La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°61  mars 1998

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Salon des bébés lecteurs


Sur le thème : livres, bébés et familles en 1997, le salon des bébés lecteurs fêtait ses dix ans. Cette manifestation est organisée par une association spécialisée : Promotion de la lecture (8 allée des Pyrénées 21000 Dijon) en collaboration avec une collectivité locale : la ville de Quétigny (21800).

Le salon des Bébés lecteurs est ouvert au public, il accueille, sur inscription, des collectivités de jeunes enfants, des petites sections d'écoles maternelles, des assistantes maternelles et des groupes familiaux.
Il propose :
une scénographie qui transporte au bord de la mer,
des contes et des histoires par des conteurs professionnels,
des lecteurs et des "ouvreurs de livres"
des lieux de lecture, d'échanges, de jeux,
des représentations théâtrales, livres dansés ou joués, un parcours-lecture
des animations musicales
une librairie spécialisée

Deux journées professionnelles sur le thème : du livre et des familles se déroulent au Centre Départemental de Documentation Pédagogique et voient se succéder :
Christian Bruel, écrivain et éditeur,
Lucette Savier, éditrice et formatrice en littérature de jeunesse,
Juliette Campagne, de l'association Lis avec moi,
Monique Tricot, psychanalyste,
Bruno Ribes, sociologue et philosophe,
Pierre Sansot, philosophe et écrivain.

Un ensemble d'interventions pour permettre l'analyse d'un itinéraire de la création à la médiatisation d'un objet culturel, le livre pour les tout petits, qui chemine vers les familles ; quelles familles aujourd'hui ?

En hommage à René Diatkine, récemment décédé, cette citation a ouvert les journées professionnelles : Le handicap socioculturel n'est pas une fatalité, c'est un malheur.

L'édition pour les tout petits, état des lieux et réflexion.

C'est Christian Bruel qui fait la première intervention. C'est une intervention en forme de signal d'alarme : les problèmes économiques que rencontre l'édition actuellement gagnent l'édition pour la jeunesse qui en avait été jusque-là à l'abri. Une intervention en forme de supplique également : faites (faisons) que ne soit pas entravée la liberté créatrice des auteurs et des éditeurs, faites (faisons) qu'il soit possible de proposer aux enfants des vrais livres, des livres (objets) qui soient des "machines à faire du sens". Car, comme le dit Pierre Bergounioux cité par C. Bruel, si la littérature c'est bien faible quand il s'agit de résister à l'oppression économique ou politique, cela peut cependant permettre de résister à l'oppression mentale, en offrant la possibilitéde nommer le réel, de développer des structures, de proposer des leviers pour changer le monde. L'album permet cette résistance idéologique car la fiction est un mode de pensée (par la présence des personnages, leur fonctionnement...). L'album offre un monde repensé, propose des modèles de comportement.

Des contraintes économiques...
Comment faire, demande C. Bruel, pour que les auteurs et illustrateurs (ou éditeurs) de livres pour la jeunesse puissent offrir des points de vue sur le monde dignes, puissent s'adresser à l'autre sans souci de faire de l'audimat, d'aller dans le sens du poil, afin de pouvoir vivre de leur travail, de leur art (ou de pouvoir payer les salaires) ?
Comment faire pour que les lois du marché n'influent pas sur les politiques éditoriales ? Quand on sait que la Compagnie Générale des Eaux est le plus grand éditeur de France et que l'autre partie est détenue par Hachette donc Matra, il y a en effet de quoi ne pas rester indifférent.
Si on assiste à une inflation du nombre de titres (mais tous les ouvrages qui paraissent ne sont pas de la littérature !), on constate une baisse certaine du tirage. Le seuil de rentabilité (de survie) pour une maison d'édition est de l'ordre de 3000 albums vendus par an, précise l'ancien directeur du Sourire qui mord, maison d'édition qui a disparu parce qu'il lui a manqué 200 acheteurs par an... La diminution du nombre de points de vente fait qu'un livre de jeunesse sur deux est vendu en supermarché, la qualité de l'offre de diffusion finit par influer sur la qualité de la demande...

