La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°58  juin 1997

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Une pratique en évolution

Depuis 1992, Mauricette Girard encadre une action d'alphabétisation de Mainvilliers dans l'Eure et Loir comme formatrice du GRETA de Chartres. Elle analyse comment, après avoir suivi en janvier et mars 1996 les stages AFL "Lecture/Ecriture : choix des méthodes et des outils pédagogiques" et être retournée en tant que formatrice sur le terrain, la réflexion portée par le stage a transformé la construction, l'analyse et le choix de ces "outils".

Les cours d'alphabétisation de Mainvilliers regroupent deux actions :

1 - L'une montée à la demande de l'Association Benkadi-Aziza : cette association a été créée en 1991 par un groupe de femmes issues de communautés différentes (Sénégal, Mali, Maroc, Turquie, Algérie) qui ne pouvaient accéder à l'emploi faute de bases linguistiques suffisantes. Le statut associatif leur accordait une certaine légitimité et leur permettait de prétendre à des subventions. Elles ont obtenu ce stage non rémunéré et financé par le FAS et la délégation aux droits des femmes. Il a été renouvelé en 1993 et 1994 avec une majorité de femmes africaines (Mali et Sénégal).

2 - L'autre à la demande des travailleurs sociaux parce qu'ils avaient repéré d'autres besoins en matière d'alpha. Des cours de proximité ont été mis en place en octobre 1994, financés par le FAS et la commune. Ils s'adressaient à un public d'hommes et de femmes d'origine étrangère ayant été ou pas du tout alphabétisés dans leurs pays d'origine ou bien désireux d'apprendre le français langue étrangère.

3 - Dès octobre 1995, il est décidé par tous les partenaires, de relier les deux structures. Ainsi les publics ci-dessus ont la possibilité de suivre quatre séances de deux heures par semaine avec encadrement des jeunes enfants ne fréquentant pas l'école maternelle, par une éducatrice et une femme agent territorial, action mise en place par la mairie dans le cadre du contrat de ville.

Les cours fonctionnent dans une petite salle de la Maison de quartier les lundis après-midi et vendredis matin sans garde d'enfants, mardis après midi et jeudis après midi avec garde d'enfants. L'accueil des enfants reste à améliorer, la fréquentation des femmes est plus importante les après-midi avec garde.

Deux formatrices encadrent les cours. Toutes les deux ont suivi le stage FAS/AFL Choix des outils et méthodes pédagogiques de janvier et mars 1996 à Paris. Leurs objectifs sont d'apporter aux apprenants des bases linguistiques pour qu'ils puissent se débrouiller dans la société d'accueil et s'insérer dans leur quartier, dans la vie locale. Ces cours sont aussi une première étape dans un parcours d'insertion professionnelle, la recherche d'un emploi ou d'une activité rémunérée étant l'objectif principal de beaucoup d'apprenants.

Ce sont des préalables qui induisent dès le départ un statut d'acteur social (à court terme) et professionnel (à long terme).

Pour cette année 1996-97, nous avons enregistré 28 inscriptions de femmes de nationalités diverses. La fréquentation est fluctuante, un noyau d'une quinzaine participe activement et régulièrement. Il leur a été fait signer un contrat d'engagement moral pour une présence d'au moins deux séances par semaine pour les sensibiliser au fait qu'apprendre c'est s'engager et qu'avoir un suivi régulier c'est faciliter l'apprentissage. Il est à peu près suivi. Celles qui ne peuvent le tenir s'en vont rapidement.

Les femmes africaines ne sont plus majoritaires. Une dizaine de communautés se côtoient. Une bonne moitié parle et lit le français quotidien avec de grosses difficultés à l'écrit. Tous ces paramètres créent une bonne dynamique d'apprentissage et donnent une cohésion au groupe. La démarche AFL est plus facile à mettre en place.

 

Je suis retraitée de l'ducation Nationale. J'ai vingt ans de pratique de pédagogie Freinet en école maternelle. Quand j'ai commencé ces actions d'alphabétisation et de lutte contre l'illettrisme, j'avais des acquis qui me semblaient pouvoir s'adapter à l'apprentissage des adultes :

- le formateur ne fait pas, n'apprend pas à la place de l'apprenant, celui-ci s'apprend tout seul.

