La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°61  mars 1998

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L'auteur, son texte et son lecteur


La présentation de livres doit rompre avec le «culte scolaire du livre» et s'intégrer aux autres activités de la classe pour permettre à l'enfant de mieux comprendre ce qu'il vit en se confrontant au texte et à son auteur.

Dans le numéro 17 des Actes de Lecture, Jean-Claude Passeron parle de la non-lecture comme étant pour certains individus un facteur d'intégration dans leur propre groupe social. J'ai longtemps travaillé avec des enfants ROMS à Montreuil dans la région parisienne et, si parmi la quarantaine d'entre eux, deux sont devenus lecteurs alors que tous les autres étaient des déchiffreurs et pour certains même de très bons alphabétisés, il ne me fallut pas aller chercher bien loin : leur grand-père (1) utilisait la puissance de l'écrit comme «outil pour penser» des traditions et des coutumes dans un monde souvent hostile. Aujourd'hui, à la lumière de l'intervention de Passeron qui montre entre autre que «c'est ce qui se construit entre les textes, dans leur mise en relation et en réseau qui rend possible la lecture de type littéraire» (2), des travaux de l'A.F.L., de textes de Bourdieu (3), de Couturier (4) ou Éco (5) entre autres, il me paraît difficile que l'on puisse croire encore qu'il n' y ait que des solutions techniques à la non-lecture et que celle-ci soit une «fatalité» pour certains. Une proposition qui a fait son chemin depuis quelques années pour que se constitue chez les enfants une véritable culture de l'écrit est la présentation de livres. Encore faut-il qu'elle s'inscrive dans une réflexion sur l'auteur, son texte et ses lecteurs.

1 - La littérature jeunesse

Lorsqu'on regarde la production littérature jeunesse, on ne peut que constater la profusion de titres (plus de 5OOO par an) qui sont proposés ainsi que leur durée de vie sur le marché : la littérature jeunesse - la littérature en général - est devenue une marchandise comme une autre, une marchandise qui doit circuler à grande vitesse et dont le caractère éphémère est l'essence même de sa valeur marchande. Aussitôt paru, aussitôt vendu, aussitôt disparu pour laisser la place à une autre parution.
Si le lecteur averti a déjà du mal à trouver ses repères dans cette production, que dire de l'apprenti lecteur qui cherche ses marques et du non-lecteur qui n'a pas encore trouvé de sens à la lecture.

Sans faire d'analyse littéraire, ni sociologique, un oeil sur quelques titres de la production actuelle fictionnelle donne des indications assez précieuses sur l'état d'esprit qui est inhérent à leur production et un premier aperçu du rôle qui nous devons jouer en tant qu'enseignant. (6)
Quelques titres survivent au fil du temps et sont réédités régulièrement. Nous trouvons ceux qui sont appelés «classiques» et qui font «référence» surtout en milieu scolaire ; on peut citer les ouvrages d'Alexandre Dumas, de Victor Hugo, de Jules Verne, de la Comtesse de Ségur, de Marcel Pagnol, etc. (7) Ils côtoient ceux dont on ne voit jamais trace dans les sélections de livres pour la jeunesse parce que catalogués, ceux-là, de mauvaise littérature comme ceux d'Enid Blyton, Caroline Quine et Georges Bayard. D'autre part, un certain nombre d'auteurs sont actuellement réédités (Kästner, Härtling, Richter, Ray, etc) et semble être en passe de devenir les «classiques» de demain : pari d'éditeur ou demande réelle ?
Tous ces livres se retrouvent au milieu d'une pléthore de titres que je vais classer en trois groupes, trois groupes dont ils font partie eux-aussi d'ailleurs.

