La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°59  septembre 1997

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Le lien SOCIAL

Au point de départ, une réflexion sur le lien social hier et aujourd'hui. Immédiatement cet "hier" et cet "aujourd'hui" du lien social s’associent pour moi À la notion d’histoire ; car c’est l’histoire qui donne cohérence À la réalité temporelle des hommes, aux liens sociaux qui les animent. Du rapport de citoyenneté tel qu'il s'inaugure dans la Grèce du IVème siècle av. J.C. aux rapports de citoyenneté tels qu'ils se développent dans les sociétés industrielles de la fin du XXème siècle, du mode de production esclavagiste de la Grèce antique au mode de production marchand des sociétés contemporaines, des survivances de structures familiales claniques, objet d'étude de l'ethnologue, dans tel ou tel espace géographique, À la famille nucléaire voire mononucléaire étudiée par le sociologue, c'est bien l'histoire qui est convoquée pour démêler l'unité contradictoire de ces formes diverses de liens sociaux et d'humanité.

 

Histoire et historicité

Cependant, dès lors que l'on a dit histoire, qu'a-t-on dit ? Sans nul doute cette profonde unité de l'humanité qui faisait dire À Térence " je suis homme : rien de ce qui est humain ne m'est étranger ". Mais c'est bien lA que commence le problème car si rien d'humain ne m'est étranger le seul mot Histoire ne suffit pas À me faire découvrir les différents sens qui relient dans le temps les hommes entre eux, tout en les différenciant profondément d'une période À une autre, d'un espace À l'autre, d'un individu À l'autre. Le mot Histoire ne suffit pas À me donner la clef de ce qui en moi, en ce "je" qui est en train de parler d'histoire et d'humanité, me lie et me relie À ces autres "je" passés, présents et À venir. Non seulement le mot Histoire ne me donne aucune clef pour élucider cette question mais plus encore le mot Histoire me plonge dans la perplexité de cette universalité et de cette continuité humaine À travers le temps où j'ai grande difficulté À découvrir ce qui me fait profondément différent de toute autre humanité. Car si "rien d'humain ne m'est étranger", j'ai toutefois le sentiment d'être une exception au monde : exception temporelle tant par rapport À l'humanité antérieure, que par rapport À l'humanité actuelle : "JE" n'est vraiment pas comme les autres. Bref, ce fil conducteur, ce continuum que semble désigner le mot histoire s'oppose profondément À l'intime conviction dont chaque homme est porteur qu'il est original au sens où, par ses actes, il est, dans cette histoire, origine de quelque chose de nouveau, qu'il inaugure par rapport À l'humanité passé mais aussi par rapport À l'humanité présente. Et précisément cette profonde conviction inaugurale nous semble être le lieu où se noue le lien social et l'histoire : il s'agit bien pour tous les hommes d'in-augurer. Il s'agit pour l'humanité comme pour chaque individu qui la constitue de trouver la puissance de savoir l'avenir de l'humanité, de savoir son avenir (augurare : prédire, présager) À partir de son présent et de son passé (in : dans) dont il sait qu'il fut un jour un avenir et puis un présent pour d'autres hommes. Le mot histoire prend alors une nouvelle consistance car il indique une contradiction : savoir que ce dont est fait aujourd'hui fera demain sans pour autant savoir de quoi sera fait demain. C'est ainsi que du thème "le lien social hier et aujourd'hui" qui suggère la notion d'histoire, le titre de ce texte se formule en "historicité du lien social". Ce dont il était question c'est moins de penser l'histoire comme le champ clos d'un temps continu où les actes humains prennent cohérence, que comme une cohérence d'actes déjA posés que tout acte nouveau remet en cause en exigeant de nouvelles cohérences.

