La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°54  juin 1996

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CE QUE JE CROIS...
DE MA PLACE À L'AFL

Raymond Millot, dans un texte intitulé Pour lire la société en mutation (A.L. n°51, sept. 95, p. 57) lançait " un débat sur le lien que nous devons établir entre les perspectives ouvertes par les mutations sociétales en cours et l'utopie mobilisatrice dont nous avons besoin. " Jean Foucambert réagissait à ses propos par un texte : La place de l'AFL (A.L. n°52, déc. 95, p. 59). La lecture des pages réservées au courrier des lecteurs de ce présent numéro convaincra que le débat est clos pour nos deux auteurs !

Nous n'en publions pas moins une contribution en forme de témoignage à ce même débat de Jean Louis Briand. 
 
 

Dans les études sociologiques ou historiques, la lecture est traditionnellement classée au rayon des loisirs. Dans cette optique, la lecture, et plus encore l'écriture, pour qu'elles soient conçues comme un travail, se doivent d'être l'apanage des intellectuels, des artistes, des gens de Lettres et des décideurs (hommes politiques, experts, technocrates...). La division du travail, selon le principe d'une séparation entre travailleurs manuels et intellectuels, marque des territoires, hiérarchise les genres, instaure des frontières, distribue rôles et statuts. En un mot, elle verrouille le système. Un système vieux comme le monde, qui profite à qui l'on sait.

Si l'AFL partageait cette vision du monde, ce serait une sorte de club de lecture, et je n'en serais certainement pas membre ! À l'inverse, en proposant de considérer le rapport à l'écrit, voire au langage en général, comme un travail d'élucidation quasi permanent de la réalité environnante, la quête d'un Sens qui permette à chacun de se tenir debout, l'AFL m'invite à participer à un combat qui n'a rien de commun avec les échanges policés d'une émission littéraire, d'un colloque universitaire, d'une animation pédagogique ou du dernier salon parisien. Et c'est cela qui m'importe ! 

Contribuer à créer les conditions d'un accès réellement démocratique au(x) savoirs et au(x) pouvoir(s) dont est privée une majorité de nos concitoyens au profit de quelques-uns socialement favorisés : mais pour cela, il faut faire sauter le verrou ! Nous passons alors soit pour des utopistes (auprès de ceux qui ont, tout au plus, de la sympathie pour nos thèses et nos actions) soit pour de dangereux poseurs de bombes idéologiques auprès de ceux chez qui notre approche suscite de la crainte ou la plus vive répulsion. Et c'est bien normal. 

Je ne crois pas me tromper lorsque je prête à Raymond Millot et Jean Foucambert un projet de même nature, étant entendu que nous parlons bien de justice sociale et pas de charité humaniste ou humanitaire. Car l'AFL, pour moi, ce n'est pas non plus le SAMU social (à l'image du système éducatif qui lui, par exemple, dispose d'un SAMU scolaire... l'A.I.S, dont on connaît les résultats... hélas bien peu probants) !

Je terminerai cette introduction en forme de profession de foi par une fausse confidence : politiquement, je ne suis qu'un homme de gauche, ni plus ni moins, et c'est peut-être à cause de ce "ni plus ni moins" que je ne saisis dans les deux contributions précédentes que des divergences sur certains points mais pas d'opposition forte sur le fond. En fait, s'il y a débat, n'est-ce pas essentiellement sur les modalités de la mise en oeuvre du projet global que nous avons en commun ? 

Du coup, je me suis demandé si la revue était bien le lieu où ce type de débat pouvait avoir lieu. Après tout, nous avons besoin d'acteurs qui s'expriment et s'engagent, pour clarifier mais aussi se renforcer mutuellement ; ne risquions-nous pas, en débattant dans les A.L., de surtout cabotiner devant des lecteurs/spectateurs qui compteraient les points ?

J'ai donc hésité avant de décider de tenter une contribution au débat ouvert par Raymond Millot, d'abord pour la raison évoquée plus haut mais aussi parce qu'il me semble difficile de "passer" après les deux piliers théoriques déjà nommés... Je prends donc un double risque, celui de l'impertinence ou celui de l'indigence. Mais je pense à ceux qui ont adhéré il y a peu de temps, ou aux abonnés qui nous suivent du regard, de loin en loin, à chaque livraison. Je ne sais quel effet aura eu sur eux le texte de Jean Foucambert par exemple ; car j'avoue que ma propre réaction a été de penser que la messe était dite, que le débat était désormais clos, et que cela était peut-être souhaité. C'est pourquoi, pour être à peu près sûr de me tromper, je réponds à l'invitation de Raymond Millot en complétant la bibliographie et en témoignant, si possible de façon convaincante.

