La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°63  septembre 1998

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Lecture et nouveaux supports


Que l'écrit change de forme et cela a aussitôt des incidences sur les techniques employées par le lecteur. Inversement, le lecteur, par ses pratiques, influence et impose des techniques de mise en forme de ce même écrit. François Richaudeau, il y a quelques années, a étudié en détail cette interaction entre techniques de lecture et supports de l'écrit. (1)
Robert Caron, par quelques exemples, montre quels changements les outils électroniques introduisent dans les manières de lire et quelles compétences nouvelles ils exigent du lecteur dont l'école ferait bien de s'aviser.



L'AFL depuis des années a développé des théories, des analyses, des démarches pédagogiques et des outils de systématisation autour des raisons de lire et des moyens pour y arriver avec une grande efficacité. Du côté des raisons de lire, nous savons bien que ces propositions sont toujours d'actualité et même, encore, malheureusement, «d'avant-garde»...
Du côté des techniques, lA aussi, on ne peut pas affirmer que l'ensemble des acteurs se soient emparés des outils et démarches. Cela dit, la diffusion paraît plus large.
Mon intention ici est d'attirer l'attention sur un point que mes recherches et mon travail m'amènent A considérer comme un point d'urgence. Il s'agit des nouvelles techniques de lecture, si elles existent, que les supports modernes de l'écrit vont nécessiter. Roger Chartier dans un ouvrage récent (2) s'interroge, sans pouvoir y répondre (normal pour un historien, il lui faut des sédiments...) sur l'éventuelle apparition de «nouveaux lecteurs» ou de «nouvelles lectures».
Voici donc quelques-unes de ces zones d'ombres... La liste n'est pas exhaustive et elle prend appui sur les travaux menés au Centre Lecture A Nanterre (analyses de Cédéroms, utilisation de l'Internet) et sur les travaux menés A Paris 8 (département hypermédia).

1) Où est l'auteur ?

Ce qui frappe aujourd'hui, notamment dans la production des cédéroms, c'est la difficulté pour un lecteur expérimenté de pouvoir définir avec précision les intentions de l'auteur. En d'autres termes, le statut que l'auteur donne A son « lecteur-modèle » est plus difficile A cerner. Bien sûr, nous sommes au tout début d'une production éditoriale et nous pouvons sans doute affirmer que dans le domaine de ces productions, nous en sommes encore au stade du «bricolage» et de l'exploration. Cela dit, le support lui-même induit, par ses caractéristiques et ses conditions de production, cette opacité.
Quelques éléments, sans entrer dans les détails, A l'appui de cette affirmation :

- L'objet cédérom peut contenir A lui seul un quantité d'information bien plus importante que le support papier (le CD Universalis contient les 23 volumes de l'encyclopédie et les trois volumes du thesaurus sur un seul disque). Cette capacité de stockage suppose et nécessite, dans la plupart des cas, un travail d'équipe. Une personne seule ne peut, aujourd'hui, être l'auteur d'un de ces ouvrages. La production s'organise donc autour d'un collectif qui a bien souvent comme seul projet, non pas une intention vis-A-vis du lecteur, mais un souci : lui donner A consulter un maximum d'informations de tous ordres (textes, images, films, sons...) dans les meilleures conditions. En d'autres termes, le projet éditorial, aujourd'hui des équipes n'est autre que celui de la mise en forme d'une quantité et pas celui d'une intention claire et précise envers le lecteur.

- La production récente (3) s'appuie essentiellement sur des projets de maisons d'édition cherchant avant tout A redonner une nouvelle jeunesse au fonds éditorial existant. Nous n'en sommes pas encore au stade où un écrivain, un auteur, estimerait que les caractéristiques techniques du support cédérom, par exemple, seraient les plus adaptées A son projet d¹écriture. Ce sont les maisons d'éditions qui investissent un marché et rares sont les auteurs qui investissent un support nouveau.