Si je préfère À l'"hier" et l'"aujourd'hui" ou À histoire le concept d'historicité c'est, précisément, pour spécifier cette forme du temps qui est propre aux hommes. En effet, le concept d'historicité indique comment le temps historique n'est pas seulement pensée du temps (histoire biologique, histoire de la matière…) mais en quoi il est surtout le produit de l'activité humaine concrète et de ses transformations. Emerge alors un autre problème : celui du rapport que les hommes entretiennent À leur activité, celui de la façon dont les hommes s'inscrivent dans le temps historique, l'hier et l'aujourd'hui par et dans leur activité. C'est probablement lA que se joue la question du lien social. Dans La Politique, Aristote écrivait " Si les navettes tissaient d’elles-mêmes, et les plectres pinçaient tout seuls la cithare, alors ni les chefs d'artisans n'auraient besoin d'ouvrier, ni les maîtres d'esclaves ". Intuition géniale de la conscience de l'historicité dans la consistance de l'activité humaine. Aristote signale que c'est À l'intérieur de l'activité que se constitue le lien social entre les hommes, que c'est la transformation de l'activité qui modifie le lien entre les hommes. Dès lors, la question du lien social nous invite À interroger les formes de l'activité humaine dont une des déterminations centrales est désignée sous le concept de travail.

 

Historicité du lien social : le travail

De la même façon que la notion d'histoire, la notion de travail est plus large que le concept de travail humain. Concept de la physique, le travail signifie le mouvement lié À l'application de forces de directions différentes, le travail s'applique aussi À certaines formes de l'activité animale : "un travail de fourmi" mais aussi le travail des abeilles ou encore le travail du chien de garde ou du chien de berger. Mais le travail humain par rapport À ces formes de travail est de nature différente dans la mesure où il est marqué par la double détermination de l'activité et de l'historicité. On sait combien est élaborée l'organisation du travail chez les abeilles, on sait combien cette forme d'organisation a fasciné non seulement les entomologistes mais aussi les poètes, voire les savants ingénieurs en organisation du travail. Mais ainsi que le signalait Marx au livre 1 du Capital : " Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement À l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent À celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. " Si l'on a pu ignorer comment était organisé le mode de travail et de communication des abeilles, jusqu'au travaux de Von Frisch en 1933, cette ignorance n'empêchait pas les abeilles de fonctionner de façon identique depuis des millénaires : point d'historicité de l'activité. Une simple répétition immédiate du travail de l'abeille sur la nature, une simple détermination génétique tant de l'activité que de la division du travail entre éclaireuse et butineuse.