L'ancrage dans le quotidien
Dans le premier, je mettrais volontiers des titres comme «Essuie la vaisselle, On part en vacances, Je ne veux pas m'habiller, Ma maman sait tout faire, Bonne nuit galopin, etc», des livres qui se veulent formateurs-éducatifs et qui souhaitent que l'enfant s'identifie rapidement au personnage principal afin de résoudre avec lui les petits problèmes du quotidien. Le milieu dans lequel il est demandé à l'enfant d'évoluer est impersonnel afin de donner plus de poids à la réflexion proposée et à la leçon de morale sous-jacente : sont balayés d'un trait de pinceau à la fois toutes les difficultés de la vie et tous les rêves les plus fous. Ce milieu est un milieu référentiel, normalisé, aseptisé. Les personnages n'ont pas de poids, pas de caractère. D'autres titres, moins explicites et mettant en scène le bestiaire le plus inimaginable possible «Le ragondin ne dormait pas, Un écureuil a disparu, Dors petit ours, Il y a un alligator sous mon lit, etc» essaient de camoufler sous des titres supposés plus alléchants pour les futurs acheteurs (les petits enfants aiment bien les histoires d'animaux !!! et la distanciation avec des personnages réels est toujours bien venue !!!) cet ancrage dans un quotidien banal que les auteurs et les éditeurs pensent proches de leurs lecteurs puisque fixé dans un espace spatio-temporel assez vague pour que chaque enfant puisse y entrer.
Cette volonté d'ancrage dans le quotidien et la réalité existe aussi chez de nombreux auteurs qui font des efforts d'écriture et dont la représentation du vécu est moins machiavélique. Les personnages ont plus de consistance, de personnalité ; les milieux dans lesquels ils évoluent prennent leur racine dans une réalité plus concrète, celle que les auteurs connaissent. Mais, cette réalité n'a souvent pas grand chose à voir avec celle que vivent la majorité des enfants. Les auteurs analysent toutefois des sentiments, des situations et donne ainsi matière à lecture. Quelquefois, un style apparaît au fur et à mesure des pages. On trouvera certains titres d'Härtling, Morgenstern, Mauffrey, Nöstlinger, Murail, Boujon, Solotareff, etc.

Les récits d'aventures, romanesques
Un autre groupe de livres semble vouloir renouer avec les récits d'aventure.
a - On y trouve aussi bien des écrits bien travaillés que des écrits qui montrent leur rapidité de production. Les auteurs d'ailleurs se donnent pour unique but de sortir leurs lecteurs du quotidien, de les faire rêver et participent à un discours ambiant qui voudraient que la littérature et la littérature fictionnelle en particulier ne soit que divertissement. Le pouvoir de fascination qui incombe dans ce cas à ces livres doit être très fort pour pouvoir rivaliser avec d'autres sources de fascination comme la vidéo, le multi-média en particulier. Pour leurs auteurs (il en est de même dans la littérature pour adultes), un roman se résume à une intrigue. A se demander pourquoi alors, ces livres que l'on nomme «classiques» ont pu traverser le temps alors qu'aujourd'hui on produit des intrigues tout aussi passionnantes (une collection «lecture fléchée» a même vu le jour, collection dans laquelle l'éditeur ne garde que l'intrigue des romans classiques : Emma sera-t-elle confondue ? Tournez vite la page). Ces livres ne sont plus que des histoires dans lesquelles seule l'action est primordiale. Ceci s'ancre si bien dans les moeurs que l'on utilise des programmes informatiques pour écrire des histoires. On privilégie intrigue et anecdote. Tous ces auteurs et éditeurs participent de ce fait au culte scolaire du livre comme nous le verrons plus bas.
b - D'autres, par contre, offrent à leurs lecteurs des descriptions «idéales» de vie, de paysages, de rapports entre individus, etc, (pour l'auteur), des possibles (ceux de l'auteur) qui rencontrent les possibles du lecteur et lui permettent de regarder autrement la réalité (Tolkien, Jansson, etc). Les textes se trouvent à l'intersection des désirs les plus profonds de leurs auteurs et de leurs lecteurs.
c - Une autre catégorie d'auteurs mène ses aventures dans le quotidien et n'hésite pas à mettre en scène les personnages les plus divers de notre époque pour nous offrir à la fois l'aventure mais le temps d'une réflexion sur notre monde (Fajardie, Murail, etc). Ils sont parsemés de référence à leur vécu (celui des auteurs) et font écho à ceux de leurs lecteurs. Malheureusement, certains sont si explicites et si consensuels qu'ils en deviennent caricaturaux (bien souvent dans «les bons gros sentiments» malheureusement : l'amitié, le racisme, la jalousie, etc). La grande qualité de la majorité de ces ouvrages semble être aussi leur grande faiblesse voire leur grande pauvreté : des récits simples, ancrés dans notre époque mais des textes donneurs de leçons, surdéterminés par leurs auteurs (8).

