La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°61  mars 1998

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novembre 1997
3èmes Assises nationales de la Lecture :
Quelques remarques sur l'histoire des offres d'écriture


Lorsque j'étais venu aux Assises Nationales de la Lecture, à Bordeaux, il y a deux ans, j'avais choisi d'analyser, à propos de l'illettrisme, un document culturel particulier, le film de Claude Chabrol, La Cérémonie(1). Aujourd'hui, au lieu de prendre un document déterminé, une "tête d'épingle", je me propose au contraire d'esquisser à grands traits une histoire des offres d'écritures, en les rapportant aux évolutions du système scolaire français depuis la mise en place de "l'École Ferry". Ce détour par une histoire de moyenne durée (un siècle) me semble utile pour interroger l'émergence depuis une trentaine d'années d'un certain nombre d'entreprises culturelles dont les "Ateliers d'écritures" (des Ateliers destinés aux "écrivains" à ceux qui ont pour clientèle des étudiants, des lycéens ou des SDF) font, me semble-t-il, partie. On peut en effet se demander si l'on n'assiste pas à l'invention d'un métier nouveau, celui d'animateur d'écriture. Elisabeth Bing, quand elle relate son expérience d'atelier d'écriture commencée en 1969 dans un relatif isolement ne pense-t-elle pas avoir "inventé un métier", quelques années après, "dans le déchirement et le plaisir de la transmission" (2) ? Pour tenter de comprendre l'émergence et la spécificité des offres actuelles d'écriture, on doit d'autant plus s'interroger sur les offres d'écriture qui existaient auparavant qu'elles sont curieusement absentes, me semble-t-il, des récits sur l'histoire des ateliers d'écriture. C'est donc aussi peut être une histoire d'un passé peu connu, méconnu ou refoulé qu'il s'agit de suggérer.

D'un monde ....

Comme chacun le sait, sous la III° République, le dispositif scolaire, relativement stable, est structuré en deux réseaux étanches, socialement et symboliquement séparés : le réseau secondaire-supérieur (Ecole des Notables), qui comprend son primaire propre et le réseau primaire-primaire/supérieur, l'Ecole du Peuple...Je ne me préoccuperai pas de l'Ecole des Notables explicitement destinée à former des producteurs de textes (de la plaidoirie de l'avocat aux écrits des scientifiques, du discours des hommes politiques aux essais et romans des publicistes et écrivains, etc.). C'est en effet dans le réseau primaire que la question de l'offre d'écritures présente de l'intérêt puisqu'il s'agit de faire écrire des agents sociaux qui ne sont pas évidemment destinés à s'adonner à cette pratique là, sauf sous la forme des écrits professionnels ou domestiques quotidiens. En réalité, dans ce réseau, les aspirants écrivants sont bien peu nombreux. Ce sont surtout les excellents élèves du primaire parfois, ou, le plus souvent, les rares bénéficiaires du post-élémentaire primaire (environ 3 à 5% d'une génération en moyenne pour la période 1880-1940) qui sont concernés. L'exercice scolaire qui les prépare éventuellement à ce rôle d'écrivant n'est autre que la Rédaction de français dont les instituteurs lisent parfois, en classe, les plus belles réussites, proposant ainsi à l'admiration le "bel écrit". Lors d'une enquête sur la lecture, l'une de nos enquêtées m'a ainsi montré les rédactions qu'elle avait écrites au Cours Complémentaire il y a 40 ans, et qu'elle avait précieusement conservées... (3)

