La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°58  juin 1997

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TABLE RONDE 


Pour les besoins de ce dossier Formation, l'AFL a fait se rencontrer Xavier Belin pour l'association EFI, organisme de formation lillois, Benoit Falaize, chargé de mission au Groupe Permanent de Lutte contre l'Illettrisme, Jean-Paul Mangon pour le Fonds d'Action Sociale. Jean Foucambert et Michel Violet les ont accueillis au nom de l'AFL.
À l'origine de cette rencontre, la volonté de mesurer les avancées et résistances qui caractérisent aujourd'hui la formation d'adultes et, dans ce cadre, la formation à la lecture et à l'écriture, le besoin de tenter d'établir avec des responsables institutionnels un état des réponses aux "situations d'illettrisme" et de chercher les perspectives d'évolution de la formation.
 

 

 
I. Illettrisme : confusion, faux sens commun, 
glissement. Quand la société détourne son regard.
 

À. Petite histoire d'un mot malmené
 

Première question, question commune. Qu'est-ce que l'illettrisme pour vous ?

La vocation de l'association EFI, c'est la lutte contre toutes les formes d'exclusion : la symbolique, c'est l'illettré. Parmi nos financeurs, la confusion est fréquente entre personne ayant été scolarisée et personne issue de l'immigration. Parmi nos partenaires, cette confusion est souvent entretenue par commodité, non pas intellectuelle mais financière.

Sur le terrain, on a 90% des personnes issues de l'immigration et 10% d'illettrés au sens un Français, scolarisé en France... Alors pourquoi ce décalage entre le sentiment qu'on a d'agir dans des zones géographiques où le taux d'illettrisme est bien supérieur au pourcentage national - quel que soit ce dernier - et le faible taux de personnes qu'on réussit à toucher. Pourquoi y a-t-il si peu de passerelles entre le monde de l'apprentissage de la lecture pour adultes et cette réalité sociologique ? " (EFI)
 

Question qui montre rapidement qu'on a besoin de clarifier ce terme qui émeut ponctuellement mais régulièrement les journaux, les couloirs des cabinets ministériels et les conversations de comptoirs. " C'est aujourd'hui une nécessité de continuer de casser le sens commun sur ce qu'on entend immédiatement par illettrisme. Chacun se croit en mesure de parler d'illettrisme parce qu'on croit savoir ce que c'est que lire, on croit savoir ce que c'est qu'écrire, on croit savoir que c'est naturel, qu'il n'y a rien de plus simple, qu'après tout "moi je sais bien donc...", cette illusion d'une connaissance immédiate constitue un problème majeur. "  (GPLI)

On amorce un retour à l'histoire qui nous conduira en 1989 et au rapport Espérandieu/Lion/Bénichou (1). Jean-Pierre Bénichou, président de l'AFL participait aux travaux de ce groupe de réflexion en tant que chargé de mission au ministère de l'Education nationale. Son discours manifestait sa distance avec le groupe et proposait de déplacer le questionnement : il nous semblait qu'" il y aurait lieu de reconsidérer l'enseignement de la lecture qui, s'il avait fait ses preuves, était peut-être daté et inadapté aux nouveaux besoins et au contexte culturel et économique. Il nous semblait temps pour l'école d'enregistrer que les lecteurs à former étaient désormais d'une autre nature." Simultanément, Jean Foucambert signait pour Libération un article intitulé "5 millions d'analphabètes" c'est-à-dire les gens dont la maîtrise technique de l'écrit ne permettait pas la fréquentation minimale selon la définition qu'en donnait l'UNESCO. " (2) L'analphabète se caractérise par l'absence technique. Immigrés ou pas, cela correspond à moins de 6% de la population  " L'illettré c'est l'envers du lecteur, c'est une question de rapport à la culture de l'écrit. Alors si l'on considère avec optimisme qu'il y a dans la société française 25% de la population faisant un usage régulier et diversifié de l'écrit, on aboutit à un taux de 70% d'illettrés dans les pays industrialisés. C'est dire que l'école a réussi dans sa mission d'alphabétisation mais échoue dans la fonction de lecturisation, traduction française de la "litteracy". "