Vers le rêve

Le troisième groupe semble vouloir ouvrir les portes du rêve, de l'imaginaire en prenant de la distance avec le réel pour mieux nous permettre de replonger en nous-mêmes, de donner du sens à notre vie, de voir et comprendre notre quotidien «sous des jours différents». Il s'apparente à certains des récits d'aventures décrits ci-dessus mais sans de véritables intrigues. Il ouvre des horizons multiples à ses lecteurs et propose lui-aussi des mondes différents avec ses descriptions «idéales», ses possibles. Si certains titres sortent en format poche, nombreux sont ceux qui paraissent en albums à un coût élevé (Ponti, Van Allsburg, etc). D'autre part, certains d'entre eux participent à des effets de mode et à un certain goût de l'élitisme, élitisme qui s'appuie sur des ouvrages d'ailleurs assez hermétiques. J'ai nettement l'impression qu'on les réserve, consciemment ou non, à une élite comme beaucoup d'autres titres d'ailleurs. On pense avoir fait oeuvre laïque et démocratique en donnant la possibilité aux enfants de les rencontrer accidentellement dans les B.C.D. mais rarement on leur donne les outils nécessaires pour qu'ils puissent les rencontrer (ou refuser de les rencontrer) volontairement (sans parler des moyens financiers pour se les procurer individuellement).
Si cette classification vous paraît très subjective, alors, elle l'est. Elle n'a pas pour but de recouvrir toute la littérature jeunesse et les auteurs ne sont là qu'à titre d'exemples et peuvent se trouver à l'intersection de deux ou trois groupes. Elle n'établit pas de hiérarchie même si cela peut quelquefois transparaître mais elle essaie de prendre en considération à la fois la profusion de titres et de montrer que la littérature jeunesse comme la littérature tout court ne fait que rarement oeuvre d'originalité. Les livres ne se distinguent plus par leur forme, leur sens, ni par le rêve qu'ils provoquent et ce qui fait écho quelque part en nous en s'ancrant dans notre moi le plus intime et le plus quotidien, mais par la place qu'ils tiendront éphémèrement sur les rayons de librairie. Nombreux cependant sont les titres qui ouvrent des portes pour comprendre le monde dans lequel nous vivons, mais malheureusement les auteurs se complaisent à donner des solutions toutes faites. Ils surdéterminent leurs textes et ne permettent que les interprétations prévues par eux-mêmes : texte et lecteur sont piégés.

Tous ces titres et auteurs évoqués existent. Il en existe beaucoup d'autres. Ils participent de l'environnement culturel de l'enfant. Nous ne devons pas en éliminer certains sous prétexte qu'ils ne correspondent pas à tels ou tels de nos critères. Au contraire, en veillant à présenter des titres de chaque groupe, nous mettons dans les mains des enfants des outils qui leur permettront d'être de véritables lecteurs, de se fabriquer eux-mêmes les clés pour ouvrir les portes des livres, qui leur permettront de se comprendre et de comprendre le monde et de rejeter ceux qui ne méritent pas de perdre du temps à les lire.

2 - Quelles raisons de lire ?

Si nous lecteurs-enseignants avons du mal à nous retrouver dans ce foisonnement (9) qu'en est-il de l'apprenti lecteur ou du non-lecteur qui n'a aucun repère, aucune référence, aucune information, aucune critique sur ce qui est produit. Il doit être comme cette personne qui souhaite choisir un disque sans aucune connaissance de l'univers musical : du jazz, du classique, de la variété, du rock, etc ? Et en jazz, du be-bop, de l'acid-jazz, du New-Orleans, etc ? Et dans le be-bop, quel instrument, quel artiste et qui a joué avec quel autre ? Et pourquoi pas pour les plus connaisseurs, quelle école, quel label, etc ? Comment un enfant peut-il choisir ses lectures si on ne lui a jamais permis de se créer son propre chemin de lecture avec ses multiples portes d'entrées. Que faire alors pour essayer de montrer-prouver à ceux qui ne lisent pas et qui ne se sentent en aucun cas et à juste raison, me semble-t-il, infirme de quelque chose, surtout si la littérature ne met en scène que des intrigues, que l'écrit doit permettre ce moment de réflexion, d'ouverture sur le monde, sur l'autre et sur soi.

