La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°58  juin 1997

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Des outils
et des hommes

Le stage Choix des outils et des méthodes pédagogiques conduit les formateurs à analyser ce qui se cache derrière les écrits qu'ils choisissent pour leurs propres actions de formation. Quels types de textes et derrière eux quelle représentation a-t-on de l'adulte à qui on le destine, quels usages et derrière eux quels objectifs assigne-t-on à la formation d'adultes ?
Quels choix pédagogiques et derrière eux quelles politiques de formation ?

Sur cette terre, il y a une chose
effroyable, c'est que tout le monde
a ses raisons...

Jean Renoir, La règle du jeu

 

" Dites-moi quel manuel de lecture vous utilisez, je vous dirai quel formateur vous êtes. " Cet adage n'a bien heureusement valeur que d'introduction à cet article : même s'il s'agit bien de prendre pour base d'analyse de pratique les outils et les méthodes de lecture-écriture utilisés par les formateurs dans leurs stages, le danger serait de confondre "stage" avec "audit", en se posant en expert de la lecture qui mettrait à l'index les mauvais manuels, les mauvais formateurs, au bénéfice des bons. Voilà pourquoi l'intérêt principal de ce travail ne peut provenir que des formateurs eux-mêmes : dans quelle mesure parvient-on à leur faire prendre un regard sur leurs outils, à leur faire toucher cette objectivité que l'on acquiert, non pas en perdant tout point de vue, mais en parvenant à les prendre tous. Il est tellement tentant de sombrer dans le prosélytisme méthodologique, que ce parti pris de partir du point d'achoppement où se trouvent les uns et les autres devient le nerf de ce stage. Sans cela, point de dialogue pédagogique, excommunion et opprobre laisseraient la situation dans l'état où on l'a trouvée. La formation n'aurait lieu qu'en apparence.

Deux statuts sont induits par une méthode de lecture : celui du formateur qui s'en sert et celui du stagiaire qui le "subit". C'est le premier que cette formation de formateur prend principalement pour objet, réfutant ainsi le décalage entre la pratique et la théorie : le "terrain", c'est aussi le formateur à partir duquel se décide la nature des activités, les thèmes abordés, les écrits choisis, l'organisation du groupe, etc. À priori, on sait qu'il est difficile de mettre à distance les manuels de lecture. Au-delà de l'estimation spontanée - dont beaucoup revendiquent la compétence : " on feuillette et puis on voit ce que ça vaut " - ce sont les critères de jugement et d'analyse qui sont au cœur de la question. Il s'agit de comprendre la logique des outils pour mieux les dominer et mieux les utiliser. S'il fallait un adage qui sonne plus juste, ce serait : " Dites-moi sur quels critères vous choisissez vos outils... "

 

Y a-t-il de l'écrit dans les manuels de lecture ?

Quelques références précises permettent d'orienter l'auto-analyse pédagogique que représente ce stage, permettant de donner des bornes à la réflexion. La principale est évidemment la nécessité de rencontrer de l'écrit, de ne pas en être tenu éloigné en stage par des ersatz de textes. C'est ce que permettent d'évaluer 4 grilles d'analyse et de démontage des manuels (1) : il s'agit de prendre le manuel leçon par leçon et de caractériser chaque texte qui permet le démarrage des activités. Une première grille intitulée Unités linguistiques étudiées concerne le volume du texte : travaille-t-on sur des unités autonomes, sur des extraits ou des unités plus parcellaires ?

Sur ce critère, beaucoup de manuels se distinguent par leur minimalisme (lettres, syllabes, morceaux de phrases sans point ni majuscule...) alors que d'autres, bien plus rares, laissent entrevoir l'idée que pour apprendre à lire, encore faut-il être face à quelque chose qui ressemble à de l'écrit, c'est-à-dire des textes entiers, construits, dont la provenance est généralement identifiable.

Les situations de lecture sont l'objet d'observation par une deuxième grille où l'on répartit chaque texte en 4 grandes catégories : s'informer, confronter un point de vue ou se distraire, réaliser, apprendre à lire.

Ici, c'est la monotonie que l'on détecte. Elle est très vite mise à jour, au bout de quelques leçons dans des manuels qui misent soit sur des textes sociaux très fonctionnels (feuille de sécurité sociale, chèque, mode d'emploi), soit sur des unités linguistiques morcelées dont l'unique intérêt est de les apprendre.

Une troisième grille propose de se pencher sur la variété des textes supports" (12 catégories).

Comme la précédente, les manuels aux écrits variés se distinguent très vite des autres au bout de quelques leçons, indiquant du même coup leurs lacunes (généralement importante du côté des écrits d'opinion).

La dernière grille prend de la hauteur en proposant une typologie beaucoup plus globale (5 catégories).

