La revue de l'AFL
Les
actes de lecture n°63
septembre 1998
___________________
L'alphabétisation en Amazonie
Don prométhéen ou cheval de Troie ?
Carlos Sanchez est un pédiatre uruguayen connu pour ses travaux sur l'apprentissage de l'écrit chez les sourds (*).
Par ailleurs acteur et témoin de la politique
d'alphabétisation des Indiens d'Amazonie, il évoque
ci-après les graves problèmes que soulève
l'introduction de l'écrit dans les civilisations orales.
Partisan d'un enseignement d'une langue écrite «
étrangère » aux cultures indigènes, il
dénonce l'erreur qui consiste A vouloir faire des
lecteurs A partir d'écrits phonétiques «
fabriqués », simples notations de langues vernaculaires,
incapables de transmettre les valeurs traditionnelles comme de
permettre l'accès A des « écrits sociaux
» et A une littérature bien évidemment
inexistants.
« Je
me méfie des affirmations extravagantes en faveur de
l'alphabétisation et des exagérations qui
caractérisent souvent les débats sur l'enseignement de la
lecture et de l'écriture. La façon dont la lecture et
l'écriture sont promues, enseignées et
étudiées barre l'accès souhaité A la
langue écrite et discrimine ceux que l'on prétendait
libérer et éclairer par l'alphabétisation. Il
existe de meilleures façons de faire ce que l'on fait avec tant
d'effort ». (1) C'est ainsi que Franck
Smith, l'un des plus éminents chercheurs actuels en
matière de lecture et d'écriture, expose sa
méfiance envers ce qu'il considère comme une «
promotion publicitaire » de la langue écrite. Il ajoute
même : « on parle de l'alphabétisation comme de
la clé magique A tout faire, depuis la lutte contre le
chômage jusqu'A la réduction de la
criminalité… L'alphabétisation ne fait pas
nécessairement de bonnes personnes. Les plus grands dictateurs
ont parfois été des lecteurs avides ou des
écrivains compulsifs. On croit prévenir la
délinquance en alphabétisant le monde ; je ne crois pas
pourtant que l'incapacité A lire ou A
écrire fasse les délinquants. Ceci est une autre affaire.
Je ne perçois pas davantage d'indice montrant que
l'alphabétisation conduise les délinquants A
abandonner leurs pratiques néfastes. Elle pourrait en tout cas
les aider A devenir des délinquants plus efficaces ». (2)
Il faut certainement critiquer « l'offre » de
l'alphabétisation comme panacée et la conception de la
langue écrite comme un bien en soi, mais encore plus la tendance
A mépriser ceux qui ne lisent pas, les
analphabètes, handicapés atteints d'une maladie qu'il
faut combattre. S'il est erroné de concevoir la langue comme un
don divin dont les analphabètes sont privés et restent
ainsi dans les ténèbres de l'ignorance, plus grave encore
est d'ignorer les effets négatifs que peut entraîner cette
conception et qu'entraînent certainement les tentatives
d'enseignement de la lecture et de l'écriture selon cette
perspective.
Il est toujours difficile de s'attaquer A des sentiments et
A des intérêts profondément ancrés
dans une confiance aveugle envers un progrès dont nous nous
sentons les auteurs et les représentants, avec le soutien d'une
mentalité civilisatrice qui domine encore, comme au temps du Far
West, le bassin amazonien. L'un des facteurs ayant mené les
indigènes A nous appeler racionales (les «
rationnels ») est précisément l'emploi de la langue
écrite, A la base de notre rationalité
occidentale. Ce type d'argumentation place facilement son auteur dans
la position d'un romantique irréaliste, en contradiction avec
l'évolution historique de l'humanité, prétendant
maintenir l'indigène, tels la flore et la faune, dans un
illusoire état d'harmonie avec la nature. Nous interdirions
ainsi aux indigènes d'apprendre A lire et A
écrire, pour ne pas les sortir du paradis terrestre que Colomb
croyait avoir découvert. Tout au contraire, l'auteur de ces
lignes se déclare un fervent promoteur de l'enseignement de la
langue écrite, la considérant comme un instrument
fondamental pour la connaissance, la réflexion et le
développement de la pensée.
Le point que nous voulons faire remarquer ici est le manque de prise en
compte des conséquences négatives de l'introduction d'un
instrument A l'impact aussi redoutable, de la façon dont
on introduit la langue écrite au sein des cultures orales de
sociétés axées sur la transmission orale des
valeurs et des traditions. L'introduction forcée d'un instrument
ne pouvant être utilisé par ces sociétés,
menée par les institutions d'une culture étrangère
- comme cela se passe dans les écoles où les enseignants
sont choisis parmi les indigènes en tant que
délégués d'une culture qui n'est pas la leur et
qu'ils connaissent si mal - contribue A accélérer
la déculturisation, augmenter la marginalité et
déstructurer les liens ethniques séculaires.