Je voudrais tout d'abord signaler la parution d'un ouvrage collectif réalisé par une équipe d'historiens sous la direction d'Alain Corbin aux éditions Aubier, sous le titre L'avènement des loisirs, 1850-1960. Le Télérama n°2400 du 13 au 19 janvier lui consacre un long article dont j'extrais quelques lignes qui me semblent faire écho à certains aspects de notre réflexion sur le travail. À propos de la nature novatrice des propositions avancées par les experts d'aujourd'hui : " ... ça a même été un fameux boulot, au siècle dernier, d'inventer les loisirs et tous ces mots : villégiature, bricolage, sport, ski. Qu'est-ce qu'il y avait, avant ? Un idéal, réservé à une élite, qui s'énonçait en latin : otium cum dignitate. Le "loisir dans la mesure", du temps pour cultiver son esprit, ses relations, un art de vivre en vigueur depuis l'Antiquité. Profiter de la vie et des fruits de sa vigne. Le mot négoce, on l'a oublié, signifie simplement : "non loisir"... "

Au temps des Lumières, l'intellectuel collectif des encyclopédistes, que Pierre Bourdieu rappelle de ces voeux, a fait " un efficace travail de sape contre ceux qui disposent par naissance de trop de temps et d'argent. L'Encyclopédie de Diderot donne sa définition du loisir : Temps vide que nos devoirs nous laissent et dont nous pouvons disposer d'une manière agréable et honnête. " 

On apprend aussi que le sport a été inventé, au début du XIXe siècle, par deux groupes opposés : des aristocrates qui, pour tromper l'ennui, perfectionnent les courses de chevaux et de jeunes travailleurs qui canotent pour " se créer sur l'onde un loisir de vitesse et de compétition. " Ils se feront malheureusement rattraper par leur invention, puisque " si on peut chronométrer les yoles, pourquoi pas les ouvriers ?... On connaît la suite de l'histoire " note le journaliste. Cette remarque donne raison au scepticisme de Jean Foucambert quand il s'interroge sur les bienfaits aujourd'hui annoncés de certaines mutations, présentées comme inéluctables, la réduction du temps de travail notamment.

Pourtant, la conclusion de l'article se veut plus optimiste, ou plus naïve : " ... le plus frappant, c'est que nous continuons, pour l'essentiel, à vivre sur des notions inventées au XIXe siècle. Mais, face au temps vide et stressant du chômeur de longue durée, au loisir forcé du jeune qui ne trouve pas de travail, aux vacances illimitées du retraité en pleine forme, que devient aujourd'hui le couple travail-loisirs ? Il faut peut-être commencer à penser autrement. La plage (de temps) du prochain siècle reste à inventer. " Et le livre de Corbin reste à être lu dans le texte...

Je voudrais aussi essayer d'illustrer à quel point ce que je vis au quotidien me paraît en cohérence avec l'idée que je me fais de l'AFL, et donc de ce qu'elle peut ou doit être, de mon point de vue.

Le loisir d'abord. Depuis une dizaine d'années, je cours le dimanche dans un parc. Avec le temps, je me suis fait des compagnons de route. Dimanche dernier, j'en ai interrogé deux... sur le travail. Je leur ai demandé : " Qu'est-ce que ça représente pour vous, le travail ? " L'un m'a répondu : " C'est indispensable si l'on ne veut pas être exclu. Bien ou mal rémunéré, il faut rester dans les rails coûte que coûte en ayant l'impression d'être utile... " L'autre m'a dit : " Ca sert pour bouffer. Moins on bosse et mieux c'est ! " Plus tard, ce dernier a ajouté :" Je ne regrette rien, je n'espère rien non plus. Ce que je sais c'est que j'avais un métier que j'aimais et qu'il a été bousillé par l'automatisation. Ce que je voudrais maintenant, c'est travailler le moins possible et gagner un maximum. " Si je précise que l'un est cadre dans le BTP, actuellement au chômage en congé formation et l'autre ouvrier boulanger-pâtissier dans une grande surface, il est facile d'établir qui a dit quoi. Il paraît que le cerveau du coureur à pied secrète durant l'effort des substances euphorisantes et stimulantes... Qu'aurait déclaré de pire encore mon copain boulanger s'il avait été consulté au repos ! Quant à moi, je peux difficilement me résoudre à accepter que le monde soit aussi mal foutu ! Certes, mon échantillon est un peu mince pour "creuser l'exception jusqu'à la règle", je suis pourtant certain que l'analyse d'un millier de réponses à la même question, sur un échantillon représentatif, montrerait que ce qui n'est là qu'un triste constat serait interprété comme une tendance lourde : une classe moyenne prête à tout, une classe ouvrière démotivée, "lobotomisée"... Mes deux compagnons, comme pour savoir s'ils "avaient eu bon" m'ont questionné à leur tour : " Et toi ? et ta femme ? c'est pas facile tous les jours le boulot d'instit non ? " Je leur ai répondu en substance que nous avions le rare privilège de pouvoir nous considérer comme en mission ; que chaque jour, nous pouvions ressentir le sentiment d'être utile, à l'école, dans le quartier, sur la ville, même s'il faut rester désespérément humble devant ce qu'on arrive à faire, par rapport à ce qui reste à faire. Est-ce de la naïveté de penser que beaucoup d'enseignants auraient faits une réponse semblable ? Ils ne sont, pour autant, pas tous à l'AFL... serait-ce d'ailleurs souhaitable ? Et si mes deux coureurs étaient eux à l'AFL ? Comment auraient-ils répondu ? Je ne sais pas si la question est bonne, mais quelle belle utopie... ou plutôt... quel travail en perspective ! 

