La revue de l'AFL
Les actes de lecture n°58 juin 1997 ___________________
Très souvent dans les formations de formateurs que j'anime auprès de bénévoles intervenant dans les cours d'alphabétisation ou d'illettrisme revient l'éternelle question : " À partir de quel moment fait-on écrire les stagiaires ? " Il y aurait donc un bon moment, un jour J, une heure H ? Ma réponse : " Dès le premier jour ! ", est prise pour de la provocation. Comment oser demander d'écrire à des personnes qui ne savent pas lire ou très peu, qui ont souvent un graphisme hésitant, qui n'ont aucune maîtrise de l'orthographe et qui bien souvent ont des difficultés d'expression orale et des blocages par rapport à l'écrit-sanction de l'école ? Et pourtant, quelques années de pratique auprès de groupes ne maîtrisant pas les savoirs de base, ont montré que l'apprentissage de l'écriture n'était pas dissociable de l'apprentissage de la lecture. De la même façon qu'on apprend à lire en mettant les stagiaires en situation réelle de lecture, on apprend à écrire en écrivant. Il n'y a pas de moment idéal. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de travaux préparatoires ou "facilitateurs" à mener, comme il y a des capacités techniques à travailler lorsqu'on aborde l'apprentissage de la lecture parallèlement aux vrais moments de lecture. Ces exercices accompagnent cet apprentissage mais ne le précèdent pas. Avant d'aborder la présentation d'un travail que j'ai mené avec un groupe en formation durant 3 mois, d'avril à juin 1996, il serait bon de préciser les présupposés théoriques qui m'ont amenée à travailler dans ce sens. 1 - Si on apprend à lire en lisant et si on apprend à écrire en écrivant, et qu'il est tout aussi évident qu'on apprend à écrire en lisant, on apprend aussi à mieux lire en écrivant. Ecriture et lecture sont dialectiquement liées. En effet, si la lecture permet de puiser de la matière, si elle permet de s'inspirer de ce qu'on a écrit avant nous, si elle nous permet de réfléchir, en un mot de se "nourrir", l'écriture quant à elle, permet une distanciation, un recul qui aura aussi une influence par la suite sur les rapports qu'on entretient avec les textes des autres quels qu'ils soient. 2 - Il faut envisager l'apprentissage de l'écriture comme un travail de manipulation concrète de la langue. La production d'un texte ne relève pas de la magie mais est l'aboutissement d'un long travail artisanal. Elle implique une prise de risques rendant les apprentis-scripteurs plus actifs dans la construction de leurs propres savoirs. " Savoir écrire, c'est savoir changer ce qu'on a écrit " écrit Ricardou. Et donc, toute écriture suppose une reformulation, une réécriture. " Tout texte est le résultat d'une série de transformations et, en même temps le point de départ d'une infinité d'autres. " (Claudette Oriol-Boyer) 3 - Amener des stagiaires vers ce long travail implique également
d'écrire avec des objectifs précis. Ecrire pour qui, pour
quoi ? Ecrire pour écrire ou par nécessité ?
4 - Il est également essentiel, avant d'amorcer toute production, de s'interroger et d'interroger les stagiaires sur leurs représentations de l'écrit. Si le formateur lui-même n'a pas toujours une idée très claire sur ce que savoir écrire veut dire qu'en est-il des stagiaires ?
Les présupposés des stagiaires Lorsqu'on mène avec eux une discussion sur ce sujet, il en ressort
- et ce n'est pas étonnant - que l'écrit est réservé
aux gens qui "savent" écrire. Derrière ce verbe sont ancrées
toutes sortes de croyances. Il y a donc ceux qui savent et qui ont le droit
d'écrire et ceux qui ne se donneront jamais ce droit. Il y a aussi
derrière ce verbe l'idée que ce savoir est inné ou
alors réservé à une élite, ce qui revient au
même.
1 - le graphisme, c'est-à-dire posséder une écriture
aussi belle et régulière que possible.
On n'a le droit d'écrire, on ne pourra commencer à écrire qu'à partir du moment où ces trois conditions seront réunies. Et comme ce moment n'arrive jamais dans les cours d'alpha, bien évidemment, les stagiaires partent très vite du principe qu'ils n'écriront jamais. Alors, quand nous les amenons à produire des textes, ils opposent au départ une résistance farouche et ne voient vraiment pas comment ils vont pouvoir s'y prendre et nous disent souvent d'un air à la fois amusé et honteux : " il va vous falloir beaucoup de patience et de courage avec nous ! " Par ailleurs, savoir écrire, c'est être capable de produire
un texte d'un seul jet, sans brouillon, sans ratures. Quel formateur ne
s'est jamais fait rabrouer par un stagiaire parce que ce dernier était
mécontent d'avoir des ratures sur sa feuille d'exercices ! Si on
les laissait faire, ils utiliseraient des litres de correcteurs pour que
leurs écrits soient propres et jolis. Ceux qui "savent" n'ont pas
besoin de corriger, ils n'ont pas d'hésitation.
