La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°56  décembre 1996

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Adolescents et adultes en grande difficulté.   

Dans notre précédent numéro, Jacques Berchadsky (Ecritures expertes et écritures d'apprentis, A.L. n°55, sept.96, p.31)dans le cadre d'une commande de la Direction des Ecoles sur l'apprentissage rapide de la lecture et de l'écriture en direction de publics adolescents et adultes en très grande difficulté et dans le prolongement de la recherche INRP/Genèse du texte, présentait une étude comparée des processus d'écriture d'écrivains et d'élèves de S.E.S.. 
Le texte ci-après est une réflexion sur les perspectives offertes par ce qu'il est convenu d'appeler les classes de lecture/écriture, réflexion inspirée à la fois par les hypothèses dégagées par cette étude des processus d'écriture et par un travail pédagogique mené sur 3 ans avec un groupe d'élèves de S.E.S..

 

 
L'expérimentation menée en direction des publics adolescents de Section d'Education Spécialisée font très largement apparaître en quoi ces approches pédagogiques non seulement n'aident pas à entrer dans les processus cognitifs propres à l'écrit mais encore peuvent construire chez l'apprenant des obstacles graves à l'entrée dans l'écrit. 

En effet on ne peut contester une certaine efficacité des apprentissages et des didactiques scolaires traditionnelles auprès de nombres d'enfants quand ces enfants entretiennent un rapport social développé à l'activité d'écriture. Cependant les publics auxquels s'adresse notre pratique de pédagogue n'ont pas pu trouver dans ces approches le sens qui leur permette d'accéder aux activités propres à l'écrit, faute que les techniques scolaires rencontrent une pratique sociale qui leur donne ce sens. Une pédagogie de la restauration, ou pédagogie des enseignements généraux adaptés qui pourrait être étendue à tous les publics adolescents et adultes en grande difficulté, doit tenir compte de ces obstacles pour les fracturer et les dépasser. 

Or si le logiciel Genèse du texte montre que le temps est la détermination centrale pour accéder à toutes les dimensions de l'activité d'écriture, c'est l'ensemble des dimensions temporelles de la réalité des hommes qu'il convient de prendre en compte pour permettre à des adolescents, à des adultes qui sont en rupture avec le langage écrit, d'accéder au sens de l'écrit. 

Un adolescent, un adulte ne peuvent se juger en niveau scolaire de l'école primaire, comme cela se fait encore souvent ; j'en veux pour preuve les fiches pédagogiques d'orientation des commissions spécialisées de l'enseignement du second degré. La difficulté à entrer dans l'écrit pour ces personnes ne peut correspondre aux difficultés que rencontre un enfant de cycle 2 dans la mesure où leur situation actuelle est constituée d'expériences d'échec sur un long parcours scolaire. Cet échec n'est pas seulement celui du sujet en difficulté, il est aussi l'échec des formes d'apprentissage auxquelles il a participé. On ne peut méconnaître cette participation dans la mesure elle émerge chaque fois qu'à nouveau le sujet est affronté à des situations similaires. Nous en voulons pour preuve la demande extrêmement scolaire des "publics bas niveau" chaque fois qu'ils se retrouvent en situation d'apprentissage. Nous en voulons pour preuve la répétition des mêmes échecs de la part des élèves de S.E.S. face aux disciplines scolaires traditionnelles et à leur apprentissage. 

Par ailleurs on ne peut ignorer que parallèlement à ces échecs accumulés, tout une expérience sociale de vie s'est construite, que de multiples difficultés autres et nouvelles se sont présentées et ont été résolues, voire que les échecs rencontrés dans les apprentissages scolaires ont su être contournés par des voies qui ont pu en renforcer le motif : après tout, à quoi sert d'apprendre à lire et à écrire quand une telle tâche est si difficile et que toutes formes de résolutions autres ont été rendues possibles ? 

Tenir compte de cette triple détermination : échec passé accumulé, expérience subjective et sociale développée, passivité voire opposition à ce qui renvoie aux apprentissages scolaires, tel est ce qui doit être au centre d'une pédagogie adaptée. Pour cela, il est urgent de restituer dans les apprentissages la prise en compte de la fonction sociale réelle, l'unité que constitue l'activité d'écriture dans ses multiples dimensions sociales et subjectives : finalité de la production écrite, buts et appropriations des buts, temps et durée nécessaires à l'activité concrète, actions et opérations par rapport à la production. 

