La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°61  mars 1998

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note de lecture

La maîtrise de la langue à l'école
M. Baudry, D. Bessonat, M. Laparra, F. Tourigny
CNDP, 1997


Une publication sans importance ?

Cet ouvrage, diffusé systématiquement dans les collèges, est généralement passé inaperçu , et c'est fort dommage ! Beaucoup, sans doute, considéreront - à tort ! - qu'il s'adresse avant tout aux professeurs de français : on leur délègue très généralement la responsabilité de la maîtrise de la langue! Mais il s'adresse explicitement à tous les enseignants du collège : « (…) c'est une évidence souvent rappelée que de dire que tout professeur est, à sa manière, professeur de français» (1) . Sans doute ! mais cette évidence reste si peu partagée que l'institution la rappelle avec une insistance grandissante : « Quelle que soit la discipline qu'il enseigne, il (le professeur de lycée et collège) a une responsabilité dans l'acquisition de la maîtrise orale et écrite de la langue française et dans le développement des capacités d'expression et de communication des élèves.» (2) Responsabilité partagée, la maîtrise de la langue est donc enfin très officiellement et très institutionnellement devenue l'affaire de tous.

L'affirmation officielle de ce principe n'allait pas sans ambiguïté : la maîtrise de la langue recouvre, dans l'esprit de beaucoup d' enseignants et dans celui de bien des responsables, une réalité floue. Beaucoup se contentent de déplorer que les élèves, en arrivant au collège, ne maîtrisent pas leur langue, et ils considèrent que la maîtrise du français devrait être assurée à la fin de l'école élémentaire. Beaucoup aussi pensent que maîtriser sa langue, c'est avoir le vocabulaire qui permet de comprendre les textes des manuels et c'est être capable d'écrire une succession de phrases correctes avec une bonne orthographe. Et on déplore que les élèves n'aiment pas lire et ne lisent pas, lire étant généralement entendu comme lire de la littérature romanesque. Aussi, dans tous les collèges, des «actions lecture-écriture» sont inscrites dans le projet d'établissement. Des équipes de professeurs et les documentalistes organisent des actions de soutien : on entraîne les élèves à lire plus vite et plus efficacement, on s'efforce de clarifier les consignes et d'apprendre aux élèves à les décoder, on leur apprend à utiliser le dictionnaire et à consulter les fichiers du CDI, on organise des ateliers et des clubs, on participe à des défis lecture ou à des concours d'écriture, on rencontre parfois un écrivain… Certaines de ces actions reposent sur l'idée que lire est avant tout question de techniques ; d'autres ont pour but de «susciter le plaisir de lire et le goût d'écrire». Elles ne sont pas toujours articulées entre elles et elles restent bien souvent périphériques aux enseignements, dont les méthodes n'évoluent guère. Elles n'impliquent véritablement que de petites équipes d'enseignants volontaires et elles restent concentrées en classe de 6° : on s'efforce d'assurer, dans les dispositifs de consolidation, ce qui ne l'était pas à la fin du CM2.

Aussi n'est-il pas inutile que l'institution tente de donner un contenu à la formule maîtrise de la langue, en proposant un outil à la fois théorique et pratique aux enseignants. Elle manifeste ainsi l'importance qu'elle y attache et elle oriente l'action des professeurs, en les incitant à adopter des pratiques pédagogiques nouvelles qu'elle cautionne. La langue n'est plus seulement envisagée comme outil d'expression et de communication : les savoirs et les compétences se construisent dans la langue et par la langue, dans toutes les disciplines.