Avec les hommes cela se complique car le travail s'incarne dans autre chose que les individus de l'espèce. Le rapport qu'instaure le travail entre l'homme et la nature n'est jamais un rapport immédiat : seul l'homme doit produire des outils pour parvenir À soumettre la nature À ses propres besoins. Ainsi assistons-nous À un double mouvement qui consiste en la production d'outils, de moyens de production, afin de produire de quoi satisfaire les besoins biologiques de l'homme. Ainsi de biologiques les besoins de l'homme deviennent sociaux : il faut satisfaire À un double besoin, celui de produire pour consommer mais aussi celui de consommer pour produire. De l'outil le plus rudimentaire comme le galet brisé jusqu’À la machine À tourner et fraiser À commande numérique, nous assistons À une activité spécifiquement humaine qui consiste non point À produire des actes en fonction d'une fin immédiate mais au contraire À s'inscrire dans une finalité différée où le but de l'acte présent se trouve toujours déjA dans d'autres actes À venir qui produiront ce pourquoi cet acte a été exécuté. Prenons cette activité simple et ancestrale qu'est la production du pain, le pain qui fut pendant longtemps la base de l'alimentation : farine, eau, levure. Recette simple s'il en est. Mais regardons de plus près. Farine : production de blé, elle évoque pour moi ces leçons d'histoire de mon jeune âge, sur le Moyen-Age : l'araire et la houe, l'assolement… cela évoque aussi pour moi les vacances À la campagne, en Provence et les premières moissonneuses-batteuses-lieuses, machines monstrueuses où une équipe de cinq paysans permettait de moissonner des hectares de blé. Farine : travail du menuisier, du ferronnier qui ont fourni les outils pour semer, pour récolter, pour moissonner. Si le pain, des Evangiles À la littérature classique accède À une valeur symbolique véritablement sacralisée c'est qu'il joue, depuis des millénaires, le rôle de l'alimentation de base. Ce qui échappe souvent, cependant, c'est l'ensemble du processus de travail, des outils, des actes différents qu'il a fallu produire et l'engagement de la pluralité d'individus que concrétise ce pain que l'on découpe précieusement sans en perdre une miette. Et c'est probablement la complexité du lien social et sa transformation qu'incarne le pain qui en fait sa valeur symbolique déjA dans l'origine du christianisme. Bref, ce qui fait lien social, c'est moins la relation qui s'instaure d'un individu À un autre que le travail qui fait qu'aucune activité individuelle, aucun acte qui constitue cette activité, n'a de sens pour soi. Le sens, et telle est la signification de la production d'outils, du plus simple au plus complexe, se constitue dans l'autre activité, dans l'autre producteur, dans l'autre individu. En retour, ce qui fait lien social c'est que chaque activité, chaque producteur, chaque individu doit lui-même produire les sens de son activité dans et par les autres activités dans et par les autres producteurs. Dès lors, ce que peut désigner la notion de lien social, c'est moins la façon dont se noueraient des relations entre les individus que le fait que chaque individu est lui-même le produit du rapport social et de ses transformations. Il en résulte, ainsi que l'exprimait le jeune Lacan dans sa thèse de 1932 sur "La psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité" que l'individu lui-même est un réseau de relations sociales. En effet, l'individu humain advient À la vie dans un monde déjA totalement humanisé : les outils existent qui imposent un mode de division du travail, des types de rapports sociaux. Tout le processus de développement de l'individu consiste À s'approprier les sens de cette réalité sociale. Mais cette appropriation engage un double mouvement : en se soumettant aux actes qu'imposent les outils et le travail, l'individu se transforme, il devient en lui-même ce réseau de relations sociales qui lui préexistait de façon purement extérieure ; mais en s'appropriant ces sens, il transforme ces sens sociaux en de nouveaux sens pour les autres et pour lui-même. Tel est bien le processus par lequel le travail humain est moteur du développement d'une conscience sociale individualisée et en retour suppose des consciences individuelles sans cesse resocialisées. Cette mise À distance des actes par la conscience est ce qui donne consistance au développement du lien social : ce que faisaient mes parents est À la source de ce que je fais aujourd'hui, mais ce que je fais aujourd'hui est en rupture avec ce que faisaient mes parents et produit de l'avenir. Au sens fort de la belle formule de Rimbaud : " Je est un autre ".

 

Travail, langage et dialogicité.

C'est sur la base de cette historicité en acte du développement du travail comme activité spécifiquement humaine que la conscience se concrétise dans le langage. Avec le langage s'agit-il de communiquer au même titre que l'on parle du mode de communication animale ? À la différence des modes de communication animale, le langage humain, tout comme le travail humain, est producteur de sens nouveaux. En effet, ce que vise le langage en son énonciation, c'est l'autre. Mais plus encore en entrant en rapport avec l'autre chaque individu découvre un sens nouveau pour lui. Dès lors, l'entrée dans la langue, tout comme le travail, impose À chaque individu de se constituer lui-même comme rapport social. "JE" s'adresse À vous par un discours. Ce discours en acte n'a de sens, s'il en a, que par rapport À vous. Mais en m'invitant À produire du discours, vous m'invitez À convoquer du sens social (pratiques sociales, langue acquise, culture…) pour l'articuler en des sens nouveaux : l'historicité du lien social. Probablement la notion de social, pour vous ne renvoie pas nécessairement aux sens que je donne par ma propre pratique À ce terme auquel je tente de donner un contenu conceptuel. Et l'exigence qui m'est donnée de travailler ce sens m'impose une transformation. Cette transformation agit sur la totalité de ma conscience actuelle : derrière ce "Je" qui énonce, c'est bien un ensemble de rapports sociaux qui se concrétisent dans cette énonciation. LA encore, plus que de nous lier, le rapport social nous constitue en tant que sujet agissant socialement. Ainsi, entre travail et langage, ce qui noue un réseau de relation entre les hommes mais aussi en chaque individu de l'espèce, c'est cette fonction symbolique contradictoire où le sens n'est jamais donné immédiatement ni pour l'individu ni pour les hommes dans leur ensemble, où le sens est toujours À construire À partir d'un donné déjA totalement humain et humanisant.

