La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°60  décembre 1997

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"Les jeunes lectures durent toujours..."
Les enjeux pédagogiques de la littérature jeunesse

Le livre de littérature jeunesse comme objet scolaire
L'exploitation scolaire des textes littéraires, ses intérêts, ses dangers.



Une table ronde sur la scolarisation de la littérature jeunesse, sur la place de la littérature jeunesse À l'école : un sujet dans l'air du temps, une place reconnue et même conseillée pour la première fois par les Instructions Officielles (La Maîtrise de la langue À l'école, 1992). Mais suffit-il de la recommander pour avoir fait le tour de la question, avoir résolu le problème de la réussite pour tous en lecture ? Quelles conditions sont nécessaires ? Quels sont les intérêts, les enjeux, mais aussi les dangers d'une telle démarche ?

Pour débattre de ces questions, une rencontre de personnes issues de domaines différents : Yvanne Chenouf et Jean Foucambert, chercheurs À l'INRP, Michel Peltier, conseiller pédagogique de circonscription (Val de Marne), auteur de Apprendre À aimer lire (Hachette), Michel Peyroux, professeur À l'IUFM d'Antony et au Collège de Montigny lès Cormeilles, auteur de Les uns et les autres (Gallimard), tous gens de terrain ou en liaison très étroite et très fréquente avec les classes. Des personnes ayant en commun le même désir, le même objectif, le même combat : faire que l'école permette À tous d'accéder À la maîtrise de la lecture.

Un même constat.
À la maternelle, les enfants sont capables d'entrer dans les textes littéraires, de saisir la capacité d'évocation de la langue, d'apprécier l'écriture (tel cet enfant qui relève l'expression « la mer vineuse » À l'audition de l'Odyssée). Mais, paradoxalement, plus tard, au collège, quand il s'agit d'enseigner la littérature, les professeurs se heurtent À la difficulté de faire entrer les élèves dans les textes littéraires.
Ce constat appelle une question : que se passe-t-il À l'école primaire, entre la maternelle et le collège ?

Les instituteurs de maternelle interrogés sur la place qu'ils consacrent À la littérature dans leurs activités reconnaissent qu'ils ne se permettraient pas cette liberté s'ils avaient À enseigner l'apprentissage de la lecture. Ils auraient recours, comme la plupart de leurs collègues de cycle 2, aux textes supports choisis (fabriqués) pour permettre l'acquisition des techniques, estimant par lA que l'enseignement de la lecture se réduit À faire automatiser les correspondances entre l'oral et l'écrit.
D'autre part, À la fin du cycle 3, on compte seulement 21,4% de (vrais) lecteurs (experts).
Constat sévère établi selon les résultats des évaluations nationales effectuées À l'entrée au collège (chiffres de 1994). 2 élèves sur 10 seulement possèdent les compétences remarquables, c'est-À-dire qu'ils sont capables d'accéder À l'implicite du texte, de comprendre À travers ce que dit le texte ce qu'il veut réellement dire (saisir le problème qu'il pose, reconnaître les intentions de son auteur, apprécier son parti-pris d'écriture...).
Or, l'évaluation en lecture réalisée À la fin du cycle 3 porte en gros sur quatre types de lecture : lecture documentaire, lecture rapide (prise rapide d'informations), lecture littéraire (recherche de l'implicite), lecture de localisation (celle qu'on exerce À la BCD). L'analyse statistique des résultats prouve que la lecture littéraire englobe toutes les autres, que la maîtrise de la lecture littéraire permet d'être expert dans tous les types de lecture.
On pourrait donc en conclure : il faut enseigner la lecture littéraire, prendre les textes littéraires comme support majeur de l'apprentissage de la lecture si l'on veut former des lecteurs experts. Il n'y a aucune de raison de ne pas le faire puisque les jeunes enfants font preuve d'une sensibilité littéraire, d'une capacité certaine À entrer dans les textes littéraires. Sur cette conclusion, tous les participants sont d'accord.

Mais pour atteindre cet objectif de lecture experte, des chemins différents sont évoqués :

- Au début du cycle 3, proposer des lectures simples, faciles, «populaires», qui donneront le goût de lire et serviront de passerelles ensuite À l'entrée dans la vraie littérature au sens noble ?
- Ou, au contraire, dès le cycle 2, donner comme support d'apprentissage de la lecture des textes littéraires, riches et complexes afin de permettre que se construisent les indispensables démarches d'appropriation ?