La seule réponse qui est généralement donné à l'enfant est celle «du culte scolaire du Livre» et de ses analyses textuelles et linguistiques au cours desquelles l'auteur, cet autre qui essaie de communiquer avec moi, de me donner sa «vision du monde» et de me faire partager ses désirs les plus profonds, de me permettre de me situer librement et à volonté à des stades divers, de m'ouvrir ou me fermer des portes sur l'avenir (10) demeurerait inexistant ou du moins dont son importance serait négligeable. Cette approche scolaire du livre détruit l'auteur en tant qu'être de vie pour en reconstruire un autre : l'auteur fantomatique. D'ailleurs, bon nombre d'auteurs se complaisent à accepter ce rôle qu'on leur assigne : c'est un moyen pour eux de se cacher derrière les désirs de leurs personnages en affirmant que ceux-ci ne sont pas leurs reflets et que se sont ces mêmes personnages qui les mènent dans leur écriture. À nous lecteurs d'identifier cette mauvaise foi.
Selon cette approche, il y aurait alors le lecteur qui chercherait une lecture d'évasion (le prisonnier s'évade ! que dire d'un monde où l'on doit essayer d'oublier le quotidien en s'évadant le plus souvent possible) à travers les aventures de personnages romanesques, qui se confronterait au texte à partir de toutes les armes textuelles et linguistiques dont l'aurait doté l'école et le texte qui se laisserait plus ou moins faire. On lui aurait parlé volontiers du narrateur, des personnages mais rarement on aura évoqué l'auteur dans sa place sociale et dans la dimension évoquée ci-dessus. Le livre, donc le texte, serait tout, permettrait tout, fonctionnerait tout seul. Et dans cette hiérarchisation de ce qu'il est bon de faire ainsi que dans celle des plaisirs, le texte fictionnel - romanesque permettrait d'atteindre la plus haute marche (et encore plus pour les parents : un enfant qui ne lit pas de romans est forcément un non-lecteur).

Un autre idée, plus attirante, semble être celle que développe D. Sallenave dans Le don des morts (éditions Gallimard). On peut lire en effet : «... l'expérience littéraire, la plus haute que l'homme puisse faire avec celle de l'amour... il s'agit du sens de notre vie.» «Lire, c'est d'abord s'arracher à soi-même et au monde» afin d'atteindre «l'homme singulier, dans sa singularité absolue» qui plongera dans la littérature pour découvrir que «l'essence se découvre d'un coup» qu'elle y «est donnée avec sa vérité, comme la vérité même de l'être qui se dévoile.» «Redisons-le encore : ce qui sépare les hommes le plus gravement, le plus radicalement, ce n'est pas l'argent, les places, la réussite, l'accomplissement social, ce n'est même pas la «culture», c'est la lecture.» Il y aurait sur un versant de la lecture, le lecteur qui aurait compris presque miraculeusement le rôle bienfaiteur de la lecture et sur l'autre versant, le malheureux qui pense qu'il y a bien d'autre priorité que celle de se plonger dans les livres. Et il faudrait convaincre celui-ci par des discours qui lui feront croire que la littérature est autonome et permet de se couper du quotidien pour atteindre l'expérience de l'universel voire du transcendental.