B. Regarder le doigt qui pointe la lune
 

Cet effort de comptage, d'étiquetage, de qualification de certaines fractions de la société, revient " à innocenter complètement un système social ou un système scolaire puisque c'est finalement acceptable de conduire à la "réussite" 90% des gens. On innocente ainsi une société qui ne souhaite pas que les gens soient autre chose que des déchiffreurs, se débrouillent dans les comportements rudimentaires, mais sûrement pas dans le recours à l'écrit comme outil de pensée. Le parallèle s'établit avec les compétences de base, approfondies et remarquables énoncées par la DEP : tant qu'on n'accède pas aux compétences remarquables, on est encore illettré. On ne sait pas se servir de l'écrit puisque on n'accède pas aux raisons pour lesquelles ce texte a eu des raisons d'être écrit par quelqu'un. On est pieds et poings liés devant un écrit dont on ne comprend pas pourquoi il existe ; on a simplement la capacité de le recevoir de plein fouet. " (AFL) 
 

Ce faisant, on voit se mettre en place un mécanisme de stigmatisation d'une part de la population par une autre. " Lorsque ATD Quart Monde a introduit le premier le terme d'illettrisme pour parler d'analphabétisme, un classement "analphabètes, illettrés, lettrés" s'est effectué. Ce faisant, la catégorie sociale qui nomme et désigne opère un reclassement professionnel et déclasse parallèlement ceux qu'elle désigne comme étant l'objet de ses soins. (GPLI) " C'est aussi le moyen pour ces catégories sociales, en désignant comme illettrées des personnes qui sont très loin d'elles, de préserver un glacis. C'est une mise à l'abri formidable. La catégorie intermédiaire entre les analphabètes et les lettrés se vide ; l'écrit comme outil de pensée est nié. " (AFL) Benoit Falaize précise que " ce glissement s'opère sans intention maligne, par la simple position professionnelle des acteurs ; à ce titre le parallèle avec l'action humanitaire peut être fait : les associations comptent un grand nombre de salariés, des entreprises satellites en vivent. Le travail social est inséré aujourd'hui dans cette nouvelle forme d'intervention sociale. "
 

Concourant à cette confusion générale, la montée de termes englobants comme "Exclusion" permettent " de ne rien dire du tout : c'est presque aujourd'hui une hérésie de rappeler que l'illettrisme est une toute petite partie en conséquence d'une situation sociale que tout le monde connaît mais qu'on ne dit plus. Comme si devenaient innommables les inégalités de tous et l'inégale distribution des compétences et des savoirs, des inégalités socialement déterminées. " GPLI) Cette manière de dire - ou de ne pas dire - éclaire une évolution de la société " le monde du travail qui évolue, des associations caritatives qui s'installent et qui deviennent de véritables professionnels de l'assistance " et traduit " ce que Bourdieu décrit avec à la fois l'expansion du nombre de diplômés et la dévaluation corrélative des titres : des gens travaillent dans le social qui constitue un nouveau marché du travail.
 " (GPLI)

C. Parler de culture de l'écrit
 

Comment échapper alors à cette entreprise redoutable de construction par la langue d'une sorte de glacis qui protège ceux qui qualifient les autres d'illettrés et qui imaginent pour eux des "remèdes" ? En choisissant d'aborder l'illettrisme comme " la loupe qui nous permet de parler d'un faible taux général de lecteurs dans la société, et d'un mauvais rapport à l'écrit très présent dans l'ensemble de la population. " (AFL) En interrogeant d'abord, comme le fait le GPLI, le rapport à la culture écrite de l'ensemble de la société : " le GPLI essaie d'aller contre l'émotion périodiquement suscitée par les médias et les politiques et contre les aveuglements car il y a de moins en moins d'illettrés - si on avait fait des études dans les années 45-50 on aurait été surpris du nombre de gens incapables de lire et d'écrire. On contextualise donc la définition de l'illettrisme. On essaie de prendre en compte, non pas tant le fait que les gens ne sachent pas lire et écrire, mais le fait que cela constitue aujourd'hui un phénomène de société. C'est lié à ce que l'on a cru être des modifications du monde du travail à partir des restructurations des années 70. Mais aujourd'hui cela constitue un scandale précisément parce qu'ils sont rendus d'autant plus visibles qu'ils sont moins nombreux et que cette vivibilité est renforcée par les mutations en cours ou par ce qu'on suppose être les mutations en cours. 
On ne parle plus d'illettrés mais de personnes en situation d'illettrisme pour parler de moment d'une histoire individuelle et collective. " On s'intéresse beaucoup plus à la relation et aux rapport à l'écrit qu'entretient l'ensemble de la société française et en son sein les différentes couches sociales. C'est une définition intéressante car " elle donne à réfléchir non seulement sur les pratiques illettrées mais aussi sur les pratiques lettrées. Quel est notre propre rapport à l'écrit ? quelles représentations a-t-on des gens dont on dit qu'ils ne possèdent pas les fondements minimaux ? et quelles représentations a-t-on des fondements minimaux, des bases nécessaires ? Et donc cette césure qui semble très importante entre "lire, vraiment lire" dans le sens d'une émancipation personnelle et collective et "lire pour être opérationnel sur un outil de travail". 
Finalement dire qu'il y a 70% d'illettrés, c'est une manière de rappeler : de quel écrit parle-t-on ? " (AFL)