Des réponses à des difficultés scolaires

L'ouvrage lui-même est le résultat du travail collectif d'une équipe d'universitaires, de formateurs, d'enseignants de collège et de responsables institutionnels. Il se situe résolument, et exclusivement, dans le cadre scolaire.
Pour ses rédacteurs, les élèves en difficulté scolaire sont les «élèves les plus fragiles socialement» car l'enseignement du collège privilégie encore un modèle culturel et des rapports aux savoirs éloignés de ceux des milieux populaires : «Ainsi peut-on se demander si un enseignement de la langue qui se prend pour sa propre fin, qui institue la langue en objet dans une discipline (le français) et escamote la mise en jeu du langage dans les apprentissages disciplinaires a des chances d'être efficace .» (3) Question purement rhétorique : la réponse est non ! L'ouvrage, après avoir identifié les problèmes posés aux élèves et les insuffisances des réponses de leurs professeurs, propose une alternative : « Tout professeur, quelle que soit la discipline enseignée, contribue à bâtir chez l'élève des compétences langagières, à la fois conditions, moyens et conséquences indispensables de l'appropriation des connaissances.» Ce principe est en rupture avec bien des idées reçues sur la langue, son apprentissage et plus généralement sur les apprentissages scolaires. Il renvoie aussi à la volonté affichée de «professionnaliser» les enseignants : la pédagogie n'est plus un art pour lesquels les uns seraient doués et les autres pas : la pratique de l'enseignant se fonde sur des savoirs savants et fait appel à des techniques, comme n'importe quel métier.

Une approche didactique

Le propos des auteurs est donc avant tout un propos didactique : il s'agit de faire évoluer les représentations, les connaissances et les pratiques des professeurs pour les conduire à considérer que «parler et écrire pour apprendre, c'est apprendre à parler et à écrire .» (4) On voit là l'ampleur du changement proposé aux enseignants ! actuellement, dans bien des classes de collège, les élèves doivent seulement écouter attentivement leurs professeurs, lire ce qu'ils leur demandent de lire et répondre par écrit à des questions de contrôle! Beaucoup de professeurs, d'ailleurs, ont tendance à considérer la langue comme une réalité extérieure à ses usages scolaires et sociaux et, pour eux, sa maîtrise se manifeste essentiellement dans un capital lexical, la maîtrise de la morphosyntaxe de la phrase et une orthographe correcte.

L'ouvrage lui-même s'organise en deux grandes parties. La première analyse des enjeux de la maîtrise de la langue dans les apprentissages du collège, puis elle envisage successivement les rapports entre maîtrise de la langue, compréhension, processus intellectuels et spécificités disciplinaires. Pour éclairer et légitimer des orientations de travail, des éléments théoriques sont systématiquement fournis, en relation avec des situations concrètes rencontrées par tout professeur de collège dans le quotidien de son métier. Cette analyse «vise à fonder une meilleure approche des faits de langue dans l'ensemble des disciplines enseignées au collège .» (5) La seconde partie est consacrée aux «savoir- faire transversaux», mis en œuvre dans toutes les disciplines et susceptibles de favoriser des activités pluri ou transdisciplinaires. Les difficultés repérées globalement par la plupart des enseignants sont comprendre les tâches, construire des savoirs, les communiquer. L'analyse des problèmes et des insuffisances des pratiques en usage fonde des hypothèses de travail et des propositions concrètes : les auteurs tentent de préciser les rôles et les activités à mener dans les disciplines et en français. Cette seconde partie présente donc «un inventaire organisé de démarches transversales qui ont pour dénominateur commun d'articuler maîtrise de la langue et maîtrise des savoirs .» (6)

Les propositions formulées dans l'ensemble de l'ouvrage couvrent les principales tâches auxquelles les collégiens sont confrontés et les processus cognitifs qu'elles sollicitent. Des éléments bibliographiques, aisément accessibles, sont indiqués à la fin de chaque chapitre et un glossaire, en fin d'ouvrage, définit les concepts et notions utilisés : l'ouvrage est une invitation à aller plus loin.