Perspectives pédagogiques 

Les analyses et les hypothèses que nous avons pu formuler à partir de la recherche INRP, de l'expérimentation que nous menons avec des élèves de S.E.S. et de son évolution, nous conduisent à dégager des perspectives pédagogiques qui permettent de répondre aux besoins spécifiques d'adolescents en grande difficulté du point de vue des apprentissages de l'écrit. 
Nous nous inspirons des expériences qui ont été menées dans le cadre de ce que l'on désigne sous le concept de "classe-lecture". Il s'inscrit dans la tradition des pédagogies actives, il s'agit de restituer dans le pédagogique le sens des apprentissages en particulier pour tous ceux qui n'ont pu trouver dans l'enseignement disciplinaire traditionnel, et dans les constructions didactiques sur lesquelles cet enseignement se fonde, de construire dans la pratique les savoirs fondamentaux. 

Le concept de classe lecture se fonde sur deux principes. Le premier est que tout savoir se produit dans et par l'écrit. Du savoir technique jusqu'aux savoirs mathématiques en passant par l'ensemble des sciences positives et humaines, l'écrit en traverse l'accès, le développement et l'appropriation. Le deuxième principe est que la langue en général et la langue écrite en particulier est la principale structure métacognitive qui permet la construction des structures cognitives particulières. La psychologie génétique du développement de H. Wallon a suffisamment montré comment le développement subjectif de la pensée individuelle suivait le développement de la complexité des actes et le développement de la complexité du langage. 

Par ailleurs le concept de "classe lecture" s'inscrit dans une pédagogie de projet, en permettant de donner un sens spécifique et concret à la notion de projet en pédagogie ; notion dont on sait combien les conceptions qui l'animent et les pratiques qui s'en réclament peuvent varier. En effet le projet doit s'articuler tout à la fois aux pratiques sociales réelles et au déterminations subjectives des individus qui y participent. En effet un projet ne naît pas de rien, il part d'une situation donnée à un moment donné déterminé, avec des individus déterminés. C'est pourquoi la pédagogie de projet permet la prise en compte de l'expérience acquise des individus et s'impose de mettre en perspective cette expérience avec les apprentissages nouveaux dont toute expérience est toujours déjà porteuse à condition qu'un sens social lui soit donné. C'est à partir de l'analyse précise de la situation que les pédagogues peuvent pro-jeter une situation nouvelle. Cependant la situation nouvelle ne pourra elle-même s'évaluer que dans une production matérielle elle-même nouvelle. Sans perspective de production le projet risque bien, ainsi que l'indique F. Imbert (1), de se réduire à n'être "qu'une belle âme" à nouveau vide de sens. Dans ces conditions, la pédagogie de projet évitera deux écueils, soit la répétition du déjà existant dont on sait combien elle est démobilisatrice surtout pour des sujets qui ont rencontré l'échec ; soit le flou d'un avenir radieux qui reste de l'ordre du rêve. En effet la mise en réalisation du projet suppose de déterminer les étapes concrètes par lesquelles il faudra passer, les rectifications successives qui ne peuvent manquer de se présenter, la construction des savoirs requis pour accéder aux fins que l'on s'est données, la mobilisation permanente des individus par le groupe et du groupe par les individus. 

Cette dernière dimension n'est pas la moindre par rapport à une pédagogie de projet qui exige la mobilisation de l'expérience individuelle de chacun et son objectivation dans le travail collectif du groupe. Ce qui est alors au centre de la pédagogie de projet, c'est bien l'apprentissage entre pairs. 

Enfin le concept de "classe lecture" se fonde sur une conception fonctionnelle de la production de l'écrit. Il convient de préciser ce que l'on entend par "fonctionnel". Il ne s'agit ni de réduire l'écrit à une dimension utilitariste ni d'inscrire l'écrit dans la fonction sociale dominante qu'il occupe. Cela signifie qu'une conception fonctionnelle de l'écrit ne considère l'écrit ni comme un simple moyen de communication, ni comme un moyen d'expression privilégié de la subjectivité intime. Tout au contraire une conception fonctionnelle de l'écrit tente de restituer les différentes dimensions qui ont rendu l'écrit nécessaire socialement et historiquement. Tout comme dans une société orale, le langage oral accompagne voire détermine les modalités de l'activité sociale, dans une société scripturale l'écrit ne se réduit pas à être un moyen, mais accompagne voire détermine l'ensemble des activités. 