 

II. La formation : pour quoi, pour qui ? 

 

À. Que devient la fonction socialisante de la formation ?
 

Aller vers la maîtrise de la langue et la maîtrise des compétences approfondies dont parle la DEP a des conséquences dans le quotidien, dans le professionnel. On ne travaille pas l'un sans l'autre mais " le discours tenu actuellement n'est pas celui-là. L'idée de la promotion sociale qui était présente dans la loi de 1971 (3) a complètement disparu au profit de la formation professionnelle. La formation générale a disparu alors que ça pouvait être un moteur pour un individu, pour son avenir... " (FAS) Il reste que si les orientations de politique générale font reculer l'objectif de socialisation, certains organismes sur le terrain parviennent à imposer cette entrée " en accueillant sur des stages comme l'"Atelier permanent de formation de base" des mères au foyer, des retraités qui sont en difficulté de lecture et qui viennent sur une démarche complètement étrangère à la démarche économique. " (EFI) C'est pour ces organismes un moyen d'affirmer une ligne de conduite, une éthique de formation : dans une association de formation comme EFI " le plus important n'est pas tant les capacités d'apprentissage que la fonction socialisante des formations. On voit des groupes de femmes maghrébines constituer des réseaux de solidarité et savoir se débrouiller pour acheter moins cher, obtenir le soutien scolaire, etc. Il s'opère là une forme d'intégration qui est un effet secondaire mais qui n'est pas le moins important. C'est un effet induit majeur de la formation qui ne correspond pas à la demande première d'alphabétisation mais qui est bien réel. " (EFI) 
 

L'absence de travail rend la situation paradoxale : pourquoi ne pas utiliser les stages pour autre chose que la préparation d'un avenir de "travailleur" plus qu'hypothétique ? Pourquoi ne pas utiliser le stage pour autre chose, la construction d'une prise sur le présent par exemple. Faisons le pari que ce travail s'accompagnerait d'un changement de statut des individus dans la société. Ce travail qu'amorce en partie l'association EFI contient aussi ses limites institutionnelles. " L'association est implantée dans un quartier très jeune, plaque tournante de la drogue, où 30% sont chômeurs, 20% immigrés et 15% RMIstes. Dans quoi EFI peut-elle s'inscrire ? En épaulant, par un journal, des stagiaires et de manière plus concrète, en épaulant des comités anti-expulsion. Mais l'association fonctionne avec de l'argent public ; peut-on aller plus loin sans le détourner de ses fonctions ? " (EFI)
 

On revient toujours à l'emploi qui est au cœur du problème au point qu'au GPLI, " certains pensent qu'une politique volontariste consisterait à choisir de socialiser par l'entreprise : l'argent dépensé pour réunir les stagiaires plusieurs fois par mois pourrait être transféré pour les intégrer à l'entreprise, y compris en surplus de poste, pour asseoir une immersion de l'individu dans la société et pouvoir accrocher une formation à cette condition retrouvée de salarié. " Cette extension de l'alternance à des publics en situation d'illettrisme et qui sont considérés comme étant hors marché de l'emploi pourrait constituer une réponse à la contradiction majeure : la demande première, c'est de l'emploi, la société peut fournir - et de plus en plus difficilement - de la formation.
 