Le travail d'analyse des manuels, mené par les formateurs en petits groupe, est un moment important du stage. D'une part, il donne accès à des informations précises quant à la nature profonde des supports. Ici, le formateur est renvoyé à lui-même : le diagnostic correspond-il à la réalité de son travail et de ses intentions ? était-il conscient du type de rapport à l'écrit induit par les textes ? D'autre part il met les formateurs en position de décalage et d'observation par rapport à leurs outils. Les discussions sur les typologies et les catégories proposées par les grilles font apparaître des questionnements parfois nouveaux et la nature de l'exigence peut ainsi se transformer.

Les grilles font apparaître les caractéristiques générales de chaque ouvrage mais elles permettent aussi d'observer les évolutions au fil des leçons. LA encore, le rôle du formateur dans le stage prend tout son sens : comment conçoit-il une action dans la durée ? comme juge-t-il l'évolution du manuel ? quelles modifications pourrait-on y apporter ? Du statut de consommateur, il passe à celui de concepteur auquel on demande d'intervenir dans la charte éditoriale d'un outil pédagogique. Le passage de l'un à l'autre, peu aisé à effectuer - il arrive d'ailleurs qu'il ne se fasse pas, par résistance - est un gage de réussite et de qualité de cette formation. Lorsque les formateurs parviennent à adopter collectivement une attitude qui exige des manuels qu'ils s'adaptent de façon cohérente à leur propre logique pédagogique, ils inversent la logique des méthodes "toutes faites qu'il n'y a plus qu'à appliquer". C'est à ce moment que se pose la nécessité d'une programmation pédagogique. Celle de la leçon de lecture leur est présentée comme façon d'organiser sur une unité de 5 jours tout ce qui découle du travail sur un texte (2).

Démontage et décryptage des manuels de lecture donnent ainsi accès à leur logique interne, à leur intention éditoriale. Sans revenir sur la constance alphabétique et le peu d'ambition de la majorité des ouvrages destinés aux adultes de bas niveau, précisons que la confrontation et la comparaison avec des manuels différents sont paradoxalement de bons moyens de s'en rendre compte tout en en dégageant les qualités et les défauts. On parvient ainsi à appréhender les méthodes de lecture non pas à partir d'elles-mêmes mais de l'extérieur, à partir des éléments qu'on souhaite y trouver.

 

Qu'est-ce qu'un texte écrit ?

En mettant les formateurs face à cette nécessité d'analyser les manuels - voire les textes qu'ils utilisent - apparaît inévitablement le besoin d'une autre référence : au-delà des critères abordés par les grilles, qu'entend-on par texte écrit ? C'est le recours à l'écriture littéraire qui permet d'illustrer précisément ce qu'on entend par texte qui ressemble à de l'écrit par opposition à texte non-écrit, tout en prenant bien garde de ne pas en faire "un type d'écriture parmi d'autres écritures, à côté de la rédaction, de la recette de cuisine, du tract, du résumé de texte, etc..." mais "la matrice de toute écriture qui trouve ensuite à s'appliquer dans les formes contraintes des différents types de textes" qui témoigne d'une activité sur la langue qui soit autre chose qu'un processus mécanique de communication.

Cette référence à l'écriture littéraire permet notamment d'alerter sur les usages abusifs d'écrits utilitaires et strictement informatifs, dont le seul intérêt ne dépasse pas la transmission du contenu (recette de cuisine, courrier administratif, publicité...). Considérant qu'un texte ne raconte pas seulement des histoires, n'apporte pas seulement des informations mais qu'il doit faire vivre "l'aventure de l'écriture" (Ricardou), ce détour par des écrits d'auteurs utilisant un matériau linguistique assez simple dans une perspective de construction littéraire très marquée (par exemple : Apollinaire, Guillevic, Jean Follain, Chaval, Italo Calvino, Roland Barthes, Georges Perec, Paul Fournel... et aussi des réécritures faites à partir de textes d'enfants et d'adultes) est l'occasion de démarquer sensiblement écriture et transcription. Beaucoup de ces écrits courts - poésie ou prose - mettent à jour l'évidence du travail singulier de l'écriture et de la forme écrite qu'elle cherche à imposer à l'expression. Il ne s'agit surtout pas de les poser comme modèles (l'écriture va d'ailleurs souvent de pair avec des textes longs) mais de se rendre compte à quel point le texte tire son identité d'une structure, d'une syntaxe, d'un lexique qui contredisent la langue courante qu'on utilise spontanément lorsqu'on n'a pas l'habitude d'écrire. Cette légitimité du passage à l'écrit est aussi un argument de poids dans les pratiques d'apprentissage de l'écriture, où la réécriture devra s'intégrer au travail de production du texte.