Cela conduit alors À spécifier le contenu de ce mouvement que nous avons désigné sous le concept d'historicité. L'analyse du travail, l'analyse du langage nous précipite dans le trans-historique. Relisons notre Platon, relisons notre Aristote et pourquoi pas notre Homère et notre Sophocle ? Cela nous parle pleinement. Ainsi malgré le temps historique, ils peuvent par leurs écrits être pleinement nôtres et des nôtres. Même si la langue peut parfois faire obstacle, rien ne m'interdit, rien ne nous interdit de nous initier au grec ancien comme rien ne m'interdit, rien ne nous interdit de nous initier au japonais, au chinois classique et contemporain pour entrer dans l'intelligence de rapports sociaux si différents et si différés dans le temps et dans l'espace. Entrons et parcourons le Musée de l'Homme À Paris, les grottes de Lascaux, les milliers de galeries creusées par les Vietnamiens du Sud pendant la longue et terrible guerre du Viêt-nam, ou encore telle et telle réserve d'Indiens ou d'aborigènes et nous ressaisissons, au-delA du temps, la profonde unité, voire l'universalité historique, qui font que ces actes producteurs dont nous voyons les traces ne nous sont pas étrangers. Et pourtant ce qui semble se perdre alors, c'est l'historicité de ces actes producteurs par le travail et par le langage écrit et oral, dans lesquels se sont construits, se sont transformés des individus sociaux concrets, ce sont les transformations et les mutations qui se sont jouées au quotidien. Cependant l'intelligence intime qui nous lie À l'ensemble de ces actes sociaux est précisément que chacun d'entre nous fait quotidiennement l'expérience d'être lui-même ce lien social qui a forgé les hommes d'autrefois comme il me forge aujourd'hui.