B. Quand l'économique dicte les politiques, l'étau se resserre
 

Un seul point de mire pour la formation en Europe : l'insertion professionnelle directe. " 
Il faut d'abord énoncer le paradoxe institutionnel dans lequel nous naviguons aujourd'hui : les contraintes budgétaires nationales et européennes incitent à la prise en compte de l'illettrisme dans le cadre de formations destinées très précisément à l'insertion professionnelle. Le deuxième plan du paradoxe c'est que "lutter contre l'illettrisme", tout le monde sait que ça ne résout pas le problème du chômage. " (GPLI)

Tout se passe comme si, lorsqu'on parle d'illettrisme et d'emploi, on cherchait à établir une correspondance logique : l'un doit être responsable de l'autre et " l'idée dominante consiste à faire de l'illettrisme la cause de l'exclusion. " On retrouve à l'œuvre la confusion déjà évoquée : le FAS précise qu'" il y a d'une part une première confusion entre les capacités et les compétences des individus, et d'autre part, l'exploitation par l'environnement social et économique de l'étroite articulation entre qualifications et emploi pour rendre encore plus difficile l'accès au travail des personnes faiblement qualifiées. Une agence locale pour l'emploi peut, dans ce contexte, ne pas recevoir des personnes en situation d'illettrisme puisqu'elles ne trouveront pas de travail ! Il y a confusion entre la compétence individuelle et l'environnement social et économique dont la personne n'est pas responsable. " (FAS)

Ira-t-on jusqu'à parler d'un aveuglement des esprits face à ces conditions nécessaires d'accès à l'emploi, comme des préalables posés pour justifier qu'on laisse sur le bord de la route, dans le fossé... qui se creuse ? Le FAS précise que " dans la manière dont les entreprises peuvent voir les immigrés, les personnes sans qualifications et qui justement ne maîtrisent pas bien la langue, quelques jalons sont posés :  on voit bien que dans un certain nombre de métiers, des personnes immigrées ou françaises qui maîtrisent mal l'écrit arrivent à avoir des postes non négligeables. La Fédération du bâtiment a exprimé le besoin d'une formation linguistique pour la moitié de ses grutiers. Ce sont d'excellents grutiers, il n'y a aucun problème sur les chantiers, mais une norme européenne exigera bientôt de tous qu'ils sachent lire, transmettre les consignes. C'est l'environnement social et économique qui fait monter l'exigence sur la maîtrise de la langue et non pas l'environnement professionnel. " S'engage alors sans doute la responsabilité des opérateurs de formation pour profiter de ces cadres et mettre en œuvre des logiques de formation poussées, dépassant la seule adaptation à la demande, le strict usage des écrits de la branche. Et cela est difficile parce qu'" en France, la formation est liée à l'entreprise. L'entreprise forme mais pour adapter les gens à l'emploi. " (FAS) 

De cet ensemble se dégage une contradiction - à moins qu'il s'agisse d'une subtilité (4) - concernant les immigrés : les autorités font de la formation linguistique la priorité ; la manière de traiter cette priorité - des stages où la langue ne se rencontre pas dans ses usages, où elle ne s'expérimente pas dans ses effets - fait passer à côté d'une intégration plus socialisante, une intégration par l'économique. 
 

Peut-être en conséquence de ce durcissement des préalables à l'emploi et des difficultés à articuler des contenus de formation à un réel un tant soit peu tangible, il semble qu'on s'achemine vers une politique de prévention à la perte d'emploi : la question sur laquelle réfléchit l'association EFI par exemple, n'est pas " comment faire entrer à nouveau dans le monde du travail quelqu'un qui est en situation d'illettrisme mais bien plus comment l'y maintenir.
 "
 

Quand l'économique tire les ficelles 
Les règles du jeu économique qui régissent la formation, qu'il s'agisse des financements des organismes de formation ou des conditions d'accès aux stages pour les individus connaissent un infléchissement net qu'il faut décrypter. Le milieu de la formation sort d'une période où la paix sociale s'achetait par la mise en œuvre massive de stages, l'intégration de stagiaires contribuant à infléchir la courbe du chômage. D'un stage à l'autre, la politique de file d'attente se mettait en place. Aujourd'hui les contraintes budgétaires pèsent fortement sur le changement de politique : l'incitation à l'accession à l'emploi prévaut. " La démarche des financeurs n'est pas de résoudre le problème au fond, ce qui conduirait à s'interroger sur la crise, y a-t-il crise ?, d'où vient le chômage ? etc. Le problème des financeurs est d'être efficace, d'assurer des retours sur investissements rapides.