Des contraintes idéologiques...
Christian Bruel s'insurge d'autre part contre ce retour de flammes idéologique inquiétant auquel on assiste avec tous les cortèges de stéréotypes de comportements qui reviennent. Dans la plupart des albums, on reste très près de la représentation du réel, très pédagogique. Or, on a besoin pour rôder notre rapport au monde, de ce supplément d'espace et de temps qui nous fait défaut et que seul propose l'artiste. Très peu de livres proposent des illustrations non figuratives, articulées avec l'art contemporain. L'art contemporain (image et texte) doit traverser la littérature de jeunesse.
Qu'est-ce qui se joue pour que d'une œuvre artistique ça devienne "ma" vérité ? Il ne peut y avoir de pensée que s'il y a trouble. Qu'est-ce qui se passe dans la tête du lecteur pour qu'il y ait vérité de révélation ? En accord avec Claude Simon, C. Bruel affirme que, pour que ça se joue dans la sensibilité du lecteur, ça doit se jouer d'abord dans la sensibilité de l'auteur ("selon que j'écris : le pont franchit la rivière ou la rivière passe sous le pont, mon lecteur ne verra pas la même image", Le Monde 19 septembre 1997).
Les albums doivent être des œuvres d'art c'est à dire des biens qui nous déchargent de nos peurs, de nos questions, qui nous renvoient à l'intime, à notre isolement qui nous ébouriffent, nous questionnent, nous rendent le monde plus clair ou plus obscur et qui seront des référents communs, d'incontournables objets de médiation, de transition entre l'enfant et l'adulte qui les lisent ensemble.

Des solutions...
En revanche, si la vente des albums subit une baisse certaine, le prêt augmente sensiblement dans les bibliothèques. Une solution pourrait être envisagée et qui consisterait à faire payer le prêt, mais par qui ? Les parents ? Les municipalités ? L'état ? Pourquoi pas s'il considère comme il l'annonce que la lecture est une priorité nationale ? propose C. Bruel.
Il signale également que certaines municipalités, conscientes de la priorité à accorder à la lecture, non seulement offrent un livre à chaque bébé qui vient au monde mais font de gros efforts au niveau des équipements en livres des bibliothèques, crèches, garderies... (C'est le cas de la ville de Montreuil qui, par ailleurs, organise chaque année le très célèbre Salon du livre de jeunesse).

Photo de famille : analyse de la représentation familiale dans les ouvrages pour les tout petits.

La famille dans les albums ou comment la famille est-elle intégrée ou évacuée dans les histoires ? De quelle famille s'agit-il ?
À partir de l'analyse d'environ 200 albums, Lucette Savier dresse un portrait de la famille "type" proposée par la littérature de jeunesse.

Les mamans
Elles sont parfaites : belles, jeunes, douces, attentives, compréhensives, patientes, protectrices, rassurantes, souriantes. Elles cuisinent, rangent, font les courses, si elles sortent elles rentrent bien vite, elles savent jouer, être complices de leurs enfants. Elles éduquent avec assurance, sont convaincues de leur rôle. Elles se font parfois aider dans leur tâche éducative (nourrice, crèche). Il leur arrive très exceptionnellement d'être dépassées ou désemparées ou mises en difficultés par leur progéniture terrible, très turbulente. Si elles se fâchent parfois, les enfants veulent rarement en changer. Quand on n'a pas de maman, on se débrouille comme on peut mais on finit par en trouver une.
Quand la maman est l'héroïne de l'album, la famille présentée est monoparentale par défaut ; rien ne dit s'il y a un père, un amoureux...
Si on se demande : À quoi rêvent les mamans ? Quels sont leurs désirs ? Quelle est leur personnalité ? Que font-elles en dehors des tâches ménagères ou d'éducation ? Les albums n'apportent pas de réponses. Les mamans ne sont pas des personnages.

Les papas
Il n'en est pas de même des papas ! Ces derniers travaillent dehors. Ils portent des lunettes (symbole sans doute de sérieux, d'intellectualisme). Quand ils sont à la maison, ils lisent le journal, se reposent après leur journée de travail, aident (dans le meilleur des cas). Ils sont actifs, font des tas de choses, s'occupent parfois des enfants mais ne savent pas très bien ou pas du tout. Les papas on les imite. Ils parlent de choses graves, sérieuses ; les mamans, elles, parlent de tendresse, d'affection. Quand ils rassurent, c'est de loin, alors que les mamans le font de très près, dans leurs jupes. Dans les illustrations, ils sont grands, très grands, les mamans ne le sont pas autant. Même quand ils sont les héros, il y a toujours la maman.
En conclusion, les papas font, les mamans sont. Ils sont comme la cerise sur le gâteau, arrivent à la fin, concluent, cueillent les effets d'un travail précédent pour lequel ils n'ont rien fait. Il faut cependant signaler un cas unique dans lequel les émotions, les doutes du père sont suggérées sous forme de questions : Papa : Maman (N. Heidelbach, Sourire qui mord)

