Les actes de lecture n°55 septembre 1996
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QU'EN PENSEZ-VOUS ? |
La "bibliothèque" du logiciel ELSA, c'est-à-dire l'ensemble des textes sur lesquels se font les exercices d'entraînement c'est, rappelons-le, 350 textes extraits d'environ 250 livres (écrits par 117 auteurs et publiés par 48 maisons d'édition) et de 31 périodiques pour la jeunesse. Rappelons encore que cet ensemble a été choisi par une équipe d'enseignants, de bibliothécaires, de chercheurs et d'enfants avec le souci d'une relative représentation de l'édition globale actuelle de qualité et d'un équilibre entre la fiction, les documentaires et la presse. Mais c'est une sélection... faite par l'AFL... C'est pourquoi nous avons envoyé à : . Raoul Dubois, critique et auteur de livres pour la jeunesse, . Marie Isabelle Merlet, responsable du secteur Enfance de la Bibliothèque Beaugrenelle, . Sylviane Teillard, conservateur à la Bibliothèque Arlequin de Grenoble (qui a élargi la consultation à ses collègues d'Angers, de Bordeaux et de l'agglomération grenobloise) . Nelly Tieb, bibliothécaire pour enfants et membre de l'association Lire pour comprendre. la liste des ouvrages dont sont extraits les textes (liste reproduite p. mais augmentée de celle des périodiques) en leur demandant de réagir à ce qui leur paraissait caractériser cette sélection et de dire ce qu'ils en pensent à la lumière de ce qu'ils savent de l'édition jeunesse en général. Notamment, par rapport à quatre domaines : . l'idée de l'enfance émergeant de la littérature choisie ? . l'écriture (proche des enfants, des adultes, facile ou difficile par rapport à la production pour cet âge...) ? . la représentativité dans les thèmes traités ? . la représentativité des maisons d'édition (rapport avec la distribution) ? Nous devons remercier ces 4 spécialistes,
très au fait de l'édition pour enfants, de leurs longues
réponses argumentées et d'avoir consacré autant de
temps et de sérieux à nous faire bénéficier
de leur compétence. Nous allons nous efforcer d'en rendre compte
le plus exactement possible.
Raoul Dubois s'interroge d'emblée sur le problème des extraits. " En quoi, écrit-il, une approche par l'extrait est-elle justifiée ? La question est lointaine et sillonne toute notre recherche des rapports de la lecture et de la littérature de jeunesse. On comprend sans doute le choix dans le cadre d'une oeuvre poétique. Dans la plupart des cas, l'auteur a effectivement découpé son propos de façon claire. Mais qu'en est-il vraiment pour un roman, une nouvelle, un conte ? Une oeuvre est-elle une succession de textes qui peuvent être séparés de l'ensemble ? Que devient alors l'idée d'un mouvement général, d'une progression, d'un tout ? Il semble indispensable de considérer l'extrait comme une amorce, une sorte de mise en train ". En préambule, Nelly Tieb dit " sentir une patte AFL " dans le choix. " Et c'est normal " ajoute-t-elle. Quant à Sylviane Teillard, elle s'interroge
sur les raisons qu'a l'AFL de se livrer à ces investigations : "
Les textes sont-ils le fruit des suggestions d'une équipe, de personnes
isolées ? Quels critères président à ces choix
? lisibilité ? suggestivité ? authenticité ? originalité
? ambiguïté ? facilité identificatrice ? Les auteurs
sont-ils des familiers de la maison ? La notoriété de certains
auteurs joue-t-elle ? Certains choix se justifient-ils par des rencontres
qu'a eues tel auteur avec tel réseau local AFL ? Les éditeurs
ont-ils proposé des textes ? " La tâche est ample et " il
y faudrait consacrer du temps pour asseoir solidement les constats ". Aussi
note-t-elle que " les interrogations de l'AFL rappellent à point
nommé que la lecture est un acte éminemment social et que
tout médiateur, même par l'entremise d'un ordinateur, doit
se préoccuper des rencontres qu'il suscite, l'exigence à
l'égard des enfants devant rester intacte. " Autre réflexion
générale et importante de R.Dubois qui rejoint cette dernière
de S.Teillard : " La bataille des prochains mois sera très dure...
la grande aventure des censures recommence, des USA à Orange...