Lorsque l'état finançait 100 stages, les 100 "bénéficiaires" étaient globalement contents. Certains allaient vers l'entreprise, d'autres pas et d'autres repartaient dans le circuit. Aujourd'hui, il n'y a plus que 40 financements, 60 personnes restent de côté. On mise sur les 40 personnes pour qui il faut une solution parce qu'il sera d'autant plus impossible de les maintenir dans la position de stagiaire qu'on aura laissé les 60 autres sans réponse. " (EFI)

Une nouvelle forme de sélection et de distinction se met en place entre ceux qui seront les "privilégiés" du sauvetage social sur qui - parions-le - on fera peser la pression psychologique du devoir d'insertion professionnelle et ceux qui n'ont pas eu cette "chance", un jour, d'être stagiaire ! 
On est toujours dans la logique affirmée d'une formation au service de l'insertion professionnelle rapide parce qu'on attend des effets immédiats des investissements. C'est l'économique qui est à la barre. Et pourtant, il ne s'agit pas d'un rationalisme économique à la hauteur des événements note l'association EFI. " L'évolution de notre société fait qu'un métier sur deux change tous les quatre ou cinq ans, c'est-à-dire qu'il y a une évolution très rapide des contenus professionnels. Or, il n'y a pas de préparation à ces évolutions.
 "
 

À quoi pense-t-on pour leur apprendre la langue ? 

Il semble que plus les gens sont en situation précaire plus on s'y prend mal pour leur apprendre la langue. Jamais on n'enverrait un cadre à l'étranger sans s'assurer qu'il parle la langue et l'on trouve les moyens en quelques semaines de la lui faire maîtriser convenablement. On ne peut être que stupéfait de la médiocrité des résultats concernant les immigrés. Adopter des techniques maîtrisées en laboratoire de langue pour permettre à tout immigré de parler la langue ne constitue pas un problème. Mais la dénégation des capacités et des compétences permet de maintenir en état de sous-qualification, de sous-rémunération et de non intégration. " 
L'AFL poursuit en s'interrogeant sur les modèles d'apprentissage de la langue qui sont en œuvre dans la formation des analphabètes :  sans doute trouve-t-on dans la formation d'adultes " la confusion qu'on trouve dans la pédagogie de l'écrit. Voir l'écrit comme un système de notation de l'oral et  se dire qu'apprendre à lire, c'est apprendre ce passage et le fonctionnement de ce système de notation conduit à enseigner un oral qui n'en est jamais vraiment et de l'écrit qui est un oral transcrit. On travaille au pire endroit, où on ne fait ni l'un ni l'autre. On aurait  tout intérêt à faire rencontrer l'oral d'abord pour lui même c'est-à-dire pour un système linguistique qui a le plus d'autonomie possible.
Tout ceci repose sur l'idée qu'il y a une langue : il y a des usages de la langue ; on ne rencontre jamais la langue. On rencontre un usage de la langue qui est l'oral ou qui est l'écrit et c'est à travers l'exercice de ces usages qu'on peut accéder au fonctionnement d'un système. Ce système, c'est la langue. On ne travaille pas sur le système mais sur ses usages. "        
 
 

III La formation : comment ?
 