C'est au sein de ces "privilégiés" du réseau post-élémentaire primaire que se recrutent des intellectuels d'un type particulier, des intellectuels d'institution qui vont être "invités" à écrire. On en connaît les principales figures, l'instituteur, le prêtre rural, l'autodidacte (raillé par Sartre dans La Nausée), l'écrivain prolétarien (Poulaille) ou l'écrivain paysan (Guillaumin) mais aussi, moins connu sous cet angle là, le militant ouvrier. Ce dernier cas de figure s'apparente beaucoup plus qu'on ne le croit à l'instituteur et au prêtre. Dans une recherche que je mène en ce moment avec Claude Pennetier sur près de 400 militants et cadres communistes de la période 1931-1939, grâce aux autobiographies qu'ils devaient rédiger pour la commission des cadres du PCF et que l'ouverture des Archives de Moscou (CRCEDHC) nous permet d'analyser, on constate que presque tous ceux qui sont d'origine populaire, et qui parviendront à se professionnaliser en politique, ont bénéficié de l'enseignement post-élémentaire primaire, souvent inachevé. Cette formation leur a donné néanmoins le capital scolaire qu'ils investiront ensuite dans leurs activités de militants, écrivant des rapports au sein de leurs organisations, des articles dans la presse, des tracts, des discours, voire des brochures et des livres. Dès 1917, Pierre Monatte n'écrivait-il pas dans ses conseils aux militants : "Commençons par l'effort personnel, par la planchette à livres ; sur cette planchette, il est un livre que je voudrais voir parmi les tout premiers qui s'y aligneront. Il n'a pas été écrit pour nous mais le mal qu'il combat ne nous est pas particulier, toute notre société en est atteinte. Paru quelques mois avant la guerre, il a passé presque inaperçu, c'est "L'apprentisage de l'art d'écrire" de Payot"(Réflexions sur l'avenir syndical).

Les instituteurs eux-mêmes sont invités par leur Institution à écrire. Ainsi, au moment des Expositions Universelles de 1889 et de 1900, on leur demande d'écrire des monographies de leur village. Plusieurs centaines répondront à ces offres d'écriture pour lesquelles, afin de les aider, on leur fournira des plans-type. Ces manuscrits, dont très peu ont été publiés, sont aujourd'hui d'utiles documents déposés dans les archives municipales ou départementales, utiles surtout pour comprendre la fonction sociale des instituteurs. Ces monographies prennent place parmi les multiples écrits de ces derniers qui se sont faits érudits locaux, fokloristes, écrivains régionalistes, etc.Il y aurait une histoire sociale à faire de ces offres d'écriture, souvent explicitement encadrées par les institutions de rattachement de ces intellectuels.

Pour bien comprendre ces offres d'écriture et la nature des écrits suscités, sans doute faut-il rappeler que ces différents types d'intellectuels de gestion des profanes sont d'abord et avant-tout au service de l'institution qui les utilise, et, s'ils tiennent la plume, c'est à la condition de mettre leurs écrits au service de leur institution. Il y sont d'ailleurs prédisposés par le rapport au savoir que leurs institutions respectives, sous des formes différentes, leur a inculqué. Du point de vue dispositionnel (habitus), la caractéristique majeure de l' enseignement post-élémentaire primaire (EPS ; CC ; EPCI, etc..), mais aussi du Petit Séminaire ou des Ecoles de Parti, c'est en effet l'apprentissage d'une posture très particulière dont le sens social est lié au désir de configurer le rapport au savoir des intellectuels d'institution. Prenons le cas des instituteurs analysés par F. Muel-Dreyfus."Si l'on considère la dimension proprement culturelle de cette formation, conclut-elle, il apparaît que cet "habitus" spécifique s'élabore dans un double rappel constant de la dimension du métier -la pédagogie comme rappel à l'ordre culturel- et des hiérarchies culturelles dominantes -l'infini de la science et l'ineffable de l'art comme idéaux inacccessibles mais dont la reconnaissance a valeur d'éducation morale. Les élèves-maîtres -terme significatif à lui seul de la distance qui sépare les "primaires" des étudiants -ne doivent jamais oublier que si leurs études sont gratuites, si on leur donne un trousseau, c'est parce que ces études ne sont jamais que le préalable à un métier, autrement dit que pour eux, le savoir a une fonction" (4). Cette exploitation d'un rapport dominé à la culture caractérise les trois institutions que sont les Écoles Normales, les séminaires et les écoles du PC. Au séminaire aussi, on assiste selon la formule de Charles Suaud à une "consécration scolaire détournée". L'étude des notes, des prix scolaires, des appréciations, montre l'importance qu'accorde le séminaire à la réussite scolaire, mais cette réussite n'est pas vantée en elle-même et pour elle même, elle est inextricablement prise dans la conversion religieuse et instrumentalisée dans le langage religieux : "nous autres, au contraire, on nous mettait en garde contre l'esprit d'orgueil, de vanité qui pouvait s'emparer de nous...Cette fierté d'avoir un diplôme que les autres n'avaient pas. On nous répétait souvent la parabole de l'évangile : "si vous avez beaucoup reçu, vous serez responsable de beaucoup" (5) . On retrouvre très exactement la même hantise au sein du PCF : certes la formation dispensée aux militants est un souci constant, une nécessité de l'entreprise communiste nationale et internationale. Elle comprend ses niveaux, des écoles élémentaires (quelques cours de deux heures) aux écoles régionales et centrales (de 1 à 4 mois), et, récompense suprême, l'Ecole Léniniste Internationale où la formation pouvait durer deux ans. Mais la pédagogie de ses écoles, le rapport au savoir qui y est inculqué, rapport fait du respect et de l'admiration des textes canoniques (6), place le militant dans une posture analogue à celle des instituteurs. Maurice Thorez, tout en encourageant les militants à se "cultiver" n'aura jamais de mots assez durs pour ceux qui "se prennent pour des savants" et que leur "orgueil" éloignerait de l'indispensable humilité qui doit caractériser leur rapport au "Parti".