Schématiquement, le processus de conception suit les étapes suivantes :
1 - Récolte des documents liés au sujet (texte, son, image,...)
2 - Conception de la structure de la base de données par des informaticiens
3 - Mise en place des structures de navigation (interface utilisateur)

Aujourd'hui donc, majoritairement, nous avons affaire A des équipes techniques en lieu et place de l'auteur au sens traditionnel du terme. L'absence (provisoire) d'auteur affichant un projet a des répercussions importantes sur le lecteur. Ce dernier doit développer des techniques encore plus sophistiquées de recherche et de déductions pour appréhender ce qu¹on cherche A lui dire et A lui cacher, la direction qu'on cherche A lui faire prendre.
Quelles techniques doit-on développer pour tenter de débusquer les intentions de cet auteur ?

2) De la pénurie A la profusion

Encore aujourd'hui, dans une école, dans une classe, lorsqu'il s'agit d'entreprendre des recherches sur un sujet, le fonds de la BCD ne permet pas de se retrouver devant une multitude de documents. On est relativement satisfait lorsque l'on trouve quelques documents semblant répondre A la question que l'on se pose. Nous gérons et travaillons A partir d'une certaine pénurie.
L'accès aux nouveaux supports et A Internet met dans une situation très embarrassante. Il n'est pas rare pour une question, même bien posée, de se retrouver devant des milliers de documents. Nous aurons A gérer et travailler la profusion. Se pose alors la question des techniques A mettre en place pour éliminer, classer, trier en fonction du projet initial.
Par ailleurs et plus que jamais apparaît le problème de la vérification du sérieux et de la validité des documents trouvés. Internet est, A ce titre, une illustration que tout et n'importe quoi peut se donner A lire. Et les «moteurs de recherche» ne trient pas le bon grain de l'ivraie.
Le lecteur a donc deux tâches : trouver, trier, classer, éliminer mais aussi et surtout vérifier la véracité de ce qui lui est donné A lire.
Depuis longtemps, A l'AFL, nous prônons la mise en réseau des écrits existants. L'apparition des supports numériques en renforce la nécessité. Mais nos techniques sont-elles A la hauteur des nouvelles contraintes imposées ?

3) L'hypertexte

Les écrits numériques offrent la possibilité de faire fonctionner des « liens hypertextes ». Cette caractéristique de pouvoir lier tout ou partie d'un document A un autre document est loin d'être un gadget. J'ai déjA eu l'occasion de faire état de cette particularité dans ces colonnes en 1991. (4)
Imaginez un texte ou un document possédant des «zones sensibles» sur lesquelles on peut cliquer et qui conduisent A un autre document dans lequel il y a aussi des zones sensibles, etc.
La création d'une zone sensible relève d'une fonction assignée par le concepteur. Si le lecteur ne veut pas se retrouver A cliquer frénétiquement et A tout va, il a intérêt A anticiper les raisons de ces liens et ce que ces derniers risquent de lui apporter. Autrement, il doit déjA savoir ce qu¹il va trouver s'il clique sur telle ou telle zone avant même de le faire.
L'intérêt d¹un tel dispositif n'est pas sans engendrer des problèmes de « navigation » et donc de lecture. Au bout de quelques clics, on ne sait plus où on se trouve. Et c'est d'autant plus vrai quand la structure globale du document n'est pas arborescente mais de type «rhizome» ou réseau.
En outre, la structure hypertextuelle a une caractéristique d'importance : elle n'a pas de fin. Nous le voyons bien sur Internet qui voit apparaître près de 2 000 sites par jour, sans parler de ceux qui disparaissent et de l'ensemble des sites qui se modifient et se mettent A jour. De la même manière, il est peu probable qu'un cédérom puisse être consulté dans sa totalité.
Avec ce type de structuration des documents il existe une infinité de parcours possibles. En comparaison, l'objet livre par sa consistance et son organisation impose un nombre bien moindre de parcours de lecture.
Un lecteur efficace «d'hyperdocuments» est bien plus qu'un lecteur traditionnel. Il doit gérer en permanence sa position et les raisons de ses bifurcations, mettre A jour une cartographie mentale du document et du parcours, s'astreindre A une grande vigilance vis-A-vis de son projet de lecture... Certes, la plupart de ces techniques sont mobilisées sur un écrit traditionnel. Mais dans le cas des nouveaux supports, elles sont absolument nécessaires car le lecteur est moins guidé par la forme matérielle du document. Celle-ci n'est plus accessible dans le concret même de l'objet mais se trouve enfouie dans une structure abstraite A découvrir et A entretenir.