 

1. Il n'y a pas de lien entre difficulté de lecture et chômage 

Le GPLI alerte sur la fallacieuse " adéquation qui est faite entre le fait qu'un individu "ne sait pas lire/ne sait pas écrire" et le fait qu'il est au chômage. Aucune étude ne permet de l'affirmer. La difficulté pour ces gens à trouver du travail tient moins au fait qu'ils ne savent pas lire et écrire qu'au fait que les employeurs en font un critère d'embauche. Ce sont les représentations patronales et de l'entreprise qu'il faut ici interroger. " L'association EFI ajoute qu'il ne s'agit évidemment pas de nier le fait que " des personnes sont en difficulté professionnellement du fait de leur non maîtrise de la lecture et de l'écriture. Les mutations technologiques extrêmement récentes liées aux nouvelles technologies de communication, et informatiques, les changements organisationnels au sein de l'entreprise (la réduction de l'échelle hiérarchique, par exemple) sont des vrais problèmes posés aux personnes en situation d'illettrisme. "
 
 

2. Analyser les besoins, ne pas stigmatiser les publics, individualiser les réponses 
 

Face à ce raccourci pratiqué dans le domaine de la formation au travail, faut-il revenir aux clarifications précédentes et les convertir en manières de concevoir et d'agir ? On a vu comment "Illettrisme et analphabétisme" devraient nous renvoyer à la familiarité avec l'écrit, le rapport avec la culture écrite en général ce qui peut conduire le FAS à exprimer ainsi l'une de ses priorités : " éviter de ghettoïser les personnes étrangères vivant en France et éviter de faire de l'apprentissage initial de la langue un domaine à  part. D'autres personnes, françaises, scolarisées en France ont aussi des problèmes de langue. Le FAS souhaiterait qu'on puisse globaliser l'approche de la maîtrise de la langue afin de créer des passerelles. " On a vu également comment l'approche de l'illettrisme se centre sur l'individu, correspondant à un moment de son parcours personnel, ce qui nous conduira à retrouver une préoccupation forte : " ne pas annuler les différences. "

Cette approche globalisée aurait pour conséquence soit de réduire la spécificité des publics auxquels les différentes institutions se consacrent ou bien d'imposer une cohérence dans la manière de construire la pédagogie de la langue à l'échelle du territoire, au moins. Vers une charte commune des choix pédagogiques en matière de maîtrise de la langue ? 
Mais très vite, on perçoit les limites institutionnelles et financières de telles propositions, l'échiquier actuel associant organisme/public spécifique/moyens : le FAS précise que " les jeunes issus de l'immigration, ayant été scolarisés en France, peuvent avoir des problèmes de l'ordre de la maîtrise de la langue. C'est alors le problème de l'ensemble de la société et de l'adaptation du système éducatif et pas celui du FAS spécifiquement. "

Les courants pédagogiques qui innervent les dispositifs de remédiation scolaires ou en direction des adultes  sont présents dans les réflexions. Le FAS exprime sa volonté de " regarder de près comment des individus peuvent progresser par rapport à la maîtrise de la langue française. Mesurer, définir des objectifs, des choses qui peuvent être travaillées en commun. "  Etape diagnostique.  

Et poursuivant : " Il y a une différence importante entre des personnes scolarisées en France et à l'étranger, ceux qui ne l'on pas été. Il y a par ailleurs les personnes qui ont suivi une scolarité poussée dans leur pays. Les besoins et les méthodes doivent être différents. On ne peut pas passer à côté de l'analyse personnalisée des besoins des gens. " Pédagogie différenciée et parcours individualisé. 
 
 

IV.Perspectives 
 
 

1. Expérimentations et diffusion

Considérant qu'on apprend la langue en la faisant fonctionner et qu'on accède à sa fonction d'analyse de la réalité en l'exerçant sur le réel, on n'a guère intérêt à dissocier contenus et apprentissage de l'instrument... Aujourd'hui, c'est sous forme d'expérimentations que le FAS conduit des formations sur le lieu de travail avec les équipes réunies dans leur diversité de statuts et de fonctions. " Il s'agit d'une forge de 250 salariés. La formation d'opérateurs de très faible niveau - 74% sont d'origine étrangère - a été très articulée avec l'analyse des dysfonctionnements et des conditions de travail et ses relations (causes et effets) avec l'apprentissage de la langue. On a pu constater une évolution du changement d'attitude des chefs d'équipe, une participation à la formation avec les équipes. " Restent que les conditions qui ont permis la réalisation de ce qui apparaît dès lors comme une expérimentation sont lourdes : " un chargé de mission pour le montage a été  financé par le FAS pendant un an ; le directeur était conscient des mutations du travail en cours, il voulait former ses salariés - y compris de bas niveau - pour les maintenir dans l'entreprise, et voulait  dynamiser son équipe d'agents de maîtrise, un syndicat a dynamisé les salariés. L'organisme de formation était prêt et compétent. Cela a fait beaucoup de paramètres pour aboutir mais cela a abouti. Il y a eu des échecs aussi : en Ile de France et en Lorraine, des lenteurs en Nord Pas de Calais. Des choses peuvent se mettre en place mais de manière expérimentale tant l'énergie dépensée est grande. De là à parler de diffusion... "
 

Le GPLI, quant à lui, travaille à capitaliser ces expériences, à relier les actions de formation à la recherche universitaire.