Ceci m'amène à l'école. Aujourd'hui, encore plus qu'hier, parler de déscolarisation c'est proférer un gros mot ! Parce que (presque) tout le monde pense qu'on y est déjà, surtout dans les zones sensibles ; si les profs ne peuvent plus enseigner, c'est bien la preuve que la scolarisation fait défaut ! Quel terrible malentendu... Lorsque Jean Hébrard déclare en 1992, à un forum académique sur les BCD, qu'il faut re-scolariser la BCD, il croit sans doute provoquer les tenants de la déscolarisation et réconforter tous les autres ; en réalité, il fait un bide... Scolariser la BCD ? mais bien sûr, quelle évidence, d'ailleurs on ne fait que ça ! et ça marche mal ! allons Monsieur l'Inspecteur Général, soyez plus... inventif ! Et surtout, plus attentif à ce que dit l'AFL lorsqu'elle préconise d'aider les enfants et les adultes à se dégager d'un rapport à la langue (écrite comme orale d'ailleurs) aliéné à leur vécu scolaire. Parce que c'est une sorte de "scolairose" dont beaucoup sont frappés et dont bien peu réchappent. Il n'y a rien d'illichien là-dedans, vraiment, car si Illich parle de supprimer l'école, l'AFL, elle, propose de la transformer de telle sorte que son rôle et sa place dans la société s'en trouve profondément modifiés pour le plus grand bien de tous et en particulier pour le bien de ceux qui sont le plus pénalisés par son fonctionnement actuel. Il paraît aller de soi qu'un enseignant puisse militer pour la lecture, que son adhésion à l'AFL puisse en étonner certains se conçoit, mais à quelle logique peut-on se référer pour lui prêter un projet destructeur lorsqu'il parle de dés st le sens que personnellement je donne à la déscolarisation et le synonyme qui me vient à l'esprit pourrait être "revitalisation", ce qui est à l'opposé de ce que suggère l'interprétation souvent négative que l'on fait de ce mot d'ordre cher à l'AFL. Raymond Millot n'est apparemment pas loin de moi lorsqu'il utilise l'expression "école pour apprendre à vivre". Pourtant, il faudrait préciser ce qu'on entend par "apprendre à vivre". Que faut-il vivre pour être assuré d'apprendre à vivre et plus encore d'apprendre à bien vivre ? Avons-nous un autre choix que celui qui consiste à inventer chaque jour le présent ? Une école où l'on apprend à lire en lisant peut-elle être autrement qu'une école où l'on apprend aussi à vivre... en vivant ? Sur ce point, en toute modestie, je peux témoigner qu'il s'agit d'une utopie mobilisatrice parce qu'accessible, moyennant un certain... travail, bien sûr. Ce faisant, l'école participe alors à l'émergence d'une toute autre conception du Travail, une conception à laquelle le Loisir ou le Jeu ne s'opposent pas en négatif comme un temps de vacance (dans le sens d'une vacuité) et dont l'unique mobile serait le défoulement ou l'oubli. Il est bien vrai que les gens productifs qui se perçoivent, de surcroît, utiles socialement, sont heureux de travailler, "se jouent" des difficultés, prennent peu de vacances, ont du mal à séparer Travail et Loisir. Ceci reste l'apanage d'une minorité, voire d'une élite. C'est d'autant plus inacceptable, à mon sens, qu'une majorité souffre, elle, d'un rapport aliéné à une activité professionnelle, appelée Travail, qui alimente un rapport au Loisir, dit de masse, tout aussi aliénant !

L'écrit comme outil de théorisation du réel, l'école comme lieu où se travaille l'écart entre le présent et les diverses re-présentations que le social en propose, voilà les deux principaux pôles sur lesquels s'appuie ma compréhension du projet socio-politique de l'AFL. Avec les années, ma contribution au développement des idées afliennes a évolué mais ma motivation à participer au nécessaire combat pour la lecturisation n'a pas varié. D'autant moins que j'ai pris de plus en plus nettement conscience que ma propre émancipation en dépendait.

Jean-Louis BRIAND