- tout apprentissage se fait par étapes et paliers intégrés dans un processus dynamique.

- lire, c'est questionner de l'écrit. C'est lire de "vrais écrits" mais à l'école maternelle, l'enfant s'exprime dans sa langue maternelle et je me suis retrouvée face à des adultes en situation de rupture avec leurs pratiques culturelles, déstabilisés moralement, analphabètes et ne parlant pas ou peu le français (les femmes africaines en plus n'ont pas de pratique de l'écrit : leur langue est n'est qu'orale).

Il me parut évident qu'il me faudrait d'autres outils, d'autres supports d'apprentissage que ceux de l'école et des enfants.

 

 

Avant le stage

Quels supports pour apprendre à parler et à lire ?

.Je fabriquai un "abécédaire" avec des mots et des images représentatifs d'un langage quotidien. Avec pour objectifs de départ :
- aborder la langue française
- découvrir l'espace graphique
- approcher le code écrit
- faire des exercices de systématisation et d'entraînement
- servir de support de motivation.

En pratiquant, j'y ai ajouté la fonction de répertoire : il aidait à structurer les acquis, à les mémoriser, à ranger les textes et les exercices par ordre alphabétique.

. J'utilisais une méthode de lecture pour migrants : La journée de Dalila qui me servit surtout de support pour l'oral. Elle me permettait de mettre en place des situations de communication orale.
- en produisant des énoncés corrects en situation de questions-réponses
- en reproduisant, en mémorisant, en s'appropriant des structures de phrases selon des modalités diversifiées (auditives, motrices, visuelles, tactiles, kinesthésique).

. Je m'appuyais sur le Référentiel de formation linguistique de base (édité par le Fonds d'Action Sociale Région Nord-Pas de Calais). C'est dans cet ouvrage que je pris les appellations G1 G2 pour le groupe d'apprenants ne parlant pas, ne comprenant pas le français et analphabètes, et le groupe d'apprenants à peu près débrouillés à l'oral mais qui sont non lecteurs et non scripteurs et G3 G4 pour les publics débrouillés à l'oral qui commencent à être lecteurs et scripteurs dans des situations de communication simples et pour ceux confirmés à l'oral et scripteurs dans des situations de communication plus complexes mais encore limitées. (Je classe les FLE dans cette catégorie).

. Je me heurtais à des pratiques culturelles rejetant l'écrit. Les femmes Maliennes refusaient que j'écrive des tranches de vie. " C'est secret ! " disaient-elles.
L'identification aux personnes du livre La journée de Dalila leur permettait de vivre des situations par personnes interposées, à distance et cela favorisait la motivation, l'investissement et l'émergence de points de vue. Cette méthode suscitait l'apprentissage de la langue écrite :
- on approche du code écrit
-on y prend du sens
- on structure des phrases
- on transpose par rapport à soi-même
dans des écrits simples, réducteurs et fabriqués.

. J'utilisais d'autres supports :


- des fiches techniques que je fabriquais (recettes de cuisine, fiches d'entretien, de situation de vie à la maison).
- des documents comme ceux de la Sécu : La chasse aux dangers dans la maison, Alimentation et cultures (Santé-Migrants), Les petits cuisiniers (UNICEF)

. Avec les apprenants, nous réalisâmes des dossiers (dossiers identité, ANPE)

. J'essayai avec ces supports d'appliquer la démarche AFL de questionnement (questionner un texte, c'est faire des hypothèse de sens à partir d'indices que l'on prélève et vérifier ces hypothèses pour faire du sens.)

. Je réussissais à mettre ces textes en réseau avec d'autres, d'autres provenances (livres pour enfants ou adolescents).

. J'étais très limitée quant aux exercices d'entraînement et d'approfondissement à effectuer sur certains textes.

Ces supports et la démarche que je pratiquais ne me satisfaisaient pas, ne correspondaient pas à ce que je faisais en classe maternelle. En plus, j'étais confrontée à une fréquentation irrégulière sans possibilité de suivi et donc : démotivation et résistance à l'apprentissage chez les apprenants et découragement et démobilisation de ma part.