" En définitive, difficile (car important à tous égards)
de faire une sélection quand on la veut représentative d'un
ensemble si vaste, si complexe, si foisonnant... et difficile de caractériser
une sélection dans laquelle interviennent tant de facteurs, pas
toujours maîtrisables parce qu'obligatoirement suggestifs...
" Un souci d'ouvrir au monde contemporain (importance de la presse) et à la variété éditoriale, selon M.Isabelle Merlet, mais une réticence à développer l'imaginaire, l'humour, tout ce qui va dans le sens de l'évasion (peu d'aventure) et de la catharsis (peu de conflits, peu d'ambivalence). L'imaginaire de Do Spillers (La couleur des ombres) ou de J.Joubert (Histoires de la forêt profonde) ou de Le Clézio ou de R.Bach (Jonathan Livingston le goéland) vont un peu dans le même sens : cela tient par l'écriture, un climat poétique, mais plus propres à toucher les adultes qu'à ébranler les enfants et à leur ouvrir des mondes nouveaux. " Pour Nelly Tieb " La fiction (romans et albums choisis) donne une idée de l'enfance non passéiste, représentative d'un monde moderne (...) Ce qui manque cruellement c'est ce qui est très représentatif de la production actuelle de romans, c'est la présence des grandes romancières anglaises et américaines telles Marilyn Sachs, Bersy Byars, Cynthia Voigt (Les enfants Tillerman) Katherine Paterson (chefs de file, fondatrices), les plus récentes ou tout au moins les plus récemment traduites : Nina Baxden, Anne Fine (Mme Doubfire) Janni Howker... Pour les françaises, Malika Ferdjouk Moka, Sophie Tasma, G. Brisac... Pour toutes ces femmes, la quête d'autonomie affective de l'enfant est leur priorité. Elles ont oeuvré pour la lecture romanesque et laissent aux enfants une part de décision importante. Elles sont très lues par les jeunes. " Pas d'idée particulière de l'enfance parce que "multiple et contemporaine" (?) pour les bibliothécaires de Bordeaux sollicités par S.Teillard. " Peut-on dire qu'une image de l'enfance apparaisse dans cette sélection ? " s'interroge R.Dubois, " Non sans doute, mais une idée oui, celle de permettre à l'enfant lecteur une approche plurielle de l'édition pour la jeunesse. Multiplicité des champs d'intérêt, des écritures, des esthétiques y compris au niveau de la typographie ou du graphisme, respect de la pluralité du champ éditorial. Il y a là une volonté d'ouvrir sur le réel tout à fait sympathique et dont nous nous félicitons. " Au total, l'émergence d'une idée
de l'enfant n'est pas, pour nos interlocuteurs, très évidente
et ne semble pas caractériser les choix opérés. Toutefois,
un souci d'"ouverture sur le réel", un "réalisme ", une gravité,
au détriment de l'aventure, de l'imaginaire, du poétique
et de la... catharsis, qui révèlent des intentions manifestes.
Pour Raoul Dubois " une partie des textes choisis sont des "adaptations" dans lesquelles on trouve plus un squelette que l'oeuvre elle-même. Il y a peu de cas où l'adaptation de textes anciens est nécessaire et la plupart de ces entreprises éditoriales obéissent à des règles bien peu compatibles avec nos exigences pédagogiques. " " Ecriture variée voire pluraliste " pour Bordeaux. Pour M.Isabelle Merlet " Pas mal de produits "calibrés - Bayard, Syros, les titres choisis à l'Ecole des Loisirs - des traductions n'auraient pas fait le même effet. Inversement, des textes assez littéraires et qui ne sont pas parmi les plus accrocheurs chez Gallimard : Le Clézio, Yourcenar, Tournier et même Chris Donner. Proportionnellement, beaucoup de "classiques" difficiles
et pas évidents pour cette tranche d'âge : Contes du lundi
de Daudet, Vendredi de Tournier, Mondo de Le Clézio et de titres
à l'écriture vieillotte : Pépé la boulange
de Mauffret. "
" L'écriture de la fiction, pour les romans modernes est assez facile d'accès et très lisible pour les jeunes, les classiques (Selma Logerloff, Collodi, Steinbeck, Le Clézio) apportent la dimension patrimoniale (...) La partie documentaire a la part belle avec les revues qui donnent un ton journalistique aux informations données, ce qui n'est pas toujours le cas dans les livres documentaires où le ton est plus neutre ou bien est l'oeuvre d'un auteur. Les contes sont peu représentés. C'est dommage parce que leur lecture est intéressante pour la structure, la forme littéraire " fait remarquer Nelly Tieb. LA encore, rien de notable pour les spécialistes
et malgré une réticence sur la sélection des classiques
ou une réserve à l'égard des "morceaux choisis", les
textes proposés reflètent bien au niveau de l'écriture
ce qui est donné à lire aux 8/12 ans.