Cette intelligence qui est, au sens fort que lui donne le latin intelligere (compréhension), naît de la structure même du travail humain et du langage. Par la médiation de l'outil du côté du travail, par la médiation de la double articulation pour ce qui est du langage, l'intelligence est tout entière dans l'activité symbolique. La spécificité du symbole, en effet, est que le sens dont il est porteur n'est pas naturellement donné. Comme le notait Emile Benveniste, dans Problème de linguistique générale, À la différence du signal, le symbole appelle interprétation et construction du sens : regardons un outil, un marteau par exemple, quoi de plus simple qu'un marteau ? Et pourtant voici un marteau qui est arrondi d'un côté et cylindrique de l'autre. À quoi sert-il ? Il n'a de sens que par différence aux autres marteaux, il n'a de sens que par rapport À l'activité du carrossier qui se distingue de l'activité du maçon qui utilise un tout autre marteau par rapport À une autre activité. Et il faudra que j'apprenne À me servir de ce marteau de carrossier, que je découvre les actes qu'exige ce marteau dans l'activité, bref comprendre, interpréter (intelligere) le sens de ce marteau par opposition À tel ou tel autre marteau qui n'a pas du tout le même usage et qui, partant, me met en rapport avec une autre activité. Et l'activité globale d'une société est le jeu de ces différents actes qui se contredisent pour se compléter. C'est ainsi que les ethnologues et les anthropologues redécouvrent des sens sociaux en mettant en œuvre les outils du passé. De la même façon les mots sont des sons articulés qui n'ont aucun sens et qui, de ce non-sens, permettent de produire une infinité de sens interprétables et réinterprétables dans le développement du travail qui s'y effectue. Prenons le mot "tête" : il désigne cette partie du corps, mais voici un tout autre sens dès lors que je prends la "tête" d'un groupe, je deviens le "chef", mais ce "chef" n'est pas identique au chef qui me permet de mettre en hiver un couvre-chef qui me protège la tête. Cette infinie possibilité de transformation du sens se fonde sur l'association de phonèmes qui sont des unités de son discrètes qui n'ont aucun sens. Saisir l'historicité du lien social c'est aussi prendre en compte cette contradiction entre sens et non-sens qui est au centre du travail et du langage. Cette contradiction entre sens et non-sens se joue tout autant dans le rapport social dans son ensemble que dans le rapport social qui est au fondement de chaque individualité. J'évoquais précédemment la production du pain. Voici tel boulanger expert qui s'est perpétué dans le temps et continu À produire du pain comme on produisait du pain il y a trois siècles. Si le pain qu'il produit garde, À quelques différences près, la même signification alimentaire, si son activité semble garder le même sens social pour lui, cette activité artisanale archaïque a perdu tout sens par rapport aux autres activités : où trouver le bois pour chauffer le four ? Où se procurer la maie pour pétrir la pâte ? Où trouver la stricte quantité de farine pour répondre À cette production ? Une telle pratique s'inscrit dans un nouveau sens social : il s'agit non plus d'une activité économique répondant au travail salarié généralisé mais d'une activité folklorique ou de détente qui ne peut se déployer qu'À titre privé. Devenue un non-sens dans le champ du rapport de production industrielle, l'activité de notre boulanger perd alors tout sens pour lui-même. C'est notre boulanger lui-même qui perd tout sens dans son individualité, dans sa subjectivité, dans les actes qu'il produit avec ses outils qui sont devenus objets marchands pour les antiquaires, avec ses actes qui sont devenus folklore. En chacun de ses actes, en chacune de ses énonciations, ce boulanger sait, d'un savoir implicite, qu'il est voué À sa propre disparition. Ce qui se rompt en lui, c'est le lien symbolique contradictoire que constitue l'activité boulangère dans les rapports sociaux : activité d'échange marchand, activité d'échange verbal. Ce qui est en cause, c'est l'activité subjective du boulanger dans son rapport À lui-même par rapport aux autres : son travail n'a plus de valeur et le dévalue. Ce dont il est question, c'est d'une crise dans laquelle le sens symbolique de l'activité est rompu et appelle la construction de sens structurellement nouveaux tant dans le travail que pour la conscience individuelle et collective.

 

Entre ex-clusion et in-clusion.

L'exclusion des jeunes, thème d’actualité, me semble trouver son centre dans ce passage qui, du processus de transformation de l'activité humaine, fait émerger une crise. Du grec crisis, le mot crise indique tout À la fois la décision, la séparation et la critique. Le concept de crise, par rapport au lien social, suggère que le développement du temps historique impose une prise de décision, un choix qui en faisant rupture ouvrira de nouvelles perspectives. Pour cela, ce qui est nécessaire, c'est un intense travail critique pour démêler dans les formes actuelles du travail, de la conscience sociale, ce qui est radicalement dépassé et ce qui est porteur d'une véritable réorganisation de l'activité tant matérielle que symbolique. La crise du lien social, À la différence de sa transformation, appelle une mutation, c'est-À-dire une restructuration de l'ensemble des éléments dont était composée la structure ancienne. La notion d'exclusion mérite ce travail critique que seule les périodes de crise mettent en lumière.