Valéry Larbaud pensait déjà pouvoir mettre tout le monde d'accord en respectant un status quo : «L'homme normal lit par nécessité professionnelle ou pour se distraire de ses occupations et de ses travaux; les gens qui lisent pour le seul plaisir de la lecture et qui recherchent ce plaisir avec ardeur sont des exceptions. Le fait que presque tout le monde sait lire, et lit plus ou moins ne doit pas nous tromper; il y a la grande majorité de ceux qui savent lire comme ils savent monter à bicyclette, se servir du téléphone ou conduire une automobile et il y a une minorité qui sont des lecteurs comme d'autres, en minorité aussi, sont des joueurs et des avares.» (11) Que celui qui est lecteur, lise. Que celui qui est joueur, joue. N'entend-on pas cette phrase un peu trop souvent même dans l'enceinte de l'école : «Oh, celui-là, il n'est pas fait pour la lecture.» Les problèmes de lecteurs et de non-lecteurs ne seraient en fin de compte qu'un malentendu entre ceux qui sont les détenteurs de la clé pour entrer dans les livres, les «initiés en quelque sorte» et qui par grandeur d'âme ouvrent de temps en temps leur porte aux non-initiés pour en laisser entrer quelques uns (enfin un certain nombre, économie oblige) et ceux qui pensent que cette lecture est une perte de temps. Il y aurait une lecture noble, qui ne s'explique pas, qui viendrait sûrement d'un don, voire d'un chromosone L ; une lecture qui serait réservée à quelques uns qui seraient bien sûr l'élite; des auteurs et des lecteurs qui seraient au-dessus de la mêlée, de ce qui fait que le monde est comme il est, puisque eux s'attacheraient à un «produit» qui est la littérature, un produit ayant son propre mouvement, ses propres signes, ses propres connivences et en un mot sa propre autonomie. Tout le monde serait bien content dans le «meilleur des mondes».

3 - Pratiquement

Il n'est pas question de dire que les analyses textuelles et linguistiques qui sont proposées aux enfants ne participent pas à son apprentissage de lecteur et ne doivent pas lui être proposées mais on oublie trop vite en se sécurisant avec de telles pratiques qu'un livre est le fruit du travail d'un auteur, qui a eu lui-aussi son propre cheminement de lecture, sa propre expérience textuelle MAIS AUSSI son propre vécu et que le livre qu'il a écrit participe de/à son expérience de la vie qu'il essaie de communiquer à un lecteur «modèle», à cet autre qui n'est pas là mais qu'il modélise. Il s'agit donc de parfaire son expérience de lecteur en prenant en compte non seulement le texte mais son auteur et ses intentions : qui est son enfant lecteur modèle ? Comment l'imagine-t-il aussi bien dans son être que dans sa vie ? Quelles relations veut-il entretenir avec lui ? Pourrait-il écrire ou aurait-il écrit de la même façon, la même histoire pour un autre enfant modèle ? Quels personnages met-il en scène ? Dans quel milieu social vivent-ils ou peut-on le deviner ? Quels rapports sociaux, de pouvoir existent-ils entre eux ? Quel quotidien met-il en scène ou laisse-t-il transparaître? Pourquoi évite-t-il l'explicitation de telles situations alors qu'il parsème son livre de quantité de descriptions ? Comment ne le dit-il pas ? Que veut-il montrer, démontrer à cet enfant-lecteur modèle qu'il a catalogué (12) ? Comment le texte fonctionne-t-il ?
Ces questions interpellent à la fois l'auteur, son texte et le lecteur.

D'autre part, l'idée d'une littérature autonome si elle «supprime» l'auteur (la mort de l'auteur !) crée aussi un être particulier, un être qui n'aurait que des expériences de lecture pour rencontrer un nouveau texte, le lecteur idéal. S'il est vrai que chaque lecture mobilise des lectures précédentes, le lecteur s'investit aussi par ce qu'il est, ce qu'il vit et grâce à d'autres expériences «culturelles».
Nous replacerons ainsi au coeur de la lecture à la fois l'auteur, son texte et son lecteur.

Les présentations de livres faites par un adulte sont une première démarche la plus facilement réalisable encore faut-il qu'elles ne s'inscrivent pas dans cette «idéologie» de l'écrit qui transcende notre vécu, qui donne des leçons et qu'elles ne relèvent pas d'un effet zapping en s'enchaînant les unes après les autres (et à l'intérieur de chacune d'elles les livres les uns après les autres). J'ai bien souvent l'impression que l'on risque à nouveau de «dispenser de la culture» à ceux qui n'en ont pas besoin et laisser de côté les exclus de l'écrit si l'on replace le livre fictionnel, à travers les présentations de livres, dans ce «culte scolaire du livre». Trop souvent, les présentations de livres deviennent des présentations de cinq textes (même thème, même auteur, même éditeur, même collection...), de cinq histoires qui donnent cinq morales identiques ou différentes avec cinq écritures différentes. L'auteur, et le lecteur disparaissent sous une unique lecture narrative.
Les lecteurs-enfants sont encore plus présents lorsqu'ils présentent eux-mêmes des livres : avant de se lancer dans la lecture des livres, ils doivent alors mobiliser leur expérience, leur vécu, leurs connaissances, de poser toutes les questions qui les préoccupent et de réfléchir aux réponses qu'ils pensent trouver dans les livres à présenter. Ils sont aussi présents lors de mises en réseau des écrits des enfants avec des écrits d'auteurs de la littérature jeunesse (13).

