La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°59  septembre 1997

___________________



Grenoble : la lecture dans ses quartiers

Jeunes

Formation

Identité

 

Comment À partir de la rencontre de jeunes adultes en réinsertion avec un écrivain, l’écriture et la lecture ont été remises en question. Comment le rapport À l’écrit de ces jeunes a-t-il été interrogé autrement ?
Comment voir dans cette expérience des matrices d’action À venir ?

 

À Grenoble, dans le quartier de la Villeneuve où s’est développée une expérimentation sociale dans les années 70, des jeunes adultes de plus de 20 ans sortis du système scolaire sans qualification sont reçus et encadrés par le GRETA Alpes Dauphiné et Quid Novi. Ils travaillent, avec des formateurs, À l’élaboration de leur projet professionnel d’une part ; ils suivent une remise À niveau et des stages en entreprises d’autre part.

Dans le cadre de la remise À niveau, un travail s’effectue avec la bibliothèque pour les sensibiliser au lieu, les aider À s’approprier le fonds existant, les familiariser avec les textes, etc. L’opportunité d’une rencontre avec un écrivain a permis d’approfondir et de reconsidérer cette médiation avec les lieux du livre et avec la production littéraire.

À travers cette rencontre, il s’agit de comprendre comment ces jeunes en sont venus À lire un livre couronné par un prix littéraire : Comme ton père, À dialoguer avec son auteur : Guillaume Le Touze et les effets produits sur les représentations du livre, de la lecture, sur le rapport À la production écrite et littéraire.
Du côté des responsables de l’action, il s’agit aussi de réfléchir aux stratégies de médiation avec le livre et aux logiques de formation contenues dans cette expériences, aux effets sur la manière dont, demain peut-être, se concevront de nouveaux projets.

 

Comment une action de sensibilisation évolue en projet¼

À l’origine, cela ressemble À l’histoire d’une action inscrite dans la durée entre deux formateurs GRETA et un groupe de jeunes adultes en formation. On prévoit de familiariser ce public avec la bibliothèque du quartier et avec les livres qu’elle offre. Au départ donc, une volonté d’informer sur les ressources existantes, d’introduire des jeunes qui sont sous-utilisateurs des structures culturelles en général, et de les aider À s’y déplacer jusqu’À les maîtriser et les utiliser.
Et puis cette action croise un hasard. La possibilité pour ce groupe de rencontrer un auteur avec lequel le Centre de Classe lecture de Grenoble travaille. Un auteur, un vrai, quelqu’un qui vient d’être primé, dont on trouve le livre sur les rayons des librairies et qui va venir. Qui va rencontrer le groupe et accepter de dialoguer avec lui.

On se met donc À travailler sur ses livres pour le connaître, se préparer À la rencontre, avoir en commun un écrit À partager. On dispose d’un délai court de 6 semaines avant la rencontre ; on modifiera donc les emplois du temps et les activités prévues. Le projet prend le pas sur le programme.

 

Quelles stratégies de médiation pour aller vers la bibliothèque et les livres ?

Pour faire tomber les portes de la bibliothèque, les formateurs et la bibliothécaire ont choisi la méthode douce en ouvrant la structure À ce groupe hors des heures d’ouverture pour un temps de circulation libre dans la bibliothèque et une séance d’explication sur son fonctionnement. " Le lieu nous est réservé et c’est tout À fait exceptionnel. On arrive dans un lieu calme où les bouquins sont À notre disposition. Ca crée un état d’esprit et une reconnaissance pour les stagiaires pour ce lieu assez exceptionnel. " Méthode douce ou stratégie de l’exception qu’on retrouvera plus tard ? Cultiver le sentiment d’un traitement particulier, exceptionnel, aménagé supposera qu’on sache aussi le convertir en un accès ordinaire, normalisé ou banalisé À la structure ; cela représentera en soi, sans doute, un autre travail.