 

 

Le stage

Il m'a permis de prendre du recul, la mise à plat de ma pratique pédagogique et aussi de faire apparaître avec plus d'évidence les enjeux prioritaires de l'apprentissage du français des femmes analphabètes.

Pourquoi s'inscrivent-elles aux cours d'alpha ? Dans la vie, au quotidien, elles doivent communiquer, échanger avec l'extérieur : le médecin, les enseignants, le personnel des administrations comme la PMI, l'ANPE, la mairie... Pour avoir un statut d'acteur social, elles veulent apprendre le français oral.

Pour l'écrit, il n'y a pas de motivation réelle. À quoi cela leur servirait-il ? L'écrit indispensable dans une situation d'insertion professionnelle ou, par exemple, pour apprendre à conduire, pourrait les inciter à s'engager dans un apprentissage qui demande un suivi, des efforts. C'est le cas des apprenants du groupe G3 G4 qui trouvent leur motivation dans le plaisir et la satisfaction personnelle même si le travail est compromis actuellement.

Ce bilan m'a permis de réaborder cette année 96-97 avec plus de sérénité (j'ai laissé une action à Lucé où j'avais un groupe d'une seule communauté pour m'impliquer sur une seule, celle de Mainvilliers).

Il m'a permis de modifier mes stratégies et mes outils. Ceux proposés au stage m'ont aidé à transformer mes pratiques.
. Je n'utilise plus La journée de Dalila.
. J'ai gardé l'abécédaire comme répertoire.

 

 

Les grilles d'analyse des textes

Ces grilles (*) enrichissent le choix des types de texte et structurent les activités de lecture du groupe. Nous envisageons avec ma collègue de remplir ces grilles en commun pour mieux percevoir le "champ" d'investigation couvert par l'action globale.

Je me suis engagée à être un maximum à l'écoute des apprenants afin d'apporter des textes qui correspondent à leurs attentes (demandes et besoins) et je retrouve actuellement l'ambiance que j'avais dans mes classes maternelles : les femmes apportent, elles proposent plus que nous ne pouvons exploiter.

Surtout j'essaie d'"ancrer" les textes dans une situation de vie réelle comme :
- la correspondance : trois femmes maliennes, depuis septembre 1996, sont parties à tour de rôle, en vacances au Mali. Nous avons eu à chaque fois un échange réciproque d'au moins une carte ou une lettre (ce qui n'est pourtant pas une pratique culturelle !) par la poste.
Une jeune brésilienne, Carla, en stage avec nous pendant quatre mois est repartie au Brésil. Depuis nous correspondons avec elle par l'envoi collectif de lettres individuelles.
- les traditions : nous échangeons des recettes des différents pays d'origine. Elles les écrivent elles-mêmes (G3 G4 : en autonomie, G1 G2 : transcrites par moi sous leur dictée)

Certaines recettes sont réalisées dans la cuisine de la Maison de quartier, dans la convivialité !

 

 

Questionnement du texte

La leçon de lecture d'Yvanne Chenouf et le tableau du questionnement à sept niveaux d'un texte (extrait de Former des enfants lecteurs de textes, Groupe de recherche d'Ecouen, J.Jolibert, C.Crépon, Hachette Ecoles, tome 2, p 20-21) me permettent d'avoir un travail plus approfondi, de mettre des éléments plus clairs et plus précis sous les phrases-clés comme prélever des repères, des indices et de conduire une démarche globale où petit à petit le texte prend corps, prend sens.

Un exemple : La lettre de Saadia à Carla (leçon de lecture collective avec ses sept niveaux de questionnement).

 

Mardi 4 mars 1997

Chères amies Carla comment ça va bien tout dans Brésil avec son famille. êtes vous contente avec son famille. Je suis triste, parce que il est allé de chez nous. elle a été parti, loi chez nous je suisire souhaite le retour chez nous j'ai aimé vous gentille est sympathique avec nous elle a été intelligente je me pardent parce que je n'icrée pas bien Assurez-vous ma chères
N'oublie pas vous êtes très gentil veuillez le saluer de ma part je vous remercie de votre lettre.
bonne chance ma chères Carla de vous revoir

Saadia

 

1 - Contexte de situation

Saadia absente du cours le jour où chacune a écrit une lettre à Carla, informée par une autre stagiaire, la prépare chez elle.