- La littérature populaire comme point de départ pour donner le goût de lire, apprendre À aimer lire.

À la sortie du cycle 2, les enfants ont pour l'immense majorité été entraînés À déchiffrer, À développer des compétences techniques et confrontés À des écrits pauvres, dénués de sens et de toutes les caractéristiques de l'écrit : complexité, multiples possibilités d'interprétation, échos des autres textes...
Il faut donc les réconcilier avec le plaisir de lire, leur offrir la possibilité À travers leurs lectures, de vivre des aventures, de s'identifier À des héros, de s'évader...
Pour cela, des «séries», (Club des cinq, Les 4 Voyageurs, L'Instit...) vont faciliter l'entrée dans la lecture car elles offrent des facilitateurs : permanence du héros, d'une structure... Elles permettent également de travailler sur des thèmes : la différence, le racisme... et peuvent servir de support À l'éducation civique. Les parents sont rassurés, favorables, ils y retrouvent leurs émotions d'autrefois et peuvent les partager avec leurs enfants.
Les enseignants, les inspecteurs s'y retrouvent également : le stade de la lecture plaisir est dépassé par l'utilisation de la littérature jeunesse pour l'éducation citoyenne, pour la possibilité qu'elle offre d'aborder des thèmes d'éveil. Cette littérature renvoie une image de l'enfance et du modèle éducatif conformes À ce qu'ils attendent. Elle peut contribuer À l'édification du système de valeurs qui est celui qu'on veut inculquer.
Tout un travail doit être conduit parallèlement afin de faciliter l'accès au livre :
- échanges, débats autour des livres.
- projet de classe, projet de cycle, projet d'école, projet de circonscription, participation À des manifestations autour du livre (fête du livre, rallye-lecture, concours d'écriture) en partenariat avec des professionnels du livre (auteurs, bibliothécaires).
- activités systématiques d'écriture À partir du livre après démontage du fonctionnement narratif, travail sur les personnages (description physique, psychologique...). Des outils sont fournis (grilles, tableaux) pour aider À l'élaboration de la trame, À caractériser les personnages et leur rôle dans l'action par rapport À la mission du héros.
On part de ce qui va accrocher les enfants : l'aventure. Les écrits produits sont des récits d'aventure. Cette stratégie privilégie « l'écriture de l'aventure » (au sens de Ricardou : « Un roman ce n'est pas l'écriture d'une aventure, c'est l'aventure d'une écriture »). Ce qui importe dans l'écriture de l'aventure, c'est l'intrigue, les personnages, leur psychologie, les structures narratives...
Cette démarche est conçue comme une passerelle, un moyen, pour parvenir par la suite À la lecture savante pour laquelle les compétences remarquables vont devoir nécessairement s'exercer.

Comment réduire l'écart entre lecture de « séries » et lecture savante ? Le travail des enseignants a pour objectif de permettre l'entrée en habitus (ensemble de comportements acquis et caractéristiques d'un groupe social) de lecture chez les élèves après automatisation : c'est par les nombreux contacts avec les livres, avec les professionnels du livre, la parfaite connaissance et utilisation de la BCD, les nombreuses animations autour des livres, la production de livres que s'automatisera un comportement de lecteur et que s'installera un habitus de lecture : l'entrée dans la bande des lecteurs et de ses rituels. Ils acquièrent le goût de lire, il n'y a plus d'exclus de la lecture et ils pourront ensuite accéder aux textes complexes.

- La littérature comme point de départ À l'apprentissage de la lecture ou « l'élitisme pour tous » (Vitez)