Projet Classe-lecture 

Comme nous l'avons vu, écrire mobilise beaucoup de temps tant dans l'acte présent que dans la durée. C'est la maîtrise de ce temps qui est au centre de l'organisation des classes-lecture. Il s'agit de rompre l'illusion que l'on apprendrait à lire et à écrire par un éparpillement de séquences consacrées aux diverses activités en rapport avec l'apprentissage de l'écriture (grammaire, dictée, vocabulaire, etc.). Une telle conception séquentielle n'est efficace que lorsqu'on suppose que l'écrit fait partie de l'expérience quotidienne extra-scolaire des individus. Il est évident que les adolescents et les adultes en grande difficulté d'apprentissage ne rencontrent qu'assez peu cette expérience et qu'à tout le moins elle leur reste extérieure. Se donner le temps, c'est installer institutionnellement dans la durée des conditions pédagogiques dans lesquelles l'écrit, dans ses multiples formes et ses multiples fonctions, est convoqué sans cesse dans sa véritable nécessité. En cela la classe-lecture se distingue de la notion de "chantier". 
 
À la différence du chantier, la classe-lecture ne traitera l'écrit ni comme un moyen ni comme une fin en soi, mais comme la détermination centrale de la réalisation des projets à réaliser. Dès lors on ne saurait faire un modèle didactique de la classe-lecture dans la mesure où elle suppose l'élaboration d'un ou de plusieurs projets de la part des équipes pédagogiques et de la communauté éducative à partir des conditions concrètes dans lesquelles elles se trouvent. Tout au plus peut-on formuler des orientations que seule une appropriation par la pratique peut transformer en activité. En effet quels que soient le ou les projets qui constitueront le sens de l'activité, ces projets n'auront de caractère pédagogique qu'à mesurer la place qu'ils attribuent à l'écrit tant du point de vue de la production de groupe que du point de vue des actions individuelles. 

Les orientations que nous pouvons formuler dans le cadre de cette étude se limiteront à suggérer de façon non exhaustive les situations fonctionnelles d'écriture tant du point de vue social qu'institutionnel. 
Tout projet, dans sa réalisation, suppose le recueil documentaire nécessaire à son élaboration et à sa réalisation. Ce recueil ne rencontre pas de limites dans la mesure où la réalisation du projet ne cesse de poser de nouvelles questions à résoudre. L'organisation d'une classe-lecture mettra, dans le cadre du projet, au centre de l'activité des apprentis cette élaboration et partant la nécessité de recueillir la documentation, de la trier, de la classer, de la mettre à la portée de tous par fichiers. Il est clair qu'un tel travail s'inscrit dans la perspective d'une accumulation documentaire qui ne se limite pas à la seule réalisation du projet et à la seule utilisation par ses acteurs. La mise en perspective temporelle de la documentation dans son caractère cumulatif engage à l'organisation institutionnelle d'une Bibliothèque Centre Documentaire. Par cette pratique, les apprenants sont introduit à la spécificité temporelle de l'écrit qui est d'échapper pour partie au présent ou comme le disait Descartes de "transmettre notre savoir à nos cousins". La constitution de la bibliothèque par le fonds documentaire met en contact avec cette double détermination de l'écrit qu'est l'écriture (mise en fiche, classement, etc.) et la lecture (prise d'information, recherche du sens, etc.). Enfin la pratique documentaire donne sens à toutes les formes d'écrits, en les rendant fonctionnels. Elle doit permettre de mettre fin à l'opposition formelle entre écrits nobles qu'incarnerait le livre, en particulier le roman, et écrits vulgaires qu'incarneraient la revue ou le journal. Quel que soit le projet en réalisation, ne peut-on trouver de précieuses informations dans les romans, à moins que la forme romanesque ignore toute réalité ? 

Tout projet, dans sa réalisation, s'inscrit dans un rapport social par lequel la production à laquelle il doit aboutir trouve sa véritable valeur (évaluation). Si l'écrit est au centre du rapport social que constitue une société d'écriture, chaque étape du projet se confrontera à la nécessité de l'écriture (contacts épistolaires, compte rendu d'activité, rédaction des étapes passées pour obtenir les moyens des étapes suivante, journal de bord, articles de presse...). LA encore la classe-lecture n'est rien d'autre que l'organisation pédagogique institutionnelle qui confronte le groupe et chaque individu à ces tâches sociales qui appartiennent à l'expérience quotidienne de tous y compris des non-lecteurs/non-scripteurs. 