Ainsi notre boulanger, comme survivance d'un rapport social en cours de dépassement, est-il exclu ? Le rapport symbolique qu'il entretient À ses actes par l'intermédiaire des autres est-il exclusif ? La rupture qui se constitue À l'intérieur de son travail, À l'intérieur de son langage, À l'intérieur de sa conscience est-elle exclusion ?

Ces questions conduisent À interroger l'étymologie du mot exclusion. Exclure vient du latin ex-claudo. Claudo veut dire "fermer", "clore", "finir" : fermer la porte, fermer un pays, clore un passage, finir un travail. "Ex" c'est être hors de… L'exclusion est cet au-delA de la fermeture, de la clôture, de la finitude. Bref, l'exclusion est cet espace incertain de transformation, de mutation, dans lequel le réel déjA produit appelle un nouveau réel dont le sens est À venir. À l'inverse l'in-clusion (In-claudere) devient un terme redondant : il s'agit de "fermer dedans", "d'incruster", "d'enclore". La redondance prend ici un sens symbolique fort et paradoxal : ce qu'il est convenu de désigner aujourd'hui par le mot d'exclusion ne correspond-il pas dans le processus social À ce qui est la forme extrême de l'inclusion ? C'est-À-dire À ce qui est incrusté, enserré, enchâssé dans du clos, dans du terminé, dans de l'achevé ? En revanche, l'exclusion n'est-elle point ce qui annonce les limites atteintes par un système, ce qui exige mutation et qui en annonce le sens ?

Ce paradoxe nous conduirait À formuler la proposition suivante : l'exclusion ne serait que le symptôme de formes sociales "incluses" c'est-À-dire rendues caduques parce qu’achevées, finies, terminées. L'exclu ne serait-il pas l'individu forgé dans un rapport social archaïque qu'il perpétue faute de se transformer, en transformant l'ensemble du rapport social ? L'exclu ne serait-il pas celui qui, faute de participer de façon agissante À la transformation du lien social, perd tout sens symbolique pour lui-même À travers l'Autre.

Ainsi dans le champ où j'exerce ma propre professionnalité, celui de l'adaptation et de l'intégration scolaire, je rencontre des élèves adolescents en très grandes difficultés scolaires et qui, pour cela, ont été exclus des cursus ordinaires de scolarisation. La plupart du temps, ce qui les a conduits dans cette voie, c'est l'analphabétisme et/ou l'illettrisme. Ces adolescents, souvent issus de l'émigration, sont certes exclus du rapport social dominant que constitue une société où l'acte d'écriture et de lecture est devenu le mode d'expression dominant. Cependant, cette exclusion hors des nouvelles normes sociales qui sont en voie de généralisation, se traduit pour les individus dits exclus, par des comportements sociaux qui ne se comprennent que comme une forte inclusion c'est-À-dire dans l'enfermement, dans la soumission, dans la perpétuation de formes symboliques en cours de dépassement. En effet, la seule pratique du langage oral forclôt l'accès À la "raison graphique" dont Jack Goody a montré qu'elle était une véritable réorganisation de la conscience et du rapport au monde. Cela se traduit très concrètement par l'impossibilité de produire une distance entre soi et les choses, entre soi et les autres et, partant, entre soi et soi comme autre. Il en résulte une inclusion dans une forme de rapport symbolique qui n'a de sens que dans la proximité, dans l'immédiateté : le langage oral, qui ne peut circuler que de bouche À oreille.