L'entrée dans la littérature se fait dès les premiers contacts avec les livres. L'apprentissage se fait À partir de la littérature avec toute sa complexité, toutes ses contraintes. La pédagogie de la lecture consiste À apprendre À aller voir, non seulement ce que dit le texte mais aussi comment il le dit et, enfin, comment « il dit ce qu'il dit sans le dire », afin d'entrer dans l'implicite du texte. Les préoccupations tournent autour de l'écriture, sont du côté de l'auteur, de ses choix d'écriture.
C'est « l'aventure de l'écriture » (que s'est-il passé pendant le travail d'écriture ?) qui est le centre d'intérêt, aussi bien pour les activités de lecture que pour celles d'écriture qui sont inévitablement proposées À la suite de chaque démontage du texte. Car il s'agit bien d'observer, d'analyser le texte dans son fonctionnement si l'on veut accéder À la découverte de l'implicite.
Le travail d'écriture est centré sur le travail de la langue.
Il s'agit de repérer les choix d'écriture de l'auteur selon les effets qu'il veut produire :
- dans la manière de présenter l'histoire chronologiquement (de façon linéaire ou plus complexe avec des retours en arrière)
- dans le choix du narrateur (extérieur À l'histoire ou au contraire très impliqué avec un point de vue très marqué sur les événements)
- dans le ton adopté (humoristique, grave, moralisateur, poétique...)
- dans le choix des mots selon leur pouvoir À susciter des images selon leur sens ou selon leur image visuelle et sonore
- dans le parti-pris de taire certains événements ou d'en privilégier d'autres.
- dans la volonté de surprendre, de dérouter, d'ouvrir des horizons
- dans la volonté de guider le lecteur selon l'idée qu'il se fait de son niveau, de son savoir, de ses opinions, avec le désir ou non de le manipuler, de lui imposer son point de vue ou au contraire de le laisser se faire librement sa propre idée en lui laissant une grande marge de manœuvre.

C'est la qualité de l'écriture qui permet au lecteur de se faire des images, de reconnaître ses émotions, de les nommer, dialoguer avec lui-même, de reconnaître ce qui est en lui, confus, inavoué.
On part de ce qui fait la spécificité du texte littéraire.
Le travail de production écrite proposé À la suite de chaque démontage de texte va permettre d'utiliser et de s'approprier des structures, des procédés, des techniques spécifiques de l'écrit, qui permettent À l'auteur de travailler le langage afin de rechercher la meilleure adéquation entre ce qu'il veut dire et ce qu'il veut que son lecteur comprenne. Cela constituera autant de modèles qui deviendront disponibles.

Est-ce réaliste? Est-ce acceptable ? N'est-ce pas élitiste de poser comme pratique, dès l'apprentissage, la lecture savante ?
Il est nécessaire d'une part de commencer tout de suite le travail sur le littéraire car on sait très bien que le passage de la lecture privilégiant l'histoire À la lecture permettant l'accès À l'implicite ne se fera pas pour tout le monde, et, d'autre part, d'habituer les lecteurs À ne pas rechercher dans les livres la seule possibilité d'identification de leur vie À celle du héros car ils risquent dans de nombreux cas de ne pas y parvenir et de refuser d'entrer dans certains textes. C'est ce qui se produit au collège pour de nombreux élèves. Il est donc indispensable d'être entraîné À s'intéresser À l'écriture dès qu'on a un texte À lire.
L'école doit offrir cette chance À tous de pouvoir découvrir que dans les livres il y a d'autres ressorts que les intrigues et les thématiques, qu'il y a des enjeux d'écriture, que les auteurs font des choix selon l'idée qu'ils se font de leur destinataire (qu'ils peuvent plus ou moins guider, conduire, convaincre), selon les effets qu'ils veulent produire(être très explicite, très suggestif, laisser À l'inverse beaucoup de sous-entendus). Elle ne peut pas ne pas initier À ce mystère, ces dessous, ces «secrets» (comme dit Aragon) de la création littéraire (artistique) car cette connaissance du fonctionnement de l'écrit ne peut être que libératrice pour la propre activité créatrice des élèves. Il n'y a que l'école qui puisse offrir cette chance À tous, certainement pas les émissions littéraires ou les écrits des critiques qui restent toujours dans les remarques sur l'intrigue, les références aux thématiques, les débats sur les personnages et leur psychologie ou l'identification de l'auteur À son héros.