 

Contexte textuel

Puis elle me la fait remettre par un animateur de la Maison de quartier, sous enveloppe, le cours suivant (elle est encore absente) comme si le facteur passait !

2 - Traces de la situation de production

La formatrice l'ouvre, la lit rapidement à tout le monde, la fait circuler. Qui a écrit ? Quand ? Pourquoi ? Réponses :
- C'est Saadia pour Carla
- Le 4 mars 1997, elle a oublié Mainvilliers

3 - Identification du type du texte :

C'est une lettre

4 - Repérage de la silhouette caractéristique de la lettre :

Constat : il n'y a pas de marge - il manque la ville - elles cherchent les différentes formules d'une lettre adressée à une amie.

5 - Repérage du fonctionnement linguistique :


. Tu et vous (choix de tu après discussion)
. anaphorismes : vous - chère amie - Carla - il - elle - ma chère
. Ponctuation présente au début
. Pas de majuscules
. Pas de : ?
. Une phrase très longue, non ponctuée

6 - Repérage au niveau de la phrase :


. Elles discutent entre elles afin de reconstruire chaque phrase en ajoutant les connecteurs, les déterminants, en fonction du sens qu'elles ont perçu grâce à certains mots-clés. Exemple : Est-ce que tu vas bien au Brésil, avec toute ta famille ? Es-tu contente ?
. Elles transforment les flexions verbales. Exemple : Tu es partie loin de chez nous.

7 - Repérage au niveau des mots :

Elles déchiffrent certains mots : Je suisire - Je me pardent -Je m'icrée

C'est en discutant en arabe, c'est en remplaçant ces mots dans le contexte de la phrase, du texte, par le Sens qu'elles retrouvent les mots que Saadia a voulu écrire : Je suis sûre que tu me pardonnes... - Je n'écris pas bien.

Ainsi la lettre de Saadia pour Carla a été réécrite collectivement dans son fonctionnement, sa ponctuation, sa structure et sa morpho-syntaxe." Les sept niveaux s'emboîtent, chaque niveau étant éclairé par celui qui le précède et réciproquement. On dit qu'ils sont en interactions. " Josette Jolibert, Catherine Crépon.

 

Les exercices d'approfondissement et d'entraînement

Le stage m'a apporté un choix d'exercices que je n'avais pas. La fiche "Typologie des exercices" ainsi que ceux d'ELMO offrent un panel intéressant à répartir par niveaux.

Le texte "toiletté" de la lettre de Saadia, émanant du vécu des stagiaires, va être " soumis à une analyse méthodique qui touche ses différentes composantes linguistiques ".

 

Avec le groupe G1 G2


- Qui va retravailler sur la lettre réécrite collectivement, à son niveau (nouveau questionnement. Quels repères, quels indices ce groupe va-t-il prendre pour comprendre la signification ?)
- Silhouette vide à reconstituer dans ses principales formules (les phrases clés).
- Copie de ces phrases dans les 2 graphies : script et cursive
- tiquettes à remettre dans l'ordre
- Surlignage dans le texte des mots-clés qu'elles auront à mémoriser et à classer dans des pages-dictionnaire.
- Mots-flashs (écrits sur ardoise effacés rapidement)
- Les retrouver dans une liste
- Reconstituer des mots en ajoutant les lettres manquantes
- Les reconnaître dans une grille de mots cachés
- Les reconnaître dans leur présentation partielle
- Se servir d'autres outils pour les écrire
- Reprendre au niveau des phrases les désinences verbales. je suis triste (tu, elle, nous...)

Avec le groupe G3 G4


- Entrer ce texte sur ELMO International
- Programmer tous les exercices possibles
- Et les réaliser sur écran et sur papier
. closure
. mots outils
. phrases à compléter
. reconstitution du texte à partir de phrases dans le désordre
. classer selon des critères sémantiques
. classer selon des critères syntaxiques
. écrire de mémoire (structure vide)
. utiliser le dictionnaire des mots du texte.