Les familles
Quelques albums tentent d'expliquer ce que c'est qu'une famille et le font sur le mode énumératif : les composants de la famille. La famille est présentée morcelée, on ne montre pas les liens entre les différents morceaux. Elle est présentée comme un cadre mais ne vit pas : rien n'est dit, n'est montré sur les relations entre ses membres, sur ce qui s'y passe, s'y dit, s'y échange, s'y trame. Pour avoir un aperçu de ce qui s'échange, se vit dans la famille, il faut consulter la série toute entière (cf. la série La famille souris, École des Loisirs) et encore, la famille y est présentée de façon idéalisée avec beaucoup d'amour et quelques rares éclats de colère.
Quelques rares exceptions : Très très fort (H. Oxenbury, Flammarion) , Mon grand album de bébé (C. Bruel, A. Galland, A. Bozellec, N. Claveloux, Sourire qui mord, Gallimard).

Les grands-parents
Ils sont là pour tempérer, modérer. Ils transmettent, ils expliquent. Ils meurent.

Les frères, les sœurs
Il y a des conflits, des oppositions, des jalousies, mais ça se termine toujours par une réconciliation et de l'amour.

En conclusion, on retrouve beaucoup de stéréotypes que ce soit sur la mère qui protège, rassure et éduque, le père qui sépare de la mère et ouvre au monde, les grands-parents qui transmettent ou les frères qui s'opposent. On retrouve dans ces comportements présentés les traces des enseignements de la psychologie sur lesquels s'appuient les auteurs.
On ne trouve aucune trace des membres plus éloignés de la famille : oncles, tantes, cousins, cousines qui pourtant participent à son fonctionnement et sont présents aux repas, mariages, enterrements, et apparaissent sur les photos.
On constate d'autre part que la famille est centrée sur l'enfant, qu'on place l'enfant au centre de la famille. Est-ce à dire que c'est l'enfant qui crée la famille ? Les albums répondent oui, l'enfant est le seul projet familial possible. À travers les albums, l'enfant ne peut percevoir le réseau de liens qui existent autour de lui, il ne peut que se sentir magnifié, vécu comme un cadeau, et on voit tout de suite les risques de dérapages vers l'idée de l'enfant roi, créateur de bonheur, projection du père ou de la mère (tu feras/seras ce que je n'ai pas pu faire/être) ou empêcheur de vivre (on lui sacrifie tout). Que tout le bonheur puisse venir de l'enfant reste problématique : cette image de bonheur par la famille peut empêcher de penser à d'autres formes de bonheur.
Il n'y a pas non plus de représentation dans le temps de la famille, il n'est jamais question de la lignée, de l'enchaînement des individus.
Pas question non plus de la réalité sociale de la famille : les amis, le travail de la mère, le cas des parents séparés et l'existence des familles "recomposées" n'y sont abordés ni celui de la diversité des familles.
En résumé, la famille est le plus souvent biparentale, avec deux enfants, dans une classe sociale moyenne, plutôt rurale (pavillon avec jardin), une culture européenne, dans une époque vaguement contemporaine.
Lucette Savier évoque les dangers pour les enfants à n'utiliser que cette littérature qu'elle qualifie "d'occupationnelle": on y parle d'eux, bien sûr, mais d'une façon qui les flatte et qui les fait tourner en rond, tout y est simplifié à l'extrême, le livre se veut un miroir dans lequel l'enfant doit reconnaître sa propre image, où tout se passe par et pour l'enfant, ce qui ne peut que développer un comportement nombriliste.
Elle encourage à proposer des nourritures livresques plus questionneuses, plus ouvertes. Et elle suggère, par exemple, John, Rose et le chat (Jenny Wagner, 2 Coqs d'or) qui traite de l'intrusion d'un tiers dans un couple fusionnel, de Remue ménage chez Madame K (W. Erlbruch, Milan) qui aborde la notion de désir d'être avec quelqu'un...
Elle alerte les professionnels de la petite enfance sur la nécessité de regarder de près ce que la littérature enfantine véhicule et à combler tous les manques dont elle vient de parler car si la littérature doit rendre vraisemblables les possibilités du réel, si elle doit faire écho à ses propres fantasmes, ses propres questions, il y aura beaucoup d'enfants qui se sentiront exclus dans ce qui leur est proposé actuellement.