Le démontage des textes ou les clés pour entrer dans les œuvres. Est-ce qu'on peut apprendre À lire les œuvres ?
S'il existe effectivement des textes très simples et dont le démontage ne semble pas poser de problèmes majeurs, les nombreux travaux sur le fonctionnement du conte ou du récit sont maintenant des aides, des supports connus (V. Propp, Morphologie du conte, C. Bremond, Logique du récit, P. Larivaille, L'analyse du récit), il n'en est pas de même pour les textes complexes. Certains ouvrages sont tellement écrits, constituent un objet tellement parfait de clarté, d'évidence, de cohésion entre le texte et l'image qu'on a l'impression qu'on ne peut isoler quoi que ce soit sans caricaturer, dénaturer, sans se montrer trop mécaniste, trop techniciste. C'est l'opinion de l'éditeur Christian Bruel, qui affirme pour sa part « qu'on n'explique pas les œuvres, qu'elles sont faites pour fonctionner À différents âges de la vie, À différents niveaux et que si elles sont démontées, elles perdent leur pouvoir de polysémie ».
Mais, À l'inverse, les animateurs d'éducation populaire répondent À cette vieille question : faut-il donner les clés pour entrer dans les œuvres ? par l'affirmative : il est possible d'apprendre À aborder les œuvres, il faut le faire si l'on veut ouvrir les portes de la culture À tous.
Si l'on se réfère À ce que dit Italo Calvino des «classiques» : « Toute relecture d'un classique est une découverte, comme la première lecture... Un classique est un livre qui n'a jamais fini de dire ce qu'il a À dire. », on pourrait être en droit de penser avec lui qu'on n'épuisera donc pas une oeuvre en l'expliquant, qu'il n'y a pas de risque À l'analyser, que faire cet apprentissage dès l'école ne détruit en rien son pouvoir de polysémie, qu'elle pourra continuer À fonctionner.

Problème de la culture littéraire (de l'écrit) et de la formation des enseignants Cette démarche rencontre des difficultés, des résistances de la part des enseignants qui se disent mal ou pas formés pour aborder eux-mêmes les textes littéraires. De ce fait, ils essaient toujours de s'attacher, se raccrocher au contenu plutôt qu'au fonctionnement du texte. On peut espérer cependant, de la part des nouveaux professeurs d'école qui, eux, ont été formés, au collège puis au lycée À la lecture méthodique, une nouvelle attitude concernant l'entrée dans les textes complexes, la place À accorder au travail sur l'écriture.

Ma conclusion

Deux conceptions de la lecture, deux conceptions du lecteur ont été soutenues. D'un côté, un lecteur plus passif qui se laisse emporter, embarquer par l'histoire, qui lit pour s'évader, se distraire. De l'autre, un lecteur actif qui saisit en même temps que l'histoire, les intentions de l'auteur, les diverses interprétations possibles, les échos des autres textes...
Et, par conséquence, deux façons opposées de choisir ce qu'il convient de fournir comme support de lecture et de production écrite pour élargir le champ culturel des élèves, permettre leur entrée en culture.
La divergence de point de vue ne tient-elle qu'au seul problème du choix des textes (thématiques, possibilités de mises en réseau, qualités d'écriture, fonctions de l'illustration, rapports texte/image...) ? Ne peut-on pas y voir une croyance plus ou moins consciente de l'incapacité des milieux populaires À entrer dans la culture de l'élite ?