Une histoire sociale des "ateliers d'écritures" suscités par les institutions aurait toute chance de mettre au jour les multiples formes sociales d'"invitation" à l'écriture, auxquelles ont répondu tant et tant d'écrivants préalablement formés à la Rédaction de l'école primaire, mais aussi la nature de leurs écrits, écrits "encadrés"et contrôlés, signe à la fois d'une crainte de la part des institutions et de la capacité de ces dernières à imposer une écriture du "Nous" de l'institution.

À l'autre....

À ces offres d'écriture des années 1880-1940, qui privilégient le "nous" de l'institution et qui correspondent à une certaine époque du dispositif scolaire français, a succédé une toute autre configuration. Là encore, c'est toute l'histoire de la transformation du système scolaire français depuis les années quarante qu'il faudrait faire. Sans qu'il me soit possible de le justifier autant qu'il serait souhaitable, je voudrais suggérer à titre d'hypothèse en quoi certains éléments de cette nouvelle configuration sont directement liés aux formes actuelles d'offres d'écriture.

L'unification de l'appareil scolaire français (dont assez curieusement la suppression des Écoles Primaires Supérieures par Jean Carcopino en 1941, par haine du "primaire", est vraisemblablement un moment important) et l'explosion scolaire (depuis les années 50), se sont conjuguées sur un mode spécifique en validant un modèle social de rapport au savoir sous l'effet de ce qu'on pourrait appeler la généralisation de la disposition scolastique lettrée, expression, que j'emprunte à Pierre Bourdieu. La disposition scolastique concerne l'ensemble des champs de production symbolique. En quoi consiste-t-elle ? Essentiellement dans le refoulement de ce qui rend possible l'existence de la skholé (l'école) et les effets sur les activités de pensée de ce refoulement : la suspension des urgences du monde (urgence des décisions à prendre, des choix à faire), la possibilité de différer tout effet de son activité (écrire sans se préoccuper des effets de ce qu'on écrit, etc.), la chance inouïe d'avoir à manier le langage, par exemple, non comme "un instrument, mais comme un objet de contemplation, de délectation, de recherche formelle ou d'analyse", la "liberté" (7) qui en résulte, liberté qui se manifeste dans un emploi du temps parfois inversé (les nuits de travail, les conversations à l'infini, etc..), le caractère ludique de la vie menée ainsi en état d'apesanteur, tout cela constitue la disposition scolastique. La philosophie, l'esthétique et les lettres (en particulier la littérature) sont ses disciplines d'élection. Cette disposition scolastique était donc l'apanage, jusqu'aux années cinquante, du réseau secondaire-supérieur et c'est sa généralisation qui sous-tend la généralisation d'offres d'écritures fondées désormais, plus ou moins explicitement, plus ou moins consciemment, sur le modèle classique de l'écrivain, c'est-à-dire du "créateur". Chacun à "son"style, chacun à "son" oeuvre, chacun est "unique". Anne Roche, l'une des représentantes éminentes des Ateliers d'écriture en France, énonce