À l'heure où l'on ne cesse de parler de mondialisation du rapport social, ces jeunes sont confrontés À la difficulté d'appréhender l'espace géographique et, plus encore, de se précipiter dans le futur. Toutes choses qui supposent bien l'écriture et que traduit l'expression contemporaine : faire un plan. Le plan n'est-il pas la forme graphique par laquelle nous maîtrisons et l'espace et le temps social ? Le plan n'est-il pas l'aptitude À produire un projet c'est-À-dire À fixer le présent, l'analyser pour, À chaque étape, dégager des perspectives (notion graphique de géométrie) À venir ? Que dire alors du sens que peut prendre le travail comme forme de l'activité humaine ? LA, encore, il s'agit d'une inclusion aux vieilles normes sociales en voie de mutation. Pas plus qu'on n'ose quitter sa cité, sa commune, son espace quotidien, on n'ose se penser dans un avenir professionnel pour lequel le salaire s'articule au sens de la production sociale et des rapport qu'elle implique. Il ne reste plus alors comme valeur du travail que sa forme monétaire au détriment de son utilité. Il ne s'agit plus que de gagner de l'argent en ignorant combien l'accumulation de l'argent improductif est À l'origine de la misère dont les jeunes dits "exclus" sont les premières victimes.

 

Exclusion : crise et mutation

Le paradoxe du rapport exclusion/inclusion met en lumière, me semble-t-il, les contradictions de la crise de l'historicité du lien social et les symptômes qu'elle engendre. En effet, ce serait réduire la richesse du paradoxe que de s'en tenir À inverser les termes exclusion et inclusion ainsi que nous l'avons suggéré. Il faut aller plus loin. L'analyse des pôles de la contradiction s'impose : l'individu et le corps social dans leurs rapports économiques et politiques. La notion d'exclusion, telle qu'elle se véhicule dans le langage courant, dans le champ idéologique, tend À stigmatiser des individus. En tant qu'éléments organiques du corps social, nous l'avons dit, ces individus ne sont pas exclus mais au contraire inclus, c'est-À-dire clôturés par le corps social : assistance matérielle, secours de toutes sortes mais aussi répressions, enfermement, sont le traitement auquel ils sont assujettis. Cependant exclus, ils le sont bien en tant qu'ils sont le signe (symptôme) des limites que le rapport social a irrémédiablement atteintes : ils désignent la nécessaire mutation qui doit réorganiser les formes du travail et des rapports sociaux donc des rapports politiques. C'est ainsi que le vagabond de l'Ancien régime, comme le montre R. Castel dans son livre La métamorphose de la question sociale annonce le salarié libre de vendre sa force de travail. Cependant, le vagabond n'est encore que vagabond dans la mesure où le travail salarié est exclu du rapport social dominant fondé sur l'exploitation de la terre. Ainsi le vagabond est bien une figure sociale incluse, enclose et soumise au rapport social dominant et la subjectivité de l'individu vagabond est elle-même traversée de ce non-sens de n'être plus À une place que la crise sociale est en train de détruire (le serf, le paysan libre, l'artisan) et de n'être pas encore ce que la mutation sociale exige comme nouveaux producteurs, comme nouvelles subjectivités. Il s'agit d'un symptôme qui, comme en médecine, laisse le diagnostic et le traitement indécis. Mais comme en médecine le diagnostic et le traitement qui s'engagent À partir de l'interprétation du symptôme agissent et sur le symptôme et sur le devenir en acte de la crise qu'indiquait le symptôme. Le diagnostic et le traitement participent eux-mêmes de la mutation. Bref, si la figure de l'individu dit "exclu", si les crises subjectives de cette figure signalent et impliquent les limites et la clôture atteintes par un rapport social en voie de mutation, cette figure ne dit pas encore les formes nouvelles qui, en incluant les formes anciennes, les excluront définitivement, c'est-À-dire leur donneront une forme et une signification nouvelles.

J'évoquerai À nouveau ma propre professionnalité. À mon Directeur pédagogique qui me demandait quel était le secteur de formation dans lequel j'étais spécialisé, je répondais : les adolescents et les jeunes adultes en difficulté.. " Connaissez-vous des adolescents ou de jeunes adultes qui ne soient pas en difficulté aujourd'hui ?" Réponse d'une sévère ironie.