Tout projet, pour parvenir à ses fins, s'inscrit dans l'engagement collectif de chaque individu. De l'organisation institutionnelle du groupe dépend la réalisation et la réussite du projet. C'est la dimension citoyenne et démocratique d'une pédagogie de projet. La mise en place d'un journal en circuit-court, régulateur quotidien des rapports institutionnels devient alors nécessité. Il permet de concrétiser le rapport dialogique propre à l'écrit où tout acte d'écriture est toujours adressé à un lecteur, où tout acte de lecture suppose de penser un scripteur. Dès lors le journal en circuit-court devient la mémoire écrite de la vie institutionnelle des acteurs du projet mais aussi d'acteurs futurs de projets à venir. LA encore la vie institutionnelle ne saurait se réduire au présent immédiat. Le journal doit être le support réfléchi des interrogations pratiques et théoriques dans la réalisation du projet, des informations théoriques et pratiques dont a besoin la vie institutionnelle, des débats polémiques théoriques et pratiques que toute activité sociale engage. 

Enfin dans la nécessité qui nous est apparue au cours de l'étude d'introduire les apprenants à la pratique de l'écrit long, condition d'un véritable accès au sens de l'écrit, la classe-lecture doit concrétiser cette exigence, soit que l'écrit devienne lui-même projet, soit que le projet soit soumis à l'exigence d'un écrit long. De ce point de vue plusieurs possibilités s'offrent aux acteurs du projet qu'il s'agisse de la mise en oeuvre d'un journal personnel, de formes romancées du récit du projet, ou d'une analyse théorique des différentes dimensions présentes dans la réalisation du projet ou de toute autre forme d'écrit. L'enjeu de la classe-lecture est ici la prise de conscience qu'une fonction centrale de l'écrit est de pouvoir théoriser sa pratique, que toute expérience personnelle est riche de sens à condition qu'on puisse la penser comme une pratique. 
Dans ce complexe rapport qui fait de l'écrit l'acte le plus social dans la forme la plus individualisée, l'écrit long qui accompagnera le projet relève du choix individuel dont l'étude des processus d'écriture d'experts nous a montré à quel point les choix d'écriture sont divers pour celui qui sait écrire. 

On pourrait certes craindre qu'une telle approche pédagogique (projet/classe-lecture) ne dissolve les savoirs et partant les apprentissages. C'est là précisément l'enjeu d'une véritable évaluation de la pédagogie, de l'acte enseignant. À moins de ne considérer les savoirs comme un corps constitué, refermés sur eux-mêmes, l'ambition d'une pédagogie de projet est de restituer le sens subjectif de la construction des savoirs. L'évaluation n'est plus alors à situer du seul côté de l'apprenant mais bien aussi de la capacité du pédagogue d'accompagner les apprenants dans l'accès au sens des savoirs dans leur cohérence qui en dernière instance n'est autre, selon la belle formule de Descartes "de nous rendre maître et possesseur de la nature", de nous rendre maître et possesseur de notre pensée. 

De ce point de vue la classe-lecture comme la pédagogie de projet assigne une place nouvelle au pédagogue. Plus que d'instruire ou de transmettre des connaissances, ce qui lui est demandé c'est d'accompagner en acte les apprenants dans la construction de leurs savoirs. Cela implique en particulier un engagement fort dans l'acte d'écrire de la part des enseignants : participation quotidienne au journal, écriture de rapports dans le cadre du projet, mais aussi travail de réécriture permanent avec les élèves. Si nous n'avons pas cru bon de consacrer un large développement à la réécriture dans le cadre de ce rapport d'étude, c'est que la réécriture ne saurait constituer une méthode pédagogique ni une technique particulière. Pour nous, la réécriture n'est que la forme développée de l'écriture, celle qui exige de se rapporter à d'autres écrits pour construire son propre écrit, celle qui exige de revenir sans cesse dans son texte pour l'élaborer, celle qui fait que tout écrit actuel s'articule aux écrits antérieurs pour constituer une oeuvre écrite (2). Classe-lecture, pédagogie du projet imposent alors aux pédagogues la terrible exigence de savoir ce qu'ils cherchent à faire connaître et ce que l'apprenant a réellement trouvé. 

De ce point de vue si le logiciel Genèse du Texte constitue un outil sans précédent pour tous ceux qui s'engagent dans une véritable activité d'apprentissage de l'écrit, son mérite, qui n'est pas le moindre, est de mettre en évidence la complexité à l'oeuvre dans cette activité et d'indiquer qu'aucun palliatif didactico-pédagogique ne saurait suppléer à cette complexité. 

                                  Jacques BERCHADSKY 

(1) F. Imbert (1992) : Vers une clinique pédagogique. Ed. Matrice 

(2) On pourra, en ce qui concerne la réécriture, se reporter à l'important article de G. Recors-Dautry : La réécriture, A.L. n°52, déc.95.