La revue de l'AFL
Les actes de lecture n°58 juin 1997 ___________________ RAPPORT À L'ÉCRITURE À partir des deux sessions du stage Communication et production écrite organisées par le Fonds d'Action Sociale et animé par l'AFL, l'un à Montélimar (octobre 96), l'autre à Paris (janvier 97), il est possible de se faire une idée de ce que sont les représentations des formateurs d'adultes sur l'écriture et des bénéfices qu'ils tirent de ces 3 jours de réflexion. On n'écrit pas ce qu'on
veut.
Qu'ils dispensent une formation traditionnelle proche de ce qui se fait à l'école ou au collège, ou une formation Français Langue Etrangère, qu'ils s'adressent à des analphabètes, à des illettrés ou à un public "bas niveau de qualification", qu'ils soient rémunérés ou bénévoles, qu'ils soient inscrits dans l'action caritative ou engagés dans le combat politique, et sans s'attarder sur la confusion par quelques-uns au niveau du double sens du mot "écrire" : graphisme et production d'un écrit, il ressort du discours et des pratiques des formateurs, quelques aspects caractéristiques de leurs représentations de l'écriture. "Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement...ÿ " écrivait Boileau. "Ce qui fait effort pour s'énoncer parvient à se concevoir" lui répond Umberto Eco ... Ces deux conceptions de l'écriture qui s'opposent font réagir différemment les formateurs. La première leur est familière et leur rappelle quelque chose qu'ils ont dû entendre souvent puisque, pour la plupart, ils se font plaisir en récitant la suite de la citation (*) qui ne provoque cependant aucune réaction, aucune envie de remise en question, aucun rejet. La seconde en revanche les surprend, les interpelle, les provoque et finit par les ébranler, leur donner envie d'aller vérifier, de mettre en pratique. Globalement, les représentations qui dominent sont liées
à deux aspects de l'écrit :
Finalement, ces représentations ne prennent aucunement en compte ni les conditions sociales de production de l'écrit, ni les possibilités des stagiaires, qui ne permettent pas d'imaginer des situations favorisant un véritable apprentissage de l'écriture. Elles ne permettent pas plus d'envisager la prise de conscience par les stagiaires du pouvoir que confère la pratique de l'écriture, de la transformation qu'elle favorise, sur le monde, sur soi. Les attentes des formateurs sont dans l'ensemble centrées sur des aspects pratiques et correspondent à des demandes de recettes miracles : idées de situations "ludiques" afin de faire mieux "passer la pilule", situations de "déblocage", déclencheurs d'envie et de goût d'écrire, "d'outils de créativité et d'expression" ou d'outils pour faire progresser. Il n'est pas très difficile de repérer quelle peut être
l'origine de ces représentations. On retrouve les empreintes laissées
par les années passées à l'école, les souvenirs
des séances de rédaction au cours desquelles on exige de
l'élève d'avoir quelque chose à dire et de savoir
le dire sous peine de voir sa copie couverte des "mal dit, incorrect, maladroit,
lourd..." qui ont découragé sinon à jamais bloqué
des générations d'écoliers : je n'ai rien à
dire et je ne sais pas le dire l'écriture, ça n'est pas pour
moi. D'autre part, écrire à l'école, c'est produire
du texte pour personne, pour avoir une note.
Trois jours de stage, c'est bien peu pour modifier des conceptions qui
s'ancrent dans ses propres souvenirs et difficultés d'apprentissage
(voire échecs) ou dans le discours de l'idéologie dominante.
Pour tenter de faire basculer ces représentations restrictives et
élitistes, ce stage propose de faire réfléchir sur
quelques idées forces, de les faire expérimenter et de les
faire théoriser par les formateurs au cours du stage. Les grandes
lignes du programme peuvent être ainsi résumées :
Au bout de trois jours de stage que certains qualifieraient plutôt de "sensibilisation", où les discussions ont été parfois vives, le découragement quelquefois menaçant, la curiosité souvent insatisfaite, la remise en question de ses certitudes pas toujours facile à accepter, le désir d'expérimenter davantage l'écriture personnelle et la réécriture totalement inassouvi, les réactions sont diverses. Les apports théoriques ont été parfois jugés "trop importants et ne collant pas à (leur) réalité ". Sur l'ensemble des formateurs, 7 les jugent suffisants ou équilibrés, 4 insuffisants, 5 trop importants. Paradoxalement, cette forme de décalage a été très productive. Ces apports théoriques ont amené " de nouvelles questions sur l'écrit ". Une formatrice précise : " (le stage) a répondu à mes attentes. Il m'a été offert la possibilité d'expérimenter une nouvelle conception sur ce que l'écrit peut véhiculer." Permettant de se confronter à des problèmes de fond que l'on a besoin d'éclaircir : "(le stage) permet de clarifier mes positions par rapport à l'écrit, renforcer mes convictions" ; "(il) m'a redonné goût à la lecture d'écrits théoriques.", il "fait réfléchir sur sa pratique, permet de théoriser et