Une des perspectives, pour l'association EFI, semble que la formation soit gage d'insertion à la fois sociale et professionnelle : " Le stage "Lecturisation/restauration" demande un investissement des personnes concernées, constitue un système complexe mais intéressant : Les personnes en situation d'illettrisme sont prises en charge à la fois, sur le ressort "nouvelles qualifications" et sur leur accompagnement dans l'entreprise. L'entreprise formative paie le centre de formation sur la montée en qualification, les retours en centre sont uniquement et également pour travailler sur la lecturisation. Ce type de stage fait accéder à des ressources supplémentaires au titre de l'innovation ou de l'expérimentation mais les moyens restent très faibles néanmoins.
 
 

2. Quel est notre optimisme aujourd'hui ? 

L'optimisme, si on le trouve dans les propos tenus lors de cette rencontre, est manifestement réservé... Optimisme de survie pour les organismes de formation " qui sont pris dans un étau qui en a vu 8 000 disparaître depuis 4 ans sans pour autant que cela corresponde à une concentration en faveur de centres forts. Cela correspond plutôt à une chute du nombre de formateurs. La profession est très précaire. Il n'y a pas de réaction parce qu'il y a démarche d'instrumentalisation. On a des missions à remplir, on est payé pour cela. L'optimisme, c'est d'être en vie aujourd'hui. Et d'espérer être en vie demain. (EFI)

L'optimisme se situe dans le travail effectif, sur le terrain " lorsqu'on suit une personne pendant 6 mois ou 1 an c'est moins ses performances en lecture, même si on n'a pas à rougir des résultats, que de voir la progression de la personne au bout de 6 mois, 1 an. Est-ce qu'elle est sortie d'un statut d'exclus ? Est-elle entrée dans une vie normale, dans une dynamique sociale ? " (EFI) Il faut miser sur la durée, la permanence des dispositifs et des professionnels. C'est la condition pour commencer à travailler en profondeur.

Optimisme dans les hommes et dans leur capacité à occuper les interstices du système. " Ce qui sauve c'est le dévouement des personnes que ce soit les formateurs ou dans le secteur associatif. Un dévouement personnel qui dépasse largement la stricte attention à l'apprentissage de la lecture. Les partenaires sociaux, à travers des expérimentations, se sentent concernés par cette question. À Nancy, avec la CFDT, ou ailleurs encore lorsque des entreprises de plasturgie ont pris des initiatives pour éviter le chômage des " bas niveau de qualification". Chaque fois que des gens arrivent à faire fonctionner des choses intéressantes, tout se passe comme si l'administration travaillait contre l'administration pour faire avancer un projet, que le chef d'entreprise était atypique dans le monde de l'entreprise, que les syndicats eux-mêmes acceptaient l'idée qu'il y a, parmi les salariés des personnes en grosse difficulté. Tout se passe comme s'il fallait que chacun travaille contre son propre camp et utilise les failles de celui-ci. " (GPLI)
 
 

V. Deux questions pour conclure

La résignation est-elle aujourd'hui si grande qu'on n'a plus besoin d'acheter la paix sociale ?

La paix sociale s'achète toujours. " Elle s'appuie aujourd'hui sur un discours qui s'organise en direction des institutions et organismes de formation : " Il faut travailler à l'emploi, rechercher de l'emploi, accompagner les gens par un système de parrainage. " Il est complété en direction des bénéficiaires de la formation par une pression psychologique " il faut que les gens se dynamisent, sous-entendant que s'ils ne trouvent pas d'emploi, c'est peut-être qu'ils n'ont pas été assez investis dans la formation. " (FAS) à l'autre bout de la chaîne, l'argent non investi dans les stages a fait l'objet d'un transfert en direction des entreprises sous la forme d'allégement de charges qui se veut une incitation à la création d'emplois. 
 