Nous pourrions aussi soulever d'autres questions, d'autres zones où la technicité se mobilise :

- L'amplification d'un système graphique très particulier que certains spécialistes nomment «la schématique» (5) et qui s'impose par la nécessité de gagner du temps et de la précision. Nous connaissons tous le signe flèche droite en bas de page qui signifie «aller A la page suivante» ; ce genre de signes va en se complexifiant, jusqu'A devenir un «nouveau langage médiatique». Quelle formation A ce nouveau langage ?

- Les nouveaux supports sont les moyens d'une production et d'une diffusion A très bas prix. Nos travaux sur les circuits-courts et brefs trouvent lA un nouveau support qui nécessite un travail de réflexion nouveau. Un journal papier, pour un petit groupe, a-t-il la même forme et le même contenu que son cousin sur Internet ?

- Les supports informatiques exigent davantage que les supports papier pour être compris. Un exemple récent pourrait l'illustrer. Une élève de CM2 dit aimer lire les BD de Blake et Mortimer mais devant une adaptation sur cédérom d'une de ces BD, elle trouve ça « trop difficile » pour elle. La raison ? Sur le CD pour passer d'une vignette A l'autre, il faut agir avec la souris, il faut collecter des objets nécessaires, il faut trouver l'action qui s'appuie directement sur le sens de l'histoire. Sans une lecture minutieuse des bulles et du texte, on a bien du mal A poursuivre sa lecture. On peut rester bloquer de longs moments sur le même écran. Il en est tout autrement avec la BD traditionnelle. Une incompréhension momentanée n'empêche pas le lecteur de tourner la page. Le débat avec les enfants A propos de ces difficultés leur a permis de prendre conscience que, par moments, ils ne lisaient pas. Ces nouvelles formes d'écrits ne sont-elles pas des outils permettant A chacun de s'interroger sur « la nature de la lecture » ?

- Il existe une multiplication de supports tendant A « incruster » un type d'écrit dans un autre. Nous retrouvons cet enchevêtrement dans Teddy Bear. Il s'agit, au départ, d'une BD interactive se déroulant A la fin de la 2ème guerre mondiale, mais qui permet au lecteur de consulter, au cours de sa lecture, des documents historiques, des cartes, des animations sur le déroulement des opérations... Autrement dit, le lecteur peut, A tout moment quitter la fiction pour se retrouver dans la réalité. Sera-t-il A même de faire la distinction ?

Conclusion

Plus que jamais, A cause de ces supports, le lecteur est livré A lui-même. A cause de la profusion et de la diversité des documents, de la multiplicité des navigations possibles, de l'absence d'auteur identifiable ou de ses intentions clairement affichées et perceptibles, des facilités d'accès et de manipulation, du mélange des genres... le lecteur, qui ne peut plus s'appuyer sur la matérialité de l'objet et que ne guide plus la linéarité des supports traditionnels, doit tenir encore plus ferme la barre de son projet s'il ne veut pas se perdre dans l'offre multiple de documents du fait de son impuissance A gérer la complexité. Les nouveaux supports exigent des lecteurs de très haut niveau capables en permanence de négocier et de construire le sens et la structure.
Et nous ne sommes qu'au tout début de ces nouveaux types d'écrits, de ces nouvelles écritures (6) . A

(1) La lisibilité de l'écrit et les stratégies de lecture. François Richaudeau in Cinq contributions pour comprendre la lecture. AFL. 1980.
(2) Le livre en révolution. Roger Chartier, Éd. Textuel, 1997.
(3) Un travail de veille et de découverte de ces auteurs est notamment effectué par l'équipe du prix Möbius (BPI et Université de Paris 8)
(4) Les hypertextes, Robert Caron. A.L. n°33, mars 1991, p.54.
(5) La schématique, Michel Cartier (Professeur au Département de l'UQAM, Montréal), RVTI, 1994
(6) Voir A ce sujet les travaux de Jean Clément (Université de Paris 8) A propos de l'écriture hypertextuelle de fiction et Cyber-Hyper, A.L. n°57, mars 1997, p.5.
Robert CARON