L'élitisme pour tous ? Et comment !
Institutrice À la retraite depuis deux ans seulement, j'ai encore très précisément en mémoire des réactions de bonheur, des regards éblouis d'élèves, devant la découverte de leur capacité À émouvoir, À faire rire, À éveiller des images chez leurs camarades et leur maîtresse À qui ils lisaient leurs productions (productions de réécritures ou d'écritures entièrement personnelles réalisées après démontage de textes littéraires), et je ne peux m'empêcher de réagir et de tenter d'interroger les deux conceptions présentées À la lumière de ma modeste expérience. Ma mémoire est d'autant plus fidèle et sensible que les transformations observées sur les comportements, sur le rapport À l'écriture et aux autres, étaient les plus spectaculaires chez les enfants ayant le moins d'aisance avec la langue, ceux-lA mêmes qui se sentaient le moins autorisés À prendre la parole au traditionnel entretien du matin ayant déjA intégré que ce qu'ils pourraient raconter de leur vie, de leur expérience n'a pas droit de cité À l'école. Mais, pour ces enfants-lA, quelle surprise en montant sur l'estrade, (lA où on se met face À la classe pour s'adresser aux autres, raconter un événement personnel, faire une proposition pour la vie du groupe, présenter un objet, un livre, lire le texte qu'on a écrit...), de s'apercevoir que ce qu'on a écrit, donc pensé au plus profond, au plus intime de soi, intéresse, provoque des réactions, vous accorde la même place que ceux qui d'habitude racontent leur week-end À l'équitation, ou leur sortie au théâtre... Quelle surprise de s'apercevoir que dans l'auditoire personne ne baisse la tête, ne manifeste désintérêt, lassitude ou refus silencieux, résigné et poli, alors qu'eux ont justement ces comportements-lA en écoutant les «privilégiés» (autorisés) parler d'eux À travers des histoires qui tacitement et habituellement plaisent aux enseignants, car ceux-lA ont bien intégré aussi ce que l'école attend d'eux...). Quelle découverte sur soi, ses capacités, ses possibilités ! LA, pour la première fois, on les écoute, on les regarde, on les questionne, ils ont leur place, ils existent.
J'ai pu alors constater, sans intervention particulière de ma part, (sauf plus d'enthousiasme, d'intérêt et de participation quand il s'agissait de production écrite toutefois...) un changement total de la fonction de l'entretien du matin. Il devenait clair À tous que ce qui intéressait tout le monde dans cette classe, c'est ce qu'on vivait ensemble, ce qu'on organisait, ce qu'on produisait, ce qu'on apprenait.
Je voyais même des changements dans les affinités, on ne se choisissait plus parce qu'on avait les mêmes goûts, les mêmes sorties, parce qu'on était du même milieu socioculturel mais parce que, plus ou moins consciemment, on se reconnaissait une sensibilité, une vision du monde proches, une manière de se penser voisine.
Était-ce seulement leur capacité À imaginer et construire des histoires qui permettaient À ces enfants jusque-lA passifs, en retrait, résignés, de se trouver un statut dans la classe, de devenir actifs, de se révéler, ou était-ce leur capacité À penser le monde, À se penser, À aller vers les autres grâce au travail d'écriture ?
Oserais-je avancer que les transformations n'auraient pas été les mêmes s'il s'était seulement agi de ne s'attacher qu'À la trame, qu'aux ressorts narratifs : opposition bons et méchants, cohérence, suspense...? Mais il s'agissait de s'approprier, en l'utilisant, un savoir sur la langue écrite, un savoir élaboré À partir d'un texte qui avait été lu par tous, qui avait fait réagir tout un chacun, qui avait été observé, analysé dans son fonctionnement et dont on avait dégagé ensemble les principes de fonctionnement, un savoir qui appartenait À tous et que chacun avait pu utiliser, avec ses possibilités langagières, (« du verbal, tout le monde en a » proclame Claudette Oriol-Boyer) qu'il avait pu confirmer, développer, approfondir, affûter dans une production centrée sur le travail du matériau langage en direction d'un destinataire. J'aurais aujourd'hui envie d'affirmer que cette transformation de statut des élèves ne pouvait se produire que parce qu'elle se situait au niveau de la prise de conscience que c'est par l'écriture et non par l'histoire elle-même que les lecteurs sont surpris ou émus ou troublés. L'histoire, tout le monde la connaît ou la devine. Ce qui intéresse les lecteurs, c'est la manière dont l'auteur s'y est pris pour la raconter, ce qu'il a mis de lui. Dans cette démarche offrant la possibilité de faire vivre l'expérience que l'écriture met en œuvre quelque chose de soi, de soi vers les autres, de soi vers soi, tous les enfants trouvaient leur place.
Le souvenir de la qualité des moments d'échanges qui avaient lieu après chaque lecture (texte-support À observer, texte écrit ensuite), est également encore très vif : ils étaient vécus comme des rencontres, rencontres entre l'enfant et l'auteur, rencontres entre l'enfant et l'adulte, rencontres entre enfants, par cet effort de lecture interprétative, par cette prise de conscience du pouvoir évocateur des mots, des multiples possibilités de l'écrit, que seule permet l'entrée dans la littérature. Des moments où chacun peut évoquer les résonances que le texte provoque en lui, où chacun peut trouver un écho À ses préoccupations, À ses interrogations, À ses aspirations, À travers ce qu'il ressent personnellement mais aussi ce qu'il découvre, reconnaît, À travers ce que balbutient, murmurent ou affirment les autres de leur compréhension. Des rencontres où le texte et son écriture donnent l'occasion À un groupe qui s'en empare d'apprendre À questionner le monde, se questionner, trouver des réponses sur le monde, des réponses sur soi. « La littérature n'est-elle pas par essence subversive dans ce qu'elle autorise de prise de conscience, de distanciation, d'exploration de son statut et des pouvoirs de le transformer ? » (Jean Foucambert)
Et si le plaisir de lire pour tous était dans la maîtrise de la lecture savante ? Dans cette possibilité de repérer et de s'approprier des techniques d'écriture, des modèles disponibles, dans la prise de conscience que lire et écrire sont des moyens d'accéder À la connaissance avec la distance nécessaire, pour choisir ses lectures selon les chocs qu'on veut recevoir ou faire revenir... À

Jo Mourey