Y a-t-il encore de la place pour l'idéologie ?
Les organismes de formation, pour peu qu'ils soient implantés dans la réalité sociale de leur quartier peuvent constater qu'il existe aujourd'hui, dans certains endroits, deux sources politiques investissant les structures de formation comme un des nombreux éléments du tissu social : " les catholiques qui sont sur le terrain, ont des démarches différentes, vont au-delà de la stricte prise en charge des publics en difficulté en essayant de mettre en place des réseaux de solidarité, et d'autre part les nationalistes du Front National qui prennent le pouvoir par les associations au sein desquelles se déploie le discours de la préférence nationale. 
Que peut-on faire ? " (EFI) Constater qu'il y a de la place pour des actions idéologiques et s'interroger sur le sentiment d'impuissance qui semble habiter les organismes portés par les idées de gauche dont on dit " qu'ayant profité largement du système dans les années 80, aujourd'hui, ils sont gentiment instrumentalisés, ils sont au garde à vous, ils mangent dans la main qui les nourrit et qu'il ne se passe plus rien. " (EFI)
 

Mais pour quoi forme-t-on ces gens ? À quoi cela sert-il ? Quel but cherchons nous à atteindre ? Et quel pouvoir conférons-nous à notre travail d'acteur social ? Quel enjeu mettons-nous tous dans notre action professionnelle ? " Quel est le degré de résistance des réseaux de formation. Les ouvriers polonais apprenaient à lire en travaillant, avec leurs collègues de travail et ils "prenaient" de la conscientisation en même temps que de l'alphabétisation.  Aujourd'hui, en ayant séparé cette fonction "alphabétisation" de l'emploi et en la conférant à des gens qui sont en situation précaire eux-mêmes on est sûr que ce qui va s'enseigner dans ces cours d'alphabétisation c'est savoir remplir la feuille de sécurité sociale, savoir signer un chèque. Quelque chose qui devrait mettre le feu au stage dès qu'il débute " (AFL) alors qu'on pourrait imaginer dans toutes les formations des cours d'économie politique dont l'objectif serait d'aider à comprendre les causes réelles du chômage. 

Si la professionnalisation de la formation et la pression économique très forte qui pèse et fait craindre les retraits de subventions, les licenciements... permettent de comprendre cette situation, on peut parier que nombreux sont ceux qui " sentent la nécessité de construire avec les gens des outils qui leur permettent de comprendre un fonctionnement social pour le moment masqué sous la fatalité, la crise et les restrictions budgétaires... "

Faut-il parler de dépolitisation ? " Plus sûrement de la certitude que les structures traditionnelles porteuses du changement, les partis politiques, sont complètement obsolètes. On est un peu dans la situation des années 30 : la SFIO inexistante, qui ne se positionne pas sur les problèmes importants parce qu'elle est coincée dans des stratégies de conquête et de sauvegarde, et des intellectuels qui se sentent enfermés dans des structures de pensée. " 
 

                                      
Nathalie BOIS
 

(1) Des illettrés en France : rapport au premier ministre. La documentation française. Paris : 1989 

(2) in : De l'illettrisme : état des lieux de la recherche universitaire concernant l'accès et le rapport à l'écrit, Centre INFFO, Paris 1995. " On considère aujourd'hui comme relevant de situation d'illettrisme des personnes de plus de seize ans - âge légal de fin de scolarité obligatoire en France - ayant été scolarisés, et ne maîtrisant pas suffisamment l'écrit pour faire face aux exigences minimales requises dans leur vie professionnelle, sociale, culturelle et personnelle. Ces personnes qui ont été alphabétisées dans le cadre de l'école, sont sorties du système scolaire en ayant peu ou mal acquis le goût de cet usage. Il s'agit d'hommes ou de femmes pour lesquels le recours à l'écrit n'est ni immédiat, ni spontané, ni facile, et qui évitent et/ou appréhendent ce moyen d'expression et de communication. "

(3) référence à demander à JP Mangon. 

(4) Le Fas mentionne qu'il est de plus en plus interpellé par les cas de discrimination à l'embauche.