" Les maisons d'éditions sont assez représentatives et idéologiquement bien réparties " (Nelly Tieb). " Une part très importante est donnée à la presse et aux éditeurs liés à la presse : Bayard, Milan, Ouest-France, qui publient magazines et livres ; Télérama, Science et vie junior, Le journal des enfants. Pour les romans, beaucoup de livres de l'Ecole des Loisirs et de Gallimard qui dominent le marché en nombre de titres et en qualité. Curieusement, peu de Castor poche, Flammarion, pourtant en général apprécié de cette tranche d'âge. Peu de Hachette, Livre Poche Jeunesse (beaucoup de titres intéressants) et verte (collection renouvelée). Proportionellement beaucoup de Syros. Présence de Circonflexe, Grasset, Joie de Lire, Rageot, Nathan : plutôt comme un saupoudrage. Rien de Rouergue. Une proportion étonnante d'auteurs français (94/115) alors que ce ne sont pas les mieux aimés. " (Marie Isabelle Merlet.) " Beaucoup d'éditeurs représentés
sauf les "petits" (Sourire qui mord - Rouergue - Grandir...). Des titres
importants comme Flonflon et Musette (Elsbieta) et Le diable des rochers
(Solotareff) mais on en voudrait d'autres. Par exemple : les albums de
Douzou, de Ponti, de Corentin, de Dedieu, de Couprie, de Joos et Rascal.
On les espère pour la prochaine livraison. Des albums ambigus avec
des choses denses entre les lignes comme Eva ou le pays des fleurs de Joos
et Rascal ou Le voyage d'Oregon des deux mêmes.
" Nous avons été sensibles à
la place du documentaire en espérant plus de textes empruntés
à des livres d'art, secteur éditorial en expansion depuis
plusieurs années " (Les bibliothécaires de Grenoble et de
Seyssins).
La presse tient une place importante avec une insistance particulière pour Télérama junior. On déplore l'absence de Science et vie junior. " (L'équipe de bibliothécaires d'Angers). " Les conditions de la diffusion dans notre pays,
actuellement, font que de nombreux ouvrages de qualité disparaissent
très vite, quand ce ne sont pas les maisons d'édition elles-mêmes.
Il sera difficile parfois de passer de l'extrait à l'oeuvre sauf
si la BCD ou le CDI ont pu engranger les ouvrages... Cela peut entraîner
aussi des déboires quand il existe deux éditions, une en
album, l'autre en poche. Qui se satisfera de trouver Jean de la lune en
"Lutin poche" et Crin blanc en "renard poche". Si on a pu à juste
titre voir dans certains albums une initiation esthétique en liaison
avec la lecture, là aussi les "réducteurs de tête"
ne jouent pas la même jeu que nous. " (Raoul Dubois).
C'est manifestement sur la question de la représentativité
des maisons d'édition que nos interlocuteurs expriment sinon des
réserves sur ce qui a été choisi tout au moins des
critiques sur ce qui manque. Critiques justifiées mais critiques
de spécialistes qui, ayant à l'esprit l'ensemble de la production,
oublient que nous avons affaire à une "bibliothèque" d'un
logiciel d'entraînement à la lecture et non à une encyclopédie
!
Pour Sylviane Teillard : " Beaucoup de romans liés à la famille, romans psychologiques. La science fiction se fait rare mais n'est-elle
pas la littérature de prédilection des adolescents à
la recherche de projection dans un futur meilleur que le présent
? Les romans policiers cités sont de qualité mais mériteraient
un petit coup d'actualité. Des auteurs comme Dorin, Caban, Larroc
manquent à l'appel.