Des créateurs aux familles, quels chemins ?

Juliette Campagne présente les activités et les objectifs d'une opération "Lis avec moi" menée depuis 1989 dans la région Nord - Pas-de-Calais. "Lis avec moi" fait partie de l' A. D. N. S. E. A. (Association Départementale du Nord pour la Sauvegarde de l'Enfance, de l'Adolescence et des jeunes Adultes). "Lis avec moi" se réfère surtout aux actions menées par A.T.D. Quart Monde et en particulier aux bibliothèques de rue. C'est aussi la rencontre avec A.C.C.E.S. (Actions Culturelles Contre les Exclusions et les Ségrégations, association créée à l'initiative des psychanalystes Marie Bonnafé, René Diatkine et Tony Lainé) et la collaboration qui s'instaure entre les deux équipes qui nourrissent et confortent leurs pratiques.
Face aux inégalités culturelles, "Lis avec moi" se propose de permettre l'accès à la culture du livre pour tous. Les actions sont menées auprès de publics très en difficultés. Il s'agit de lire des histoires à voix haute aux tout petits, aux plus grands, aux personnes âgées. Ces lectures se font dans des lieux non institutionnels afin de ne pas créer de blocages ou de refus liés aux mauvais souvenirs et autres sentiments d'échec et de culpabilité liés à l'idée d'école : jardins publics, crèches, haltes-garderies, hôpitaux, Sécurité Sociale, C.A.F, Foyers d'accueil et d'hébergement, pelouses des immeubles, plages...
Les parents sont toujours associés aux lectures afin de leur permettre de réagir, d'échanger avec leurs enfants, d'avoir un vécu commun.
Les lectures sont faites par des professionnels, des bénévoles, des parents eux-mêmes ("Lis avec moi" propose des formations).

Les intervenants de la deuxième journée traitaient plus particulièrement des familles dans la continuité du thème sur les livres :

Ce qui construit l'enfant : le oui, le non

Premier problème évoqué par l'intervenante : comment rester fidèle à la demande et au titre tout en restant dans sa discipline ? Exercice acrobatique comme les aiment les universitaires. Le début de l'exposé a tenté de mettre en relation les termes de lecture et d'écriture, le livre et le développement psychique du bébé :
le livre comme intermédiaire de ce qui se joue sensoriellement, affectivement entre parents et tout petits,
la famille (la lignée) comme livre dans lequel le bébé pourra écrire le chapitre qui est le sien,
le petit défini comme surface d'écriture de l'histoire de la famille,
la mère qui au-delà du maternage se fait lectrice de la vie du corps de son enfant (c'est par cette lecture que l'enfant s'introduit au langage),
le bébé est-il lui-même lecteur de sa mère ?
si un petit humain a à construire son histoire singulière et si on lui en laisse la possibilité, n'est-il pas également une histoire d'écriture, écriture du désir des parents ?
le livre, support langagier contient les mots et l'univers fantasmatique qui donnent à l'être humain son épaisseur et son mystère.

La construction par le oui et le non
Comment le oui et le non se construisent-ils dans l'espace psychique de l'être parlant ? Comment le oui et le non viennent-ils à s'écrire chez l'enfant afin qu'il puisse en user personnellement, subjectivement dans sa propre parole ? Quel est le travail de lecture et d'écriture nécessaire pour qu'un enfant fasse fonctionner ces structures fondamentales que sont l'opposition et l'acceptation ?
Dans sa présentation, Monique Tricot disait que le terme bébé lecteur lui évoquait nourrisson savant. Elle revient sur cette idée en parlant de compétences de nourrisson, ce qui est un terme nouveau. Avant le bébé était considéré comme un organisme insensible ou comme un petit fétiche. Cette notion de compétence affirme que le bébé, à peine né, est déjà porteur de toutes les potentialités de l'espèce humaine. Non seulement il est compétent mais il est performant dans de multiples domaines : linguistique, mathématique, physique...À 4 jours, il différencie langue maternelle/langue étrangère ; à 4 mois il a la notion d'addition et de soustraction ; à 6 mois, il sait prévoir qu'un objet va tomber... Puis ces qualités semblent se perdre. L'appropriation du langage empêche-t-elle le développement des ces qualités innées ?

