La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°61  mars 1998

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novembre 1997
3èmes Assises nationales de la Lecture

Villes-Lecture ?



On a beau n'en être pas à sa première fausse bonne idée, il arrive qu'on se demande si, une fois encore, on n'a pas fini par en trouver une vraiment mauvaise. Au départ, tout a l'air pourtant évident, c'est bien sûr. L'entité administrative la plus proche de la vie des gens, l'espace de participation démocratique le plus accessible aux citoyens, le territoire où se réconcilie le moins mal l'identité de chacun éclatée entre ses rôles simultanés, le lieu de rencontre le plus quotidien des acteurs institutionnels autour des mêmes publics, c'est, sans conteste, la commune. Ville ou village, voici l'instance où le pouvoir local élu, acteur et financeur, interagit avec d'autres professionnels, responsables devant des pouvoirs institutionnels venus d'en haut. La lecture, plus généralement les modalités des rapports à l'écrit, fait partie de ces domaines, peu nombreux, où une rencontre peut avoir lieu, non pas comme affrontement entre des légitimités différentes voire opposées, mais comme mise en commun de compétences diversifiées. L'occasion, en quelque sorte, de voir s'ajouter les avantages de la centralisation heureusement jacobine lorsqu'elle permet aux agents sociaux d'échapper aux jeux des clientélismes et des conservatismes locaux en bénéficiant des impulsions nationales et les avantages de la décentralisation lorsqu'elle donne la responsabilité des expérimentations et des développements aux acteurs et à la richesse de leur inventivité face à la réalité.

De toute évidence, la politique de lecture est au confluent de tous ces facteurs de progrès, à la rencontre sur le territoire de la commune, des compétences des grandes institutions nationales, des instances municipales, des engagements associatifs, tout cela convergent dans l'unité de chaque personne à la fois concernée par l'économique, le social, l'éducatif, le familial, le politique, l'intime, le quotidien, le professionnel, etc. Que tous les acteurs de ce territoire prennent en charge l'analyse de l'objet global dans lequel leurs actions s'inscrivent, l'élaboration d'un dessein commun où elles puissent se redéfinir afin de mieux concourir au lieu de se côtoyer, quoi de plus souhaitable ? Qui oserait prétendre que la juxtaposition indéfinie de réponses conjoncturelles à des questions partielles abordées dans l'urgence de leurs conséquences et non dans la compréhension de leurs causes constituera à terme une politique ? D'où l'incontestable estime qui accompagne l'idée de ville-lecture depuis ses débuts et que rien ne dément.

Pourquoi alors est-il si difficile d'avancer dans le réel ? Sur quelle illusion de liberté individuelle qui se paie de l'impuissance collective à promouvoir les personnes prennent racine les résistances ? On ne résoudra rien en allongeant la liste des blocages institutionnels, des calculs personnels, des pouvoirs à sauvegarder. Une politique, même bonne, n'avance pas avec des bons sentiments mais par l'émergence de sa nécessité et dans de nouveaux rapports de forces. Or, il est peu probable, dans les pays industrialisés où seulement 20 % des habitants sont des assidus de l'écrit en même temps qu'assis en certains lieux de la hiérarchie sociale, que la réélection d'une équipe municipale dépende de la réussite de sa politique de lecture. De même qu'on ne voit guère au pied des tours des grands ensembles se prolonger tard dans la nuit quelque débat pour décider si cette certitude de Pélagie dans 'La Mère' de Bertold Brecht: que « lire c'est de la lutte de classes » a encore une actualité. Parce que les uns croient quand les autres disent que ce qui est enseigné à tous est bien de la lecture et que c'est donc après une affaire de goût et de liberté et parce que l'usage de l'écrit dont témoignent les dominants ne peut que persuader les opprimés qu'il ne contribue en rien à la transformation du monde.

Dans cette idée de Ville-Lecture, la Ville constitue une réponse pour autant que la Lecture soit une question. Et tout conspire pour qu'elle n'en pose pas ou pas la bonne, depuis la volonté de réduire la recherche pédagogique à quelques laboratoires de psychologie confondant lecture et identification de mots jusqu'à la décision de livrer la lutte contre l'illettrisme à l'émotion des classes moyennes qui y trouvent matière à quelques pastorales « visant à porter la bonne nouvelle que la lecture est une excellente chose dans les terres de mission que sont les groupes sociaux qui en sont le plus éloignés » en passant par la paupérisation de l'écrit pour les pauvres ou par les mesures humanitaires en faveur de ceux qu'on nomme désormais exclus pour mieux prouver que tout irait bien du côté des inclus. L'intérêt de l'idée de Ville-Lecture se mesure alors moins à la facilité ou à la réussite de ses mises en œuvre qu'au gain de compréhension du fonctionnement global d'un système que les résistances pratiques qu'elle provoque permet à chacun d'explorer. Ni question, ni réponse, mais situation-problème, laboratoire d'innovation sociale, outil volontariste d'investigation, processus de production, à travers le dévoilement des résistances, de transformations donc de savoirs.
Jean Foucambert
mars 1998
n°61 - page 52