Mais cette remarque a évoqué pour moi une autre remarque ; celle du docteur Bonnafé, l'un des initiateurs de la politique de sectorisation en psychiatrie, par ailleurs militant du mouvement institutionnel, avec les frères Oury. Intervenant devant un public d'élèves instituteurs, il disait : " C'est bizarre, les jeunes aujourd'hui disent souvent : c'est difficile, il y a un problème. Quand j'étais jeune si ce n'était pas difficile, s'il n'y avait pas de problème, et bien cela ne nous intéressait pas ! "

Ces deux remarques me semblent mettre en lumière la nature du paradoxe entre exclusion et inclusion et les contradictions qui animent ce paradoxe. Il est de tradition que la jeunesse soit le symbole de l'affrontement À la difficulté et À sa résolution : ne parle-t-on pas de la "jeunesse du monde" ? Cependant entre la difficulté propre À tout individu humain qui consiste À se transformer en transformant le monde et la difficulté de l'individu À produire un sens nouveau dans le champ de significations sociales archaïques la distance est grande. Entre le combat mené par le jeune Bonnafé et ses amis contre l'occupation allemande, contre la collaboration, contre le régime nazi et ce que les jeunes stigmatisent sous le terme de "galère", la distance est grande. Dans un cas, le lien social est si fort, est si "contre" que la question du sens ne se pose pas. Le lien social en ses contradictions produit le système de valeurs de l'individu, l'individu en ses actes produit du lien social. Dans l'autre cas, le lien social en sa crise ne cesse de produire des individus pour lesquels le sens de leurs actes ne rencontrent pas de significations À venir. Alors, comme les galériens, sous la volonté du maître, rament en ignorant leur destination, comme les galériens se révoltent en abandonnant la rame, laissant aller le bateau À la dérive au risque de leur propre vie, les jeunes dits en difficulté signalent leur inclusion, leur dérive dans un ordre social où le sens ne fait plus lien pour eux. L'individu appelle, alors, par ses actes une inclusion impossible dans un ordre social dépassé, en percevant mal que ses actes appellent l'exclusion de cet ordre pour produire un sens nouveau, en un lien qui aura une autre signification.

Il me semble que cette contradiction convoque alors l'action sociale, le travail social, et le partenariat. Le travail est toujours social, il est l'essence même du social. De la même façon l'action de chaque sujet se construit dans le social. Plus encore, chaque sujet se construit dans l'action sociale qu'il mène et qui est toujours concrétisée dans le travail. Alors, que peut signifier l'action sociale, le travail social comme forme spécifique de travail et d'action ? On le sait, sous des formes différentes au cours de l'histoire, il s'agit de prendre en charge des individus qui sont devenus inadéquats aux normes d'une société. Mais cette inadéquation, ainsi que nous l'avons indiqué, est symptôme de formes et de rapports sociaux nouveaux. Dès lors, la tâche du travailleur social, de l'éducateur, du pédagogue, du réformateur confrontés qu'ils sont À la difficulté du jeune en difficulté, est-elle d'effectuer l'impossible travail d'une inclusion dans un ordre social dont le sens dénoue le lien social ou d'entreprendre la terrible tâche de travailler dans la difficulté À tisser un lien social nouveau qui exclut les formes anciennes en transformant "le jeune en difficulté" en producteur d'un nouveau lien social.

" Pour une telle œuvre, le sentiment altruiste est sans promesse pour nous, qui perçons À jour l'agressivité qui sous-tend l'action du philanthrope, de l'idéaliste, du pédagogue, voire du réformateur.

Dans le recours que nous préservons du sujet au sujet, la psychanalyse peut accompagner le patient jusqu'À la limite extatique du "tu es cela" où se révèle À lui le chiffre de sa destinée mortelle, mais il n'est pas en notre pouvoir de praticien de l'amener À ce moment où commence le véritable voyage." (J.Lacan, Ecrits, Le Seuil, 1966, p.100).

JACQUES Berchadsky