La préhistoire du oui et du non.
Madame Tricot réaffirme l'extraordinaire capacité d'adaptation du bébé humain aux situations les plus extraordinaires. D'où l'idée que le bébé écrit sa propre histoire s'il peut se faire le lecteur de sa mère, des signes qu'elle produit. Il construit alors seul le oui et le non. Si la mère est d'abord et surtout lectrice de son bébé et des signes qu'il produit, cet excès de vigilance précoce l'empêche de lire lui-même. Plus la lecture de la mère est immédiate, avec des réponses adaptées, plus le nourrisson est soulagé d'une progression trop précoce de lecture, délivré de la question du oui et du non, peut organiser son monde psychique.

Le oui
À partir du chaos premier de ses sensations (la faim, ce qu'il expulse, ce qu'il voit, entend...) va se profiler l'écriture de son histoire. Parce que la mère sait lire des cris, des expressions, qu'elle s'adapte au plus juste, l'enfant trouve au plus juste l'alphabet de ses perceptions, sensations, émotions : le oui se construit. Le oui confirme l'enfant comme objet d'amour, le rassure, construit les moyens progressifs de supporter le non. Dans cet espace, il n'y a pas encore de non. Résonnent aussi en lui les " éprouvés " de la mère : troubles, malaises peuvent être l'écriture de ces résonances. Il ne peut pas encore dire non pour se protéger de ce qui n'est pas son histoire à lui. Certains bébés savent s'isoler de ce monde (pouce, cris...).
Le non
Dès que nous naissons, nous sommes au-delà du besoin : pour vivre, nous sommes amenés à demander donc à prendre le risque du refus. Demandes de nourriture, de reconnaissance, d'amour, peuvent avoir une réponse différée. Le premier non se dit sous la forme de « attends » et, dans la continuité du flux mère/enfant, enfant/mère, commencent des pointillés. L'attente de la satisfaction des besoins produit des images olfactives, tactiles... c'est la naissance d'une pensée et l'entrée dans l'espace temps.

Un vécu massif est fait de satisfaction et d'insatisfaction. Cette structure capitale d'opposition se construit dans présence/absence (ici, ailleurs), moi/non-moi, connu/étranger... Le bébé prend conscience que sa mère n'est pas tout à lui : elle a d'autres exigences, d'autres désirs. Elle n'est plus tout oui. La rencontre avec le non essentiel, c'est l'interdit de l'inceste. C'est la fonction du père d'écrire un non définitif entre l'enfant et la mère : « non, elle n'est pas tout pour toi, ni toi tout pour elle ». Ce non dont le père est le support permet à l'enfant d'entrer vraiment dans le langage et d'user à son tour du oui et du non. Le processus langagier et intellectuel naît de l'enracinement corporel, pulsionnel de l'affirmation et de l'opposition.
Le oui a une source corporelle dans le mouvement d'appétence pour tout ce qui est bon, qu'on veut s'approprier ; il s'inscrit dans une pulsion de vie, force qui tend à absorber, à faire sien, à unifier.
Le non a une source corporelle dans les mouvements qui tendent au rejet, à l'expulsion ; il s'appuie sur une pulsion de mort ou de destruction, et découle d'une force qui tend à ne pas rester dans l'unification.

On le voit, le schéma est classiquement très freudien. Malgré l'habileté de l'intervenante, qui a su choisir d'entrer par la métaphore de l'enfant qui "lit" sa mère et "écrit" son histoire, on peut rester " frustré " quant à nos préoccupations sur la lecture et les livres. Cette entrée aurait pu déboucher sur comment les livres s'y prennent pour aider à la construction du oui et du non chez les tout petits ou au contraire ne la prennent pas en compte. Les affirmations peu contestables: « le livre est un support du lien langage », « quand il n'y a pas de livre comme support de plaisir partagé, souvent il n'y a pas non plus d'autres plaisirs partagés » dans un mini-débat, n'ont rien apporté de plus à un exposé par ailleurs brillant (il était écrit ; l'intervenante ayant annoncé qu'elle ne pouvait pas parler sans écrire). L'écrit, un outil pour l'élaboration d'une pensée ?