S’engage ensuite, dans la durée, À chaque nouvelle "visite", une navigation personnelle, une parole informelle entre les jeunes sur les livres et ces lieux. "Nous les avons laissé circuler, s’approprier les bouquins, s’asseoir sur les coussins. C’est vrai qu’ils n’ont pas vraiment lu. On avait l’impression qu’ils prenaient un peu la température "  Quelque chose d’assez peu contrôlé par les formateurs et dont on sent bien que cela ne suffirait pas À transformer suffisamment la logique d’offre - même aménagée - pour changer le rapport de non lecteurs À la bibliothèque et au livre " Ils parlaient beaucoup entre eux, ils prenaient des livres, les reposaient, en prenaient d’autres. Petit À petit, ils sont arrivés À concevoir qu’ils pouvaient commencer À lire les bouquins qui étaient lA, À prendre du plaisir À lire "

Puis, vint le projet. Et la nécessité d’entrer dans le livre qu’un homme a écrit pour pouvoir en parler avec lui. La bibliothèque d’un coup trouve son centre de gravité en la lettre L comme Le Touze et la littérature toute entière s’organise autour de lui. La lecture et l’écriture seront désormais référentielles, intégrales et faites de questionnement sur le sens et la portée de ce qui s’est écrit, les raisons pour lesquelles cela s’est écrit ¼ et pourquoi cela s’est écrit ainsi.

LA encore, on aménage en choisissant de " ne pas leur donner la totalité de l’œuvre mais de la couper en plusieurs parties. Ce roman Comme ton père s’y prête bien puisqu’il est composé de quatre parties qui sont pratiquement autonomes, même s’il y a des ponts entre elles ". La médiation ici signifiera construire des ponts entre les lecteurs, parler de ce qu’on a compris, de ce qui choque et de ce qui rebute. Ce qui est en jeu semble bien ici de sortir le livre et son lecteur d’un "isolement", d’une clôture pour faire de la lecture un acte socialisé et socialisant, synonyme d’appartenance À ce groupe. Jusqu’À ce qu’une stagiaire devienne elle-même celle par qui un autre livre pénètre dans le groupe : "  Une stagiaire a demandé À la bibliothécaire de lui prêter " Comme tu as changé ", le premier roman de Guillaume Le Touze et, chaque semaine, elle racontait aux autres ce qu’elle lisait, elle faisait des comparaisons entre les réactions des personnages qui portent le même nom dans les deux romans ; et les autres étaient très demandeurs de connaître la suite, d’entendre Leïla raconter. "

Les formateurs placent aussi en périphérie de leur action, des démarches complémentaires d’élargissement du réseau littéraire. Ils comptent sur des rencontres, des démarches individuelles de stagiaires qui déclencheront peut-être des réactions : "  J’avais laissé À disposition du groupe une bibliographie de l’auteur et les coupures de presse relatives À son œuvre " et puis encore " Notre conseiller en formation continue est venu proposer un recueil de poèmes d’un de ses très bons amis (Hervé Planquois) Ce bouquin est resté trois semaines sur une table sans que personne ne le regarde et puis un jour, l’un d’eux a commencé À tourner les pages et a dit aux autresc’est vrai que c’est un peu difficile, mais il y a des choses tellement jolies ".

 

Quels effets chez les stagiaires ?

Moment phare du projet, la rencontre. Lorsque les jeunes en parlent, on voit émerger les représentations de lecteurs : étonnement relatif À l’apparence extérieure de l’auteur, À la facilité dont le contact s’est instauré. Viennent les questions sur la raison d’être auteur (comment naît le besoin) et celles sur le travail d’écriture : comment s’enclenche un projet d’écriture, comment l’auteur gère les étapes de réécriture et le travail avec son éditeur, etc.

Enrichissements que l’on retrouvera lorsque les jeunes seront eux-mêmes en situation de produire : l’idée d’un travail long, laborieux, qui se reprend et qui peut se mettre en attente pour être repris plus tard sont autant de témoignages qui contribuent À casser l’image scolaire d’une écriture normée, y compris dans son processus d’élaboration.