clairement ce transfert du modèle de la création dans l'offre contemporaine d'écriture : "À partir d'octobre 1968, à la fois sur le modèle des ateliers américains de creative writing (...) et sur l'inspiration de la pédagogie Freinet, je proposai à l'Université un module d'enseignement intitulé "Création poétique". Mon hypothèse de base était la suivante : un étudiant en lettres a certainement une pratique (cachée sous la table) de l'écriture. Pourquoi ne pas lui permettre de la mettre sur la table ?" (8). Écrivain "honteux", l'étudiant est "invité" à se mouler dans la figure du lettré. Après la prise de parole (Mai 68), c'est le temps de la prise d'écriture. D'une manière générale, les offres d'écriture se multiplient. France Loisirs, par exemple, a organisé un concours de nouvelles dont les 20 "meilleures" ont été publiées, sur le thème : "écrivez votre plus belle histoire d'amour". Près de 5000 " écrivains" ont répondu à cette offre. L'écriture autobiographique est en plein développement. La généalogie aussi. On évalue actuellement à 60/70% les utilisateurs d'Archives départementales qui ont pour projet d'écrire leur généalogie familiale. Je pourrais multiplier les exemples. Au total, les "Ateliers d'écriture" sont des entreprises dans lesquelles des spécialistes de l'écriture de soi (de l'écrivain et/ou poète à celui qui tient un journal intime en passant par ceux auxquels on propose d'écrire un récit de vie à visée "restauratrice" ou thérapeutique) tentent de professionnaliser des compétences acquises à l'université ou dans l'écriture littéraire.

Bref, par comparaison avec la configuration antérieure, cette nouvelle configuration se caractérise par un déplacement du "nous" de l'institution au "je" de l'institué. Et c'est de ce déplacement, qui ne va pas de soi, dont il faudrait rendre compte. Tout simplement parce que l'opposition "nous-je", comme l'a si bien démontré Norbert Élias (9), demande à être expliquée alors qu'elle est le plus souvent vécue comme évidemment explicative... À

(1) Pudal (Bernard), La cérémonie ou l'illetrisme comme stigmate dans les Actes des 2èmes Assises Nationales de la Lecture, A.L. n°53, mars 1996, pp.65-70.
(2) Bing (Elisabeth), "Histoire d'une pratique, ses postures, ses risques et son avancée" dans Premières rencontres nationales des Ateliers d'Écriture, Aix en provence, février 1993, Éd. Retz, Paris, 1994, p. 19.
(3) Cf Mauger (Gérard), Poliak (Claude), Pudal (Bernard), Histoire de lecteurs, à paraître chez Nathan, 1997.
(4) Muel-Dreyfus (Francine), Actes de la Recherche en Sciences Sociales, p. 44, n°17-18, 1976
(5) Suaud (Charles) , Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Août 1976, n°4
(6) Pennetier (Claude), Pudal Bernard), "La certification scolaire", Politix, Oct. 1996, pp. 69-98.
(7) Les citations sont extraites des Méditations Pascaliennes de Pierre Bourdieu, Seuil, pp. 24-26.
(8) Roche (Anne) "Écrire à l'Université", Premières Rencontres...., opus cité, p. 95.
(9) Élias (Norbert), La société des individus, Fayard, 1991.
Bernard Pudal
Professeur de sciences politiques
Université de Clermont-Ferrand