écrit comme
l'outil qui accompagne la transformation de son quotidien que lecture et
écriture seront inséparables du pouvoir de le transformer.
Il ne fait guère de doutes que les pratiques
pédagogiques comme les politiques de lecture actuelles parviennent
à détourner ceux qui en ont le plus urgent besoin d'un outil
qui, s'il n'est pas en lui-même émancipateur, accompagne nécessairement
toute pratique émancipatrice. Et voilà l'AFL renvoyée
à la réalité de cette émancipation. Pour moi,
il est bien clair que l'humanité doit émanciper le travail
et non tenter de s'émanciper du travail comme on cherche à
l'occasion de la crise de l'en convaincre. Je retrouve, et c'est la preuve
que je n'aurai rien appris depuis ma jeunesse, ce que Paul Eluard déclarait
en 1951 à propos de la crise de l'art (2) :
"Il n'y a pas une politique de la culture, comme il n'y a pas de politique
du travail, indépendante de la seule et très simple politique
des hommes. L'homme qui peint, l'homme qui laboure, celui qui écrit
et celui qui conduit une machine-outil, le poète et le comptable
ont les mêmes amours et le même espoir, les mêmes douleurs
et les mêmes plaisirs... Il leur faut émerger, avec les foules
immémoriales, de la boue fétide de l'oppression de l'homme
par l'homme, du poète par le philistin, du martyr par le bourreau..."
L'école peut-elle être alors un lieu où émerger
s'enseigne autrement qu'en émergeant ? "Il n'y a pas de grandeur,
poursuit Eluard, pour qui veut grandir, il n'y a pas de modèle pour
qui cherche ce qu'il n'a jamais vu..." Le moyen le plus assuré de
reproduire le présent serait alors d'attendre pour vivre d'avoir
appris à vivre, ce à quoi l'école jusqu'ici excelle.
Transformer le monde (Marx), changer la vie (Rimbaud), c'est à l'école
d'apprendre à conjuguer au présent et non au futur car, comme
le dit encore Eluard de chaque nouveau matin:
C'est aujourd'hui que le présent est
éternel.
(1) Emile Poulat, 1989 et
après in la revue La Pensée n°300
(2) cité dans Paul
Eluard ou la fidélité de la vie de Jacques Gaucheron, Le
Temps des cerises, 1995.