(Ce travail n'est rendu possible aujourd'hui que parce que le GRETA vient de mettre à la disposition du cours un ordinateur)

Avec le temps, tout arrive !!!

 

L'écriture et la réécriture

Les exercices de ré-écriture, nous venons de le voir, vont améliorer le toilettage du texte. Mais on peut aussi transformer ce texte en variant un thème.

Exemples :

G1 - G2

Expressions :
Elle est gentille
Je suis triste

Oralement, elles vont re-contextualiser ces formules dans des situations de vie familiale ou autres.

J'écris sous leur dictée un nouveau texte qui figurera dans les écrits de référence du groupe.

G3 - G4

---> Idem mais par écrit et en autonomie par détournement d'une phrase qui incite à la prise d'un point vue : elles ont beaucoup ri et se sont senti interpellées à la lecture de la phrase " je suis sûre que tu souhaites revenir chez nous ! "

je leur ai proposé de répondre à la place de Carla, par écrit.

Le stage de 1996 m'a ouvert la voie de l'écriture et de la ré-écriture. Il a débloqué des résistances que j'avais avant, faute de savoir comment faire. C'est encore insuffisant, surtout avec ces publics qui ont un vocabulaire encore limité et qui ont des difficultés pour utiliser et comprendre le sens au deuxième degré ainsi que les métaphores. Je souhaiterais approfondir cette pratique dans un nouveau stage.

 

Mise en réseau des textes

Dans les deux mois à venir, je vais mettre à disposition, ou au questionnement d'autres textes traitant des mêmes thèmes : la correspondance, le départ de son pays, les états d'âme...

Certains textes seront "juste abordés à cause du sens dont ils sont porteurs". Exemples :

Références : Quand on est mort, c'est pour la vie : Azouz Begag (Gallimard jeunesse) - Jafta : Hugh Lewin (cole des loisirs) - Le long voyage : Lene et Pierre Bourgeat (Syros) -

La fleur de pluie : Conte Malien, Romain Drac (Moi, je lis) -

Zahra : Evelyne Kuhn (Castor poche-Flammarion).

Dans la mise en réseaux des textes, je me heurte au manque de temps. Quatre heures par semaine, c'est trop peu pour exploiter un matériau aussi riche.

 

Les statut des apprenants

Le stage a permis de clarifier les objectifs et les enjeux prioritaires des cours de français (alpha et FLE). Les apprenants sont des acteurs sociaux. Les cours sont un lieu où l'on partage, où l'on s'écoute, où l'on accepte les différences, où l'on recrée du lien social.

Ex : Carla écrit dans sa lettre à Saran partie au Mali " Joyeux Noël à toi et à ta famille ". Cette lettre est lue au groupe.

Les femmes maliennes réagissent : " Chez nous on ne fête pas Noël, on fête le Ramadan ".

Carla et Idilia (la portugaise) : " Qu'est-ce que c'est le Ramadan ? "

J'apporterai un texte : Le Ramadan en 13 questions qui sera soumis à la discussion collective et qui permettra aux femmes musulmanes d'expliquer ce qu'est cette fête et comment elles la pratiquent.

Chaque texte doit apporter une réponse à la question. "Pour quoi ce texte me prend-il ?" Les supports de lecture doivent être nécessaires aux gens. Ils doivent traiter de leurs questionnements, de leurs intérêts, de leurs problèmes, de leurs quotidiens mais aussi de leurs cultures. Ce sont des textes utiles.

Pour passer au statut de lecteur, ils doivent faire émerger des points de vue, un esprit critique.

Exemple : Je leur propose de regarder à la Télé (je leur écris les coordonnées au tableau) deux documentaires : Femmes assises sous le couteau (Saga-Cités, 22.01.97), De mères en filles (Saga-Cités, 29.01.97) et nous en discuterons pendant le cours.

Pendant l'échange que nous avons sur l'excision, une jeune femme sénégalaise conclue : " C'est bien, le travail qu'on fait, c'est pour nous réveiller ". Elle accompagne sa phrase d'un geste de la main à la tête.