Évolution des structures familiales, place du jeune enfant aujourd'hui.

Évolution des structures familiales et son impact.
Tout le monde s'accorde à parler d'une "nouveauté" familiale. Bruno Ribes prévient qu'il faut se garder de s'arrêter à ce constat et aller voir au-delà de cette nouveauté annoncée comme évolution un peu catastrophique : baisse de la natalité et des mariages, familles recomposées... Il conseille de :

- la relativiser
Pour cela, il est utile de se donner quelques repères historiques et tenir compte des conditions culturelles.
Les naissances : aujourd'hui, naissent 2 enfants par femme en moyenne. Au 18 ème, la moyenne était de 6 enfants par femme mais 2 seulement survivaient.
Les mariages : ils n'étaient pas aussi nombreux dans le passé qu'on pourrait le croire. Souvent, seul l'aîné se mariait ; en 1870, en région parisienne ou toulousaine, on ne se mariait qu'après la naissance du premier enfant mâle ; on ne pouvait s'installer comme agriculteur, commerçant ou artisan que si on était marié.
Les familles recomposées : aujourd'hui, il y aurait plus de familles monoparentales et recomposées, plus de divorces. C'est oublier que dans le passé les remariages étaient fréquents puisque le veuvage était précoce (espérance de vie 37 ans).
On ne constate pas de nettes différences statistiques mais des conditions culturelles différentes.
Il faut aussi se méfier de l'interprétation trop rapide des données démographiques sur les transformations des situations familiales. Les indices démographiques en Italie ont changé récemment sans qu'on puisse attribuer ce changement à une raison particulière : industrialisation, urbanisation, crise du logement, perte de l'influence du catholicisme, plus de prise de responsabilités de la part des parents... C'est certainement le résultat d'une conjonction de facteurs.
Quand aujourd'hui on nous annonce de façon dramatique 12 % de familles monoparentales, on oublie que 88 % ne le sont pas. Quant aux 12 %, est-ce que ce sont les mêmes familles qu'il y a 2 ans ? est-ce que ce seront les mêmes dans 2 ans ? Personne ne le dit.
Bruno Ribes parle alors d'évolution d'une "mentalité collective" dans laquelle on trouve les rapports à la vie, à la mort ; les rapports au passé, à l'avenir ; à l'espérance ou à la désespérance ; à la peur ; à la joie... sans qu'on sache très bien ce qui forme et transforme cette mentalité collective.

- La situer en considérant ces 3 notions : la famille incertaine ; la famille seconde ; la famille isolée

la famille incertaine : quand commence la famille ? quand se termine-t-elle ? difficile à préciser. La loi du 8/01/93 va faire disparaître la notion de famille incertaine puisque, en cas de séparation, le père, s'il a reconnu l'enfant, garde l'autorité parentale et seul un juge peut la retirer. Le lien de filiation est indissoluble ; c'est donc l'enfant qui crée le lien, qui fait la famille. Il faut donc différencier vie de couple et famille.

la famille seconde : autrefois, c'était par la famille que la femme s'insérait socialement (dans les filatures, jusqu'en 1940, quand un couple travaille, c'est l'homme seul qui est payé au nom des deux) ; maintenant l'insertion sociale de la femme, par sa vie d'étudiante puis professionnelle, se fait avant et indépendamment de l'insertion familiale. Le rapport au travail est donc modifié. Avant, 78 % des femmes qui travaillaient avaient des enfants. Actuellement, 93 % qui travaillent ont ou auront un enfant. La femme n'a plus un enfant seulement pour exister socialement. L'enfant est ressenti comme un plus-être. Elle ne peut s'investir totalement professionnellement parce qu'elle a besoin de ce plus. Par conséquence, l'enfant est investi de tous les désirs, de toutes les aspirations. Il est surchargé par ce plus-être. On va lui faire partager soucis, peines, peurs, responsabilités, secrets qu'il ne peut pas porter. Il est considéré comme un adulte en miniature. Les livres devraient tenir compte de cette surcharge de responsabilités partagée sans pouvoir l'assumer. Autre conséquence, la famille actuelle exerce beaucoup de chantage affectif dont l'enfant sort meurtri ou stimulé artificiellement.