Dans tout travail d'écriture mené avec des adultes ne maîtrisant pas les savoirs de base, ils est indispensable de contrer ces représentations. Tout au long du stage, il faudra se battre contre ces croyances et imaginer différents moyens pour les amener vers le statut de "scripteur" ou d'"écrivant".
Présentation du travail Avec les nombreux groupes que nous recevons dans notre centre de formation,
qu'ils relèvent de l'alphabétisation, de l'illettrisme ou
autre remise à niveau, notre volonté est la même :
favoriser l'apprentissage de l'écrit au même titre que l'apprentissage
de la lecture.
Soyons honnêtes, faire participer des stagiaires à ce genre
de manifestation, a quelque chose d'arbitraire. Ce genre d'action qui ne
touche que le petit milieu de la formation pour adultes, ne s'inscrit dans
aucune nécessité sociale. LA encore, il peut apparaître
comme un prétexte de plus qui permet aux formateurs de se fixer
un but, d'avoir un fil conducteur tout au long de la formation, ce qui
n'est déjà pas si mal...
Mises à part ces réserves, il reste malgré tout l'intérêt d'un projet commun au groupe, mené à son terme, et surtout celui d'avoir amené les stagiaires à réfléchir sur leur apprentissage et sur l'apport pédagogique qu'implique toute production concrète inscrite dans un projet commun, même s'il est proposé par le formateur.
La méthodologie Première étape : lire pour écrire
D'autre part, d'une semaine à l'autre, pour qu'ils ne perdent
pas le fil de leur travail, un compte-rendu de la séance précédente
leur était proposé. Le cours commençait automatiquement
par la lecture de ce compte-rendu, faisant le point sur les différentes
étapes du travail, relatant les difficultés rencontrées,
encourageant ceux qui "s'essoufflaient", etc.. Ce support de lecture supplémentaire
s'est révélé indispensable.
Deuxième étape : relire pour réécrire
Pour approfondir ce travail de découverte de l'évolution
d'un texte, je leur ai distribué deux textes ou plus exactement
deux états du même texte, tapés et photocopiés
côte à côte sur une même feuille A3.
Un texte court, d'une dizaine de lignes, écrit par un ancien stagiaire. Le premier état, c'est le texte simplement "nettoyé" c'est-à-dire tapé sans fautes d'orthographe. Le deuxième état c'est donc la même histoire mais retravaillée, c'est-à-dire présentant des différences au niveau du choix du vocabulaire, de la place de certaines phrases ou de certains mots, de la disparition ou au contraire de l'ajout de certains termes ; un texte enrichi, plus correct syntaxiquement, mais encore très proche du texte initial. Dans ce texte 2, il y avait quelques ajouts et suppressions, beaucoup de remplacements mais très peu de déplacements : il aurait été très difficile au stade de leur apprentissage de leur demander de comparer deux textes trop dissemblables. Ils ont donc lu les deux états puis observé toutes les
différences. Ensemble, nous avons rempli un tableau, comportant
quatre colonnes correspondant aux quatre opérations, en notant toutes
les différences.
Les stagiaires ont pu remarquer qu'il ne suffisait donc pas de corriger les fautes d'orthographe pour améliorer un texte mais qu'il ne fallait pas hésiter à opérer certains changements. Ce travail de comparaison a été long, minutieux et passionnant. Ces apprentis-scripteurs ont vraiment pris conscience qu'écrire impliquait automatiquement de réécrire. Lorsque nous avons entamé la rédaction des textes, les stagiaires savaient déjà que le travail de reformulation était constitutif de l'acte d'écrire. Troisième étape : écrire son propre texte
4ème étape : "essayons d'aller plus loin..."
Tous les stagiaires ont réussi à rendre leur texte corrigé, retravaillé, à la date voulue. Autour de thèmes qui leur étaient proches (la vie en France, la difficulté d'apprendre à lire et à écrire, la nostalgie du pays natal, un texte sur la famille, un point de vue sur Nelson Mandela...), ils ont mené un vrai travail sur la langue écrite. Ma crainte, au départ, n'était pas qu'ils n'arrivent pas à produire quelque chose en un temps donné, mais que je ne réussisse pas à leur faire prendre conscience de ce qu'écrire représente : un travail de longue haleine sur la langue écrite, une source d'inspiration alimentée par des lectures diversifiées et un travail collectif. Trois mois, c'est à la fois très long et excessivement
court. Travailler sur un projet d'écriture avec une dizaine de stagiaires
pendant trois mois, à raison de 4 heures par semaine, cela peut
apparaître comme un luxe dans la formation pour adultes. Pourtant
il aurait fallu beaucoup plus de temps pour aller plus loin dans l'observation
des processus d'élaboration des textes, dans l'étude des
transformations qui sont mises en œuvre lors de la rédaction et
qui sont au cœur de tout apprentissage de l'écriture. Trois mois
supplémentaires auraient été nécessaires pour
que les stagiaires soient capables, et surtout acceptent, d'aller plus
loin dans la réécriture de leurs textes. Reste au formateur
à trouver les exercices intermédiaires permettant aux apprentis-scripteurs
d'entrer dans cette démarche très particulière.
Cécile CALONEC |