Ces textes qui aident à consolider le statut de lecteur doivent aussi permettre de dire ce que l'on pense, de réfléchir ensemble, d'apprendre à mieux se connaître, et exprimer ce que l'on est.

Certaines problématiques existent toujours. Le groupe G1 G2 fréquente toujours aussi irrégulièrement. Nous en discutons : elles m'expliquent qu'elles ont des contraintes familiales qui les empêchent de venir ou qui les font arriver en retard. Mais depuis quatre ans, elles continuent de venir. Elles apprennent à leur rythme. Elles font des progrès à l'oral. Alors je ne me prends plus la tête. Certaines n'apprendront jamais à lire mais comme elles disent philosophiquement et avec le sourire : "C'est pas grave".

Alors nous les accueillons toujours, même avec une heure de retard, avec le sourire et la sérénité.

À travers ces pratiques de lecture et d'écriture, les apprenants et la formatrice trouvent une nouvelle identité et construisent entre elles un nouvel espace où l'on partage ses différences où elles expriment leurs craintes, leurs problématiques mais aussi leurs besoins et leurs désirs.

 

Evolutions et Résistances

C'est à partir de l'émergence de ces désirs et de ces besoins que nous envisageons à court terme de participer au mouvement des Réseaux d'Echanges réciproques de savoirs qui est en cours de réalisation au Centre Socio-Educatif.

Déjà, émanant du groupe, 3 demandes ont vu le jour :
- des femmes africaines : on voudrait apprendre à cuisiner des gâteaux français.
- de la formatrice qui voudrait pratiquer la calligraphie arabe et être initié aux bases linguistiques de l'arabe.
- de la femme-relais malienne qui voudrait de l'aide pour apprendre le soninké transcrit en alphabet romain.

Les trois jeunes maghrébines ont répondu à la deuxième demande et un petit groupe s'est constitué avec trois françaises (les deux formatrices et une animatrice de la Maison de quartier) qui fonctionne tous les vendredis après-midi pendant deux heures.

Des femmes maliennes sont venues nous rejoindre à une séance (auront-elles une fréquentation plus assidue ?).

Ces échanges entre deux actions complémentaires vont permettre d'ouvrir l'écrit vers l'extérieur :

Il va falloir écrire nos offres et nos demandes et lire celles des autres. " L'écrit vient en appui de ce qui est vécu ensemble. "

Cette ouverture, à moyen terme, doit s'élargir dans le cadre d'un "Atelier de formation d'criture et de Lecture" à la rentrée d'octobre 1997 avec Pôle informatique dont ELMO International, ouvert aux lecteurs et non lecteurs, en partenariat avec des organismes institutionnels ou associatifs ... Le fonctionnement de cet atelier devrait apporter des réponses aux manques et problématiques des cours de français alpha et FLE tels que l'espace limité qui permet difficilement la pratique d'ateliers diversifiés et l'autodidaxie de l'apprenant et d'avoir un horaire d'ouverture plus important afin de répondre mieux aux demandes et d'envisager des actions plus pointues.

 

Faut pas rêver

Ces femmes, pendant les cours, sortent discrètement de leurs sacs ce qu'elles font chez elles, à la maison. Elles présentent aux autres leurs savoirs, leurs compétences : l'une est spécialiste de la broderie avec paillettes, l'autre coud, d'autres font un pain appétissant, les femmes africaines font du troc, ou en profite pour glisser à la trésorerie de leur association, leur participation financière à leur tontine.

Toutes ces pratiques pourraient être échangées, partagées au profit de toutes. Je rêve d'une structure où tout cela serait mis en valeur, où elles auraient besoin de lire et écrire pour monter un projet : une sorte de coopérative de femmes comme il en existe en Italie.

Je reprendrai pour conclure la citation d'Hervé Moëlo dans son texte "Textes mijotés contre textes tout faits" : " La lecture pour nous avertir de nous secouer, de nous éveiller et de nous coller de force contre la réalité de l'homme et la réalité du monde " de Georges Hyvernard.