Aujourd'hui, à la lumière de certains écrits théoriques, les présentations de livres peuvent s'objectiver par rapport à ce que nous pressentions encore faut-il comprendre qu'elles doivent être mises en réseau avec le vécu des enfants, qu'elles ne soient pas coupées de leur vie quotidienne mais qu'elles s'y intègrent comme une aide pour comprendre ce qu'ils vivent en se confrontant à l'auteur et à son texte.

notes
(1) Matéo Maximoff : Les Ursitory, Le prix de la liberté, Savina, La septième fille, etc.
(2) «Le pacte, c'est la manière dont on prend un message; c'est l'élargissement de la notion de circonstances que les linguistes utilisent en la limitant aux conditions spatio-temporelles de la situation d'énonciation à connaître pour comprendre la signification de l'énoncé.» «Un livre enferme quand il ne propose pas de fonctionner par navigation et errance du moins entre deux pactes : c'est une lecture de captation.» (Passeron) (lire article La notion de pacte dans les Actes de Lecture n°17)
(3) Les règles de l'Art - Éditions Seuil - dans les premières pages de ce livre, Bourdieu propose une passionnante lecture de l'Education Sentimentale
(4) La figure de l'auteur - Éditions Seuil
(5) Les limites de l'interprétation et Lector in fabula - Éditions Grasset
(6) Présenter des livres aux enfants (Yvanne Chenouf - Rolande Millot) - Actes de lecture n°25, mars 1989, p .30
(7) «... les différents dispositifs narratifs...» permettent à l'auteur de surdéterminer son texte et de s'assurer que les lectures qui en seraient faites, seraient aussi proches que possible de ce qu'il souhaitait, sans interdire, bien au contraire, le jeu croisé des désirs.» (Couturier)
(8) Si elles sont maintenant très bien faites, toutes les bibliographies qui existent me paraissent incomplètes si elles ne prennent pas en compte la grande variété de ce qui est produit, le système dans lequel les livres sont produits et ne réfléchissent pas au rôle de l'écrit fictionnel et à ses chances de survie.
(9) Cet avenir, aussi bien contenu dans des écrits prenant le passé ou le présent comme toile de fond que dans des écrits futuristes, est celui que chaque nouveau texte permet à chaque lecteur de consolider ou de détruire ; cet avenir qui se fait et se défait au fur et à mesure des lectures rencontrant le quotidien du lecteur.
(10) Choisi par Nicole Priollaud dans «Aimez-vous lire ?» aux éditions Liana Levi. Nicole Priollaud pose aussi cette question à Apollinaire, Balzac, Daudet, Flaubert, Michelet, Montaigne.
(11) L'idée de lecteur modèle d'Umberto Eco est «salement bousculé». Cela est d'autant plus vrai en littérature jeunesse que cela en est presque caricatural et qu'il suffirait d'un rien pour qu'il soit dit une fois pour toute qu'il y a des auteurs et des écrits pour tels types d'enfants et tels enfants pour tels types d'auteurs et d'écrits. Que tel enfant doit se poser telles questions et pas celles-ci. Ce qui se fait déjà. Il suffit de regarder les trois groupes que je vous ai proposés plus haut ainsi que les sous-groupes pour faire des catégories d'écrivains par rapport à leurs enfants-lecteurs modèles (ainsi qu'à la grosseur du porte-feuille de leurs parents). Cette catégorisation ne relève pas forcément d'eux mais des politiques pas seulement économiques menées par les maisons d'éditions.
(12) Pour une observation des circuits-courts (Françoise Laurent - Alain Déchamps) - Actes de lecture n°57, mars 1997, p.48
Alain Déchamps