Organisé ainsi, il s'inscrit bien dans la cohérence des orientations et des programmes du collège. Pensé comme un outil de formation théorique, il vulgarise, en termes accessibles à tous, les apports de recherches en sciences de l'éducation et en sciences du langage et ceux de didacticiens et des mouvements pédagogiques. Il contribue à donner des référents communs aux enseignants: ceux-ci peuvent entendre des propositions très concrètes et les mettre en œuvre dans les situations de classe ordinaires et dans les dispositifs de pédagogie différenciée (groupes de besoin, études dirigées, parcours diversifiés…). Ces propositions ne sont pas vraiment nouvelles, mais, dispersées dans diverses publications (7) , elles restent inégalement connues et pratiquées : en les cautionnant et en les diffusant, l'institution les valide et incite les enseignants à les reprendre à leur compte.

pour construire des savoirs opératoires

S'il est vrai qu'on se construit et qu'on construit ses savoirs dans le langage et par le langage, on ne peut faire l'économie d'une réflexion sur ce qui donne sens, pour un collégien, aux apprentissages scolaires : «…si, pour un élève, une activité langagière est dépourvue de sens, il ne peut pas l'investir dans l'acquisition des savoirs .» (8). Abordant la question des rapports entre langage et activités de connaissance, les auteurs insistent sur la nécessité de prendre en compte tous les paramètres en jeu dans les pratiques langagières. Ils soulignent également bien à quel point les difficultés sont induites par les conceptions pédagogiques des enseignants, la décontextualisation des savoirs et le caractère abstrait de leur communication, bien plus que par des problèmes d'ordre cognitif : «Placés dans d'autres conditions, avec des enjeux différents, les mêmes élèves sont souvent très capables d'argumenter leur point de vue ou de décrire tel phénomène. On pourrait aussi interpréter leurs conduites langagières comme des stratégies minimales et défensives pour répondre à des exigences scolaires dont ils arrivent mal à lire la signification et les enjeux. D'où le peu d'efficacité à terme d'une remédiation technique qui ne prendrait pas en compte la totalité des paramètres et notamment le sens que les élèves peuvent donner, ou ne pas donner, aux différentes activités que le collège leur propose .» (9)

Il s'agit donc d'abord de construire des situations pédagogiques qui donnent du sens aux activités scolaires ; il s'agit aussi , en analysant les tâches demandées et les «univers de savoirs» dans lesquels elles s'inscrivent, de spécifier le rôle des différentes disciplines et de proposer aux enseignants une méthodologie pour aider tous leurs élèves à construire «des savoirs opératoires en construisant dans le même temps les compétences langagières qui les sous-tendent.» (10)

en se focalisant sur les tâches scolaires

L'ouvrage ne se prononce ni sur la légitimité ni sur la légitimation des savoirs diffusés par le collège. Il interroge peu, sinon de manière incidente ou implicite, les rapports entre compétences scolaires et compétences sociales, pratiques scolaires et pratiques sociales. De même, en privilégiant une approche didactique, il fournit peu d'éléments concernant la dimension éducative de la scolarité au collège.

Reprocher aux auteurs de n'avoir pas développé une réflexion sur ces questions serait leur faire un mauvais procès : ce n'était pas leur propos. Encore qu'un lecteur averti peut lire des choix en filigrane : l'insistance sur les enjeux de la maîtrise des documents, la manière dont sont traités les apprentissages méthodologiques, le choix des références bibliographiques renvoient à une approche constructiviste. Ces choix montrent que les auteurs visent l'autonomie des élèves et qu'ils ont constamment en référence les enjeux civiques de la maîtrise de la langue.
La réflexion et les propositions avancées sont très clairement circonscrites dans le champ didactique, et, dans ce champ, les auteurs remplissent remarquablement bien le contrat qu'ils proposent à leurs lecteurs. De ce point de vue, leur ouvrage ne peut que contribuer à mettre un terme aux discours de déploration ou aux incantations généreuses, également inefficaces et trop souvent alibis du statu quo et du renoncement. Ils proposent et illustrent un modèle didactique selon lequel la responsabilité du professeur est de construire des situations pédagogiques destinées à permettre à ses élèves de donner du sens à leurs apprentissages scolaires. Si l'élève, dans leur ouvrage, reste un sujet épistémique abstrait, la démarche proposée peut être adaptée, dans la réalité des établissements, à la diversité des élèves bien concrets.