" Les bibliothécaires d'Angers regrettent " la sous-représentation des nouvelles et de la poésie (...) le sport, les technologies, les mythologies ont la faveur des jeunes et sont de plus en plus pris en compte par l'édition. " " Les thèmes le plus souvent traités, selon Nelly Tieb, sont des problèmes réels auxquels les enfants sont confrontés : l'enfant et la famille, ses relations au monde scolaire, aux autres adultes qui l'entourent, peu au contexte social dans les pays étrangers. La part d'imaginaire que l'on retrouve dans la fiction est plutôt traitée dans les albums (Van Allsburg, Solotareff, Pont...), c'est bien. " " Les contradictions importantes et quasi structurelles entre notre société et toutes les formes de l'action culturelle, écrit R.Dubois, nous imposent des adaptations difficiles. Jusqu'où peut-on aller dans la volonté de faire obstacle aux dérives au moment où se montrent de nouvelles tentatives d'imposer des censures plus ou moins discrètes et une édition pour la jeunesse "politiquement correcte" ? " Enfin, M.Isabelle Merlet : " Pour les documentaires, le choix n'est pas vraiment encyclopédique. Plutôt écolo et l'actualité avec ses problèmes sociaux et humains - cela rejoint l'importance de la presse. Quelques titres montrent des démarches novatrices, par exemple, Les graines magiques d'Anno pour aborder les maths, Comment va la santé ? de Dolto pour responsabiliser l'enfant par rapport à son propre corps, C'est quoi l'intelligence de Jacquard, pour mettre en question des idées toutes faites, Ramsès II dont le ton est iconoclaste. Des titres vieillots, à côté : Les dauphins de Nicolas, Simba de J.C.Bernier. Peu de monographies sur les animaux, sujet pourtant apprécié. Peu de livres d'histoire, domaine aimé de beaucoup. Pour la fiction, quelques titres drôles - Hawkins, Dahl, Gripari, Goscinny - peu par rapport à la demande. Pratiquement pas de "fantasy" en dehors des albums - Le chant des baleines de Sheldon. Beaucoup de livres "miroirs", un peu courts, comme Danger, gros mots de Gutman, Cucul la praline et La sixième de Morgenstein, Marie souffre le martyre de Smadja. Proportionnellement, beaucoup de livres un peu graves, comme Leila de S.Alexandre, Mon ami Frédéric de H.P.Richter, Je n'aurai plus jamais de chien de Thomas, La plus grande lettre du monde de Schneegans. Peu de livres qui montrent une dimension conflictuelle ou ambivalente comme les romans de Nina Bawden ou Léon Garfeld, ce qui est difficile à amener pour cette tranche d'âge et s'oppose aux séries style Club des cinq. Rien dans le registre du fantastique et de la peur (très demandé). Peu d'aventure. " Voilà les appréciations faites par des spécialistes de la littérature enfantine et nous souhaitons n'en avoir dénaturé aucune en les "répartissant" dans des rubriques et en les juxtaposant ainsi. Pour les thèmes comme pour la rubrique précédente, les manques et les insuffisances, entièrement justifiées si l'on songe à la production éditoriale globale et aux questions que nous avons posées, s'expliquent par le fait, répétons-le, qu'il s'agit d'extraits, de morceaux choisis, destinés à devenir les supports d'exercices informatisés de perfectionnement des techniques de lecture et non d'un recueil visant à faire connaître toutes les facettes d'un monde éditorial multiforme. D'autres critères de sélection sont intervenus, on le comprendra aisément. En outre, nos interlocuteurs n'ont pas eu connaissance, et nous le regrettons, que pour chaque extrait sont cités des livres de référence soit 180 au total. Ces analyses par des personnes compétentes
d'une bibliographie dont on mesure, grâce à elles, les limites
(involontaires ou voulues du fait du rôle qu'on lui assigne) sont
riches d'informations sur... la littérature de jeunesse en général
et présentent donc un intérêt certain pour tous ceux
qui, médiateurs professionnels ou pas " doivent se préoccuper
des rencontres qu'ils suscitent, l'exigence à l'égard des
enfants devant rester intact " pour reprendre une remarque préliminaire
de Sylviane Teillard.
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?Michel
VIOLET
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