de la capitaliser et donne envie de me lancer dans des projets d'écriture.". Il apparaît que l'écriture y a été présentée de façon assez nouvelle (l'écriture comme un outil de pensée, que l'on peut analyser, remanipuler...). Les informations et les pratiques ont autant servi professionnellement que personnellement : "Il m'a beaucoup enrichie, sur le plan professionnel ainsi que personnel" ; "personnellement cela m'a redonné envie d'écrire." ;. "Je voulais ne plus avoir peur de l'écrit et c'est ce qui s'est passé, j'ai eu la confirmation que l'écrit c'est égal à plaisir." ; "Je pensais trouver des éléments plus techniques cependant (c'était) très enrichissant sur le plan personnel et professionnel." À ce titre les références données dans le stage la "très riche bibliographie et la documentation permettent les approfondissements nécessaires." Dès lors, les formateurs peuvent envisager d'autres perspectives pour leurs stagiaires : " Ce stage m'a apporté des méthodes, différentes de celles que j'employais, une nouvelle manière d'aborder l'apprentissage, un nouvel état d'esprit ". À partir de cette réflexion personnelle peut se faire une "transposition" à l'intention de l'apprenti-écrivant : les demandes minimalistes comme écrire son nom, remplir un chèque, une feuille de sécu... vont, semble-t-il, avoir une autre consonance : " dès à présent, je ne vais plus me contenter d'écrits dits minimalistes " ; " difficile (maintenant) d'utiliser "l'écrit" pour remplir un document de type administratif. " Le projet d'écrire va pouvoir aller vers d'autres horizons : " Je vais sans doute améliorer mes méthodes avec mes stagiaires en insistant davantage sur le sens donné à l'écrit , et sur les possibilités d'expliciter sa pensée en écrivant. " Cependant, cette exigence-là n'est pas entrevue par tous de façon si évidente : le conflit entre l'écriture-graphie et l'écriture-outil-de-pensée a persisté dans les esprits. Il fallait arriver à montrer qu'il s'agissait des deux faces de la même médaille. Par quels moyens ? En dépassant l'écriture pour découvrir
et utiliser la réécriture. À ce sujet, une formatrice écrit
: " la découverte de la notion de réécriture a été
positive et motivante. Je pense à présent que je pourrai
l'appliquer lors de mes ateliers d'écriture. " Une autre affirme
pouvoir s'" autoriser à pratiquer la réécriture,
sans avoir l'idée de censure ". Car réécrire c'est
manipuler de la pensée, bien plus encore que l'écriture,
puisqu'on transforme une production déjà existante. C'est
alors un moyen de travailler concrètement sur l'écrit ("
J'ai découvert qu'on peut "travailler" sur l'écrit sans trahir
son contenu. ") en prenant les brouillons des stagiaires comme un véritable
objet d'analyse, non pas dans l'optique de les corriger mais d'y chercher
des orientations d'écriture possibles : "La réécriture
permet de porter un plus grande attention à la production des stagiaires
en termes de contenu et d'implicite."
Dans quel état quittent-ils le stage ? Avec l'impression de partir "avec des éléments précis (les grilles d'analyse, la bibliographie, la pratique du traitement de texte)...", d'avoir entamé "une réflexion permanente sur le rapport écrit/oral et la production écrite" et d'être "plus à l'aise avec le fait de "jeter les stagiaires dans l'écrit" en insistant davantage sur le sens que sur la forme et sur les possibilités d'expliciter sa pensée en écrivant". D'autres partent aussi avec des projets précis : 4 formateurs citent le projet de participer à un atelier d'écriture et celui de suivre une formation en lecture. Viennent ensuite la nécessité d'un complément à la réflexion ("continuer à me former pour ne pas rester dans une situation statique") et l'animation d'atelier d'écriture (2 formateurs). D'autres évoquent enfin l'envie de faire partager leur réflexion aux autres formateurs de lÿéquipe, l'envie d'écrire, de produire des histoires de vie et des circuits-courts. Enfin certaines idées en germe avant le stage se sont concrétisées "chercher à travailler en termes de projet", "travailler avec la bibliothèque du quartier et animer un atelier d'écriture" et "ouvrir (le) journal sur l'extérieur." Des perspectives s'ouvrent donc pour les uns et les autres, des envies de transformer naissent : "il faut penser la formation en termes de transformation et non en termes d'adaptation". Des besoins se font jour, des prises de conscience fondamentales émergent : loin d'être réduite à son sens alphabétique, l'écriture n'est cependant pas le privilège de ceux qui ont le savoir (le pouvoir), elle permet à tous d'instaurer un rapport à soi et aux autres qui ne soit pas seulement utilitaire, elle permet de prendre du pouvoir sur le monde, par la possibilité qu'elle offre de le penser, de le transformer. Après avoir été déroutés, ébranlés, réticents, les formateurs sentent que l'écriture est accessible, que c'est en écrivant pour de vrai qu'on apprend à écrire, qu'on exerce sa citoyenneté, que chacun peut s'y essayer. Jo MOUREY - Anne MAHE |