La maîtrise de la langue est loin de se réduire à un problème didactique. Il serait certainement illusoire de penser que la simple reproduction mécanique de démarches d'enseignement présentées suffirait à résoudre les problèmes de maîtrise de la langue et de construction des savoirs au collège. Par exemple, on n'apprend pas à résumer pour résumer, mais on résume quelque chose parce qu'on est dans une situation où on a besoin de résumer un texte particulier à des fins particulières, pour soi ou pour autrui ; la valeur formatrice des opérations cognitives et linguistiques mise en œuvre dans l'activité résumante n'est certainement pas une justification suffisante pour la plupart des collégiens ! Il serait donc naïf de croire que l'adoption de démarches didactiques mieux fondées et plus performantes suffirait à assurer à tous le pouvoir de lire les discours multiples qui circulent dans la société, le pouvoir de dire, le pouvoir d'écrire, le pouvoir de comprendre le monde et d'agir sur lui.

Mais la maîtrise de la langue est aussi un problème didactique : cet ouvrage peut assurément aider les enseignants à le traiter en adoptant des démarches plus opératoires, qui les impliquent tous : elles sont clairement expliquées, toujours ancrées dans l'expérience commune, et les auteurs ont su éviter le dogmatisme. Ils ne se réfugient pas dans l'affirmation de grands principes mais ont le mérite de proposer et d'illuster une démarche sans enfermer leurs lecteurs dans un catalogue de recettes.

Il reste aux enseignants à s'interroger sur les rapports aux savoirs et les rapports à la langue qu'ils favorisent ou qu'ils disqualifient, dans leur mise en œuvre des programmes : à eux de déterminer quand, pourquoi, comment, pour quels savoirs, avec quels objectifs, dans quel contexte, pour quel projet, avec quels élèves… ils vont adopter telle ou telle des propositions avancées.

La maîtrise de la langue au collège rendra donc de grands services aux enseignants en leur fournissant des appuis théoriques communs, en leur ouvrant des pistes de travail pour la classe, en les aidant ainsi à se construire des compétences collectives tout en clarifiant ce qui est commun et ce qui est spécifique aux disciplines. Les éclairages apportés sur les processus cognitifs et les opérations langagières en jeu dans les apprentissages scolaires seront particulièrement utiles aux enseignants de toutes les disciplines, dans des domaines que leur formation universitaire a généralement négligés.De ce point de vue, on ne peut que souhaiter voir largement diffuser, analyser et critiquer cet ouvrage, en formation initiale et continue, comme on ne peut que souhaiter voir ses propositions mises en œuvre dans les établissements : l'enseignement y gagnera en rigueur et en cohérence et il pourra être moins cloisonné.
Mais cet ouvrage ne permet de faire l'économie ni d'une réflexion sur les finalités et les contenus de l'enseignement au collège, ni d'une réflexion sur les raisons d'apprendre auxquelles les enfants et les adolescents peuvent adhérer, à l'école, par l'école et, plus généralement, dans la société où ils vivent : les enjeux scolaires de la maîtrise des langages sont largement surdéterminés par des enjeux civiques et démocratiques, c'est-à-dire, en dernière analyse, par le politique. Cette réflexion, individuelle et collective, nous renvoie à nos responsabilités d'enseignants et de citoyens et induit des choix pédagogiques dans la manière de s'emparer des propositions didactiques présentées.À


(1) Préface d'A. Boissinot, Inspecteur Général des Lettres, Directeur des lycées et collèges, p. 3
(2) Mission de professeur exerçant en collège, en lycée d'enseignement général et technologique ou en lycée professionnel, circulaire N° 97-123 du 23/05/1997 publiée au N° 22 du B.O.
(3) page 28
(4) titre du chapitre 5 de la première partie, page 89
(5) page 11
(6) id.
(7) en particulier Pratiques, revue à laquelle plusieurs rédacteurs appartiennent, Les cahiers pédagogiques, fréquemment cités en bibliographie …
(8) page 28
(9) page 94
(10) page 95
Monique Maquaire