la famille isolée : autrefois, dans le village ou le quartier, tout le monde se connaissait. Un contrôle social (plus ou moins supportable) s'exerçait (il fallait se cacher pour pratiquer l'adultère...). Ce contrôle social existe de moins en moins.
Autrefois, le petit enfant avait peu de contact avec son père (sauf dans le monde paysan) mais il en avait avec des substituts paternels : curé, instituteur, grand-père... qui constituaient autour de lui une relative communauté éducative. Aujourd'hui, cette communauté éducative existe toujours mais souvent sans cohérence entre ses membres : crèche, école, nourrice... et avec un personnel très féminisé. Pour la première fois dans l'histoire, le père est seul à pouvoir représenter l'homme ; or son statut est fortement relativisé du point de vue du savoir (technologies nouvelles qu'il maîtrise mal), du professionnel (chômage), de la famille (il n'est pas indispensable). Alors, que transmet le père ? Qu'est-ce qu'il est ; à quoi sert-il ? Sa fonction était de séparer l'enfant de la symbiose maternelle pour lui permettre d'affronter la vie sociale et de constituer un repère. Peut-il encore le sécuriser ? Avec la perte des traditions ouvrières, paysannes, bourgeoises, aristocratiques, on assiste à une désagrégation du tissu familial et social.

Les conséquences sont parfois désastreuses pour l'enfant, il peut rechercher la force du nombre pour se sécuriser (constitution de bandes) ou imaginer que l'humanité peut être sauvée par des héros surpuissants équipés de machines aux pouvoirs exceptionnels. Pour Bruno Ribes , c'est mieux d'avoir des fées pour meubler l'imaginaire des enfants.
Il insiste sur la nécessité de développer les mouvements associatifs pour lutter contre ce phénomène de famille isolée.

- La dépasser
La représentation fondamentale de la famille change. L'État "providence" surinvestit la famille : il compte sur la solidarité familiale renforcée par l'obligation alimentaire légale parents/enfants, enfants/parents.
B. Ribes note d'autre part une inversion de la place de la famille dans la société. La famille devient le rempart pour lutter contre la montée de l'individualisme. Autrefois, on devait quitter sa famille pour vivre sa vie. Aujourd'hui, elle devient un refuge. Dans une société qui oppresse, uniformise, on rêve d'un lieu d'épanouissement, d'une sorte de bulle, havre de paix : la famille. Par une métaphore, il explique qu'on revendique de la "tige sociale" la "sève"(l'argent) pour alimenter la fleur de cette "tige". Auparavant, la famille était la tige sociale dont la société était la fleur.
Le temps imparti étant écoulé, B. Ribes a conclu sur une question : qu'est-ce que la famille donne que la société ne peut pas donner ? Sa réponse : des existentiaux, conditions fondamentales qui permettent d'exister, comme le rapport aux origines, au corps, au temps dans sa continuité (ascendance, descendance, transcendance), à la mort, à la parole... et qui posent toute la question du sens de l'existence.
Ce discours veut montrer que la "nouveauté" annoncée n'est pas dans la dégradation de la notion de famille mais davantage dans son changement de place en tant que construction sociale et dans la "mentalité collective". Face à la précarité économique, à la scolarité plus longue, au manque de travail..., c'est la famille qui est le refuge, ce qu'elle n'était pas avant. Elle est essentielle.

Pour des raisons d'impératifs horaires, il n'y a pas eu de débat. L'exposé, encore une fois, est resté un exercice académique, se voulant objectif, exclusivement dans le domaine de compétence de l'intervenant. Le débat n'ayant pas eu lieu, l'intervenant se voulant manifestement très extérieur, dans son rôle d'expert, il a manqué une dimension sociopolitique sur un sujet sensible et actuel. Nous aurions souhaité plus de rapports avec la littérature de jeunesse, à partir de cet éclairage sociologique.
Nous avons (enfin) compris que le titre de ces journées professionnelles "du livre... pour la première "et des familles" pour la deuxième pouvait être lu comme 2 thèmes distincts et que les points de suspension ne marquaient qu'une rupture chronologique et n'établissait pas forcément un lien logique.