Certains manifestent que ce projet a transformé leurs comportements de lecteurs : plus en situation d’attente, certains allant vers des centres d’intérêt déjA affirmés (documentaires, revues thématiques, journaux, etc.). Alors que certains témoignent d’une fréquentation ordinaire de la bibliothèque (inscription et emprunt régulier), d’autres disent ne pas avoir mal vécu ce projet mais ne pas y avoir trouvé les raisons de changer leur rapport au livre ou À la lecture.

Enfin sans doute parce qu’elle repose sur l’idée initiale qu’un auteur est un être d’exception et que le rencontrer fait accéder À une part de cette exception, le groupe a eu le sentiment de vivre une expérience sans équivalent. L’image qu’ils avaient d’eux-mêmes en a été changée et simultanément, ils ont pris conscience d’un pouvoir À conquérir : "  les stagiaires s’aperçoivent qu’ils peuvent rencontrer des gens, des professionnels, échanger avec eux et éventuellement¼  ".

Lorsque l’idée nous vient de demander À Le Touze s’il veut tenter l’expérience d’une écriture commune et lorsque ce dernier répond spontanément : "  Faîtes le premier pas, envoyez-moi un écrit et je verrai s’il est possible de faire quelque chose avec vous. " un doute s’installe. " Il ne nous répondra jamais " et encore " Tu te rends compte, c’est un auteur connu, pourquoi s’intéresserait-il À des jeunes comme nous ? " et " Il a certainement autre chose À faire ! "

Ainsi dans le doute et dans l’attente, s’installe d’une part une correspondance avec l’auteur et d’autre part un travail d’écriture pour soumettre son texte afin qu’il soit peaufiné, critiqué, corrigé par un écrivain . Quelle chance, quelle reconnaissance, quel bonheur !

 

Quelles modalités de conduite du projet ?

Inscrit dans une démarche de formation, le projet de rencontre avec un auteur présente certaines caractéristiques d’un travail en partenariat qui s’est construit au fil de l’action, qui a levé des blocages et fait naître des idées chez les formateurs : "  Je pense qu’une brèche a été ouverte avec cette rencontre À la bibliothèque. On peut dire qu’il y a "l’avant Guillaume" et "l’après Guillaume". Ce travail qu’on n’avait jamais osé faire sur un livre complet, on est en train de le reproduire sur un autre livre. "

L’après Le Touze se traduit surtout par la capacité À transférer des compétences, des savoir-faire acquis lors de cette expérience dans sa vie personnelle et/ou professionnelle. Le pilotage pédagogique de l’action est resté aux mains des formateurs ; les collaborations avec la bibliothèque et l’écrivain sont pensées comme des mises À disposition de ressources, de compétences spécifiques. Un prestataire chez qui l’on va chercher ce qu’on n’a pas. Et l’on sent bien que ce qui s’est construit ensemble dans " l’agir " peut autoriser À d’autres modalités de travail : jusqu’À faire ou produire ensemble peut-être, un produit ou un événement À la condition qu’ils apparaissent À tous les acteurs porteurs de ce que chacun peut apporter de spécifique. Un prototype qui ne s’envisage en l’état que parce qu’il aura été réalisé par ces gens lA, ensemble, dans l’interaction et la transformation assumée.

 

 

Bibliographie :
. Lire, Agir, Comprendre, bulletin du Centre lecture de Grenoble. N°13 (décembre 1995) et n°14.(avril 1996)
. La lecture chez les jeunes travailleurs / Nicole Robine. -
. Lectures précaires / Joëlle Bahloul. - BPI Centre Georges Pompidou, Paris : 1989
. La bibliothèque comme pivot de la lutte contre l’illettrisme /Sophie Liebaut p 306 -308 in : Illettrismes : quels chemins vers l’écrit ? / F.Andrieux, J-M Besse et B.Falaize, coord. - Magnard, Paris, 1997. - (Les guides Magnard)

Louise Gauthier-Borderie