Enfin, pour tenter d'enlever définitivement à l'écriture littéraire son poids culturel, son statut de norme esthétique, il importe de travailler avec les formateurs au réflexe de mise en réseau de ces types d'écrits avec des situations banales, quotidiennes, allant ainsi à l'encontre de l'idée courante qu'à un type de texte correspondent un type de situation et un type de lecteur. Pour faire le lien entre certains types d'écritures et des lecteurs auxquels ils ne sont culturellement pas destinés, on ne peut que partir de situations vécues dans l'expérience journalière. Ce réflexe de mise en réseau des faits et des textes, devient dans le stage une façon de remettre en question l'habituelle et malheureuse juxtaposition de lectures et de lecteurs qui n'ont rien en commun. Ils devraient les lire puisqu'ils apprennent à lire... Le formateur, lui, en est bien convaincu mais cela suffit rarement...

 

Ecrire soi-même

L'image du stagiaire non-lecteur telle qu'elle transparaît dans l'imaginaire collectif des éditions pédagogiques pour adultes, est aussi actif dans l'esprit des formateurs. Derrière ces représentations sur une réalité extérieure, c'est leur rapport personnel à l'écrit qui pèse aussi beaucoup. C'est pour cela que les temps d'écriture tiennent dans cette formation une place importante : il s'agit d'une part de faire le clair avec soi-même et le groupe sur les sujets abordés et débattus au fil des journées et, d'autre part, de vivre de l'intérieur, de toucher du doigt la réalité laborieuse de l'écrit. Les écrits quotidiens diffusés auprès du groupe témoignent de l'évolution et des capacités de chacun de manipuler l'écriture pour traiter une réalité proche. Dans d'autres ateliers de travail, l'écriture permet aussi aux formateurs de prolonger la réflexion sur les manuels en détournant, de façon expérimentale, les textes de certaines leçons, pouvant ainsi leur apporter les éléments dont ils déplorent l'absence. Cette manipulation du texte de manuel, lorsqu'elle aboutit, dénote une authentique prise de distance vis à vis de l'outil pédagogique.

Le travail de réécriture évolue au fil des années. Le rapport de recherche sur la Genèse du texte signale, par exemple, qu'il est important de prendre le brouillon comme un objet de réflexion que l'on analyse avec autant de sagacité qu'un texte d'auteur. "C'est en acceptant de considérer l'écriture des apprentis comme déjà porteuse de tous les possibles qu'on peut apporter les aides techniques nécessaires à leur réalisation." (3). En faisant travailler les formateurs sur des manuscrits de stagiaires, c'est à ce travail de lecture approfondie que l'on parvient. Pour cela, une fiche d'analyse permet de faire le tour des aspects principaux de l'activité de production.

La double fiche d'analyse des productions d'écrits réduite à 50%.

Plusieurs petits groupes analysent plusieurs brouillons qui n'ont plus de secrets au bout d'une bonne heure de travail. Comme pour les manuels de lecture, il s'opère un décalage dans la position du formateur qui passe du rôle de correcteur à celui de lecteur d'un "texte porteur de tous les possibles". Au terme de cette analyse, la réécriture perd de son aspect aléatoire et arbitraire : le texte peut continuer son aventure en fonction de toutes les observations qu'il a permises. Si l'auteur le pouvait, il opérerait lui-même ces modifications - une autre fiche d'auto-évaluation permet à l'auteur de faire lui-même, s'il le peut, l'analyse de son brouillon. Dans le cas présent, ce sont les formateurs qui intègrent au texte les remarques listées dans la fiche.

 

Les effets attendus

Plutôt que de contraindre à des changements de pratiques, ce stage veut fournir aux formateurs les moyens de s'orienter parmi les productions pédagogiques en les amenant à accepter de se détacher, pour un temps, de l'expérience pour démonter les outils utilisés par eux mais aussi par d'autres. C'est plus cette démarche qui est au centre de l'action formative que le résultat final d'adhésion à une façon unique de voir les choses. L'idée de "changement de pratique" est finalement assez relative dans la mesure où elle sous-entend qu'il y a quelque chose à changer... En posant comme nous le faisons la question de la rencontre d'écrits réels, non-simulés - sur fond de différence oral/écrit, transcription/texte écrit - peuvent clairement apparaître les problématiques suivantes : se place-t-on dans une logique d'alphabétisation traditionnelle ou dans un authentique apprentissage de la lecture ? quels moyens peut-on se donner pour la changer ? quels choix peut-on faire ? quelle conséquence auraient-ils ? Cette façon d'aborder le problème qui repose sur un balisage conceptuel assez précis fait émerger les motivations essentielles des formateurs en les entraînant dans une réflexion générale sur leur politique de lecture-écriture, à la base de laquelle reposent les outils.

Hervé MOELO

(1) À propos de la conception de ces grilles, voir Yvanne Chenouf, Analyser une démarche d'enseignement de la langue écrite, A.L. nø49, mars 95.

(2) Cf. Yvanne Chenouf, Hervé Moëlo, Une leçon de lecture avec des adultes, A.L. nø52, déc. 95

(3) Rapport de recherche Genèse du texte, Tome I, INRP/AFL, p 49.