Les vieux, ça ne devrait jamais devenir vieux

Pierre Sansot a fait un numéro brillant (trop ?), un peu décevant pourtant sur le thème "Les vieux, ça ne devrait jamais devenir vieux". Enchaînement de jeux de mots (au salon des pépés lecteurs, pour débuter...), verve et verbe étonnants, citations, tourbillon de points de vue esquissés, survolés. Difficile pour nous d'y retrouver une cohérence dont on puisse rendre compte. Son intelligence, son vécu, ses références, ses clins d'œil lui permettent de tenir la scène de manière époustouflante et de fasciner un public. Mais cela relève un peu de l'illusionnisme. Comme il avait carte blanche, il pouvait donc parler de tout et de rien et surtout de lui. Retenu pour vous :

ses "existentiaux", ses "fondamentaux" :
- la vie ne va pas de soi, il a besoin de l'aide des autres, il faut se sentir faisant partie des gens.
- un parti-pris de positivité : qu'est-ce qui rend les choses existantes ? qu'est-ce qui fait que les choses tiennent encore debout ? qu'est-ce qui rend le monde habitable ? qu'est-ce qui rend la parole possible ?
- le monde est riche, le monde est une offrande.
C'est ce regard émerveillé sur le monde et les gens, les réponses quotidiennes à ces questions qui lui donnent envie de se lever chaque matin, de parler le monde, de l'écrire. Ce sont d'abord les gens qui rendent le monde habitable. Dès qu'on parle de quelque chose à quelqu'un, il devient un témoin du monde. Il faut faire crédit à celui qui écoute.

de la "culture" :
- donner, échanger. On n'échange pas que par la parole ou les livres. Il faut apprendre à lire les non-dit (les visages par exemple).
- faire que le monde soit habitable. Habiter, c'est avoir un ici et un maintenant. C'est se réapproprier le monde qu'on n'a jamais dans sa totalité. Pour se réapproprier, il faut déjà s'être dessaisi, désapproprié. Un homme authentique, c'est celui qui doit sans cesse se réapproprier les choses.
- L'invisible gouverne le visible mais il est déjà dans le visible.
- Une culture populaire, c'est celle qui transforme le monde. Chacun est un "bricoleur" qui apporte des modifications sur soi, pour les autres, sur le milieu.
- développer le monde d'horizon en horizon sans jamais atteindre.
- La culture dominée n'est pas une réplique de la culture dominante.

de la lecture et de l'écriture
Lire pour lire, c'est gratuit, injustifiable. Lire, c'est relire, c'est anticiper. Autrefois, on empêchait de lire. Aujourd'hui, on force à lire. (même dans le lit des bébés !)
Écrire, est-ce parler de la même manière ? On écrit pour clouer le bec à la réalité, pour magnifier la réalité, pour donner un but à sa vie.

Pour conclure, il nous semble qu'il a manqué, dans ces journées professionnelles, une synthèse, une espèce de lien dynamique, qui aurait pu être la "patte" de l'association Promotion de la Lecture. Nous nous attendions à entendre parler des rapports entre les livres et les familles : quels liens sont faits, à faire, à défaire, à refaire ? Certains ont parlé uniquement des livres, d'autres uniquement des familles, quelques-uns ont évoqués ces liens.
Personne n'a soulevé le problème des familles qui ne lisent pas et qui ne savent pas l'importance de la lecture dès le plus jeune âge. Pourquoi ne lisent-elles pas ? Que faire pour qu'elles lisent ? Nous ressentons encore plus fort l'urgence d'une politique de lecturisation. Chacun sait bien, quelque part, que la promotion de la lecture dépasse la simple bonne volonté et l'action caritative. Peut-être certains pensent-ils que la lecture est un terrain neutre, culturellement idéalisé, qui ne serait ou ne devrait pas être traversé par les crises ou les contradictions de la société ? La citation de Diatkine placée en exergue a complétement disparu du débat dans ces journées professionnelles.

Pourtant, il nous semble important que de telles manifestations existent parce qu'elles s'adressent majoritairement à des gens engagés sur le terrain, qui utilisent des livres et ont quelque avis dans le choix et l'achat de livres. C'est bien d'alerter, comme l'ont fait C. Bruel et L. Savier, sur les conditions de production de la littérature de jeunesse, sur la liberté de création menacée, sur les stéréotypes contenus, souvent insidieux.
Il faut noter la volonté louable de varier les domaines de compétence des intervenants pour fournir des éclairages et des entrées différents : édition, auteur, formation, psychanalyse, sociologie, philosophie, association.
Le salon proprement dit, avec des animations de qualité, attire régulièrement un large public (en nombre et en diversité). L'organisation était excellente.

Jo & André Mourey