La langue écrite est une invention sociale qui répond
A des besoins précis. Les cultures ignorant
l'écriture A une époque donnée l'ont
empruntée A leurs voisins et l'ont adoptée car
elle correspondait A des besoins essentiels, tant individuels
que collectifs. La langue écrite est un instrument
privilégié de la culture occidentale qui n'a guère
de fonction comparable dans les cultures indigènes orales.
L'introduction de la langue écrite dans ces cultures
indigènes peut constituer un acte de destruction si leurs
membres n'ont pas besoin de l'utiliser dans leur cadre socioculturel.
On ne peut toutefois pas nier que, pour connaître la culture
occidentale et s'intégrer dans les sociétés
nationales, les indigènes doivent maîtriser la langue
écrite. Ils doivent même s'approprier les instruments de
la pensée occidentale pour connaître et étudier
leur propre culture, faute de quoi ils continueront A être
des citoyens de seconde catégorie dans la société
nationale. Nous nous trouvons ainsi devant un dilemne aussi insoluble
qu'inévitable, devant être abordé sans
délai. Agir comme si la langue écrite pouvait s'ajouter
A la culture indigène, comme si notre contribution
charitable était de toute façon meilleure que de ne rien
faire n'est finalement qu'une politique de l'autruche refusant
d'admettre l'effet nocif de notre action.
Afin de bien exposer la situation et d'ouvrir un débat objectif
et productif, nous allons utiliser certains faits. A travers des
dialogues avec des enseignants indigènes et des sages de
différentes communautés, nous avons pu recueillir
l'expression d'un sentiment particulier : la langue écrite est
incapable de transmettre ce que seule la langue orale peut transmettre.
Les histoires (casos) que racontent les vieillards sur un rocher (laja)
au bord de la rivière, l'enseignement des valeurs et des
pratiques ancestrales, la connaissance des mythes - en
réalité l'histoire de l'ethnie - des savoirs et du
savoir-faire relatif A la nature et au travail, toutes ces
choses fondées sur la réalité et détruites
par la langue écrite, non pas parce qu'elle se substitue
A la langue orale, mais - et c'est justement ce qui est
néfaste - parce qu'elle inhibe sans permettre aucune issue,
parce qu'elle crée inévitablement un rapport
colonisateur-colonisé.
Un vieux sage regrettait que les paroles de mythes ancestraux soient
imprimés sur une feuille de papier pouvant s'abîmer ou
être abandonnée par terre, piétinée par des
enfants ennuyés. Les arguments avancés par ce sage contre
la langue écrite rappellent ceux de Platon
dénonçant les limitations de cette écriture qui
répète le même discours aux sots et aux
intelligents et qui est incapable d'éclaircir les doutes du
lecteur comme pourrait le faire un interlocuteur.
Il est regrettable que, pour alphabétiser en langue
indigène, on emploie des mythes ethniques banalisés sous
forme de contes pour enfants, accompagnés d'illustrations sans
rapport avec la tradition culturelle, et que l'on fixe ainsi une
version définitive du mythe. Cette forme d'action ignore
certains éléments méritant une discussion
approfondie. Elle ignore que la vie d'un mythe dépend en grande
partie de sa capacité A évoluer dans le temps, de
sa capacité A apporter une réponse aux questions
(par exemple philosophiques) que posent et que se posent les membres de
l'ethnie. Un mythe fixé est condamné A mort,
perçu comme une relique dénuée de toute
fonctionnalité. D'autre part, le mythe commence A
être lu (transmis ?) par de jeunes enseignants indigènes
insuffisamment formés dans l'enseignement occidental, prenant la
place des sages de la communauté dans la fonction de
transmission des connaissances et des valeurs. Et tout cela pour quoi
faire ? Rien ne permet d'affirmer que l'on forme de cette façon
des lecteurs. Au contraire, il est démontré que les
enfants indigènes acquièrent tard et mal les
compétences de lecture et qu'ils paieront tout au long de leur
vie ce que l'on appelle A juste titre le « coût de
l'ethnicité ».
De notre point de vue, il est impératif que les enseignants
chargés de la population indigène soient de bons lecteurs
et qu'ils prennent conscience de la nature de la langue écrite
et de la façon dont les enfants indigènes peuvent y
accéder. L'emploi d'alphabets phonétiques
créés artificiellement pour écrire des langues
agraphiques n'est pas A recommander dans la pratique scolaire en
absence de vrais textes significatifs en langue indigène. Les
enseignants prétendant transmettre la lecture doivent absolument
être de bons lecteurs, au moins dans une langue, car ce n'est
qu'en étant de bons lecteurs qu'ils auront eu l'occasion de
connaître la culture occidentale qu'ils sont censés
transmettre.
Si l'on reconnaît aux enfants indigènes le droit de suivre
des études supérieures, il faut également leur
reconnaître celui d'avoir de bons enseignants leur permettant de
réussir leur scolarité occidentale. Les indigènes
ont également le droit de recevoir un enseignement propre
A leur culture, fourni par des enseignants «
légitimes », les anciens et les sages de leur ethnie, et
non des notions faussées ou banalisées de cette culture,
dans l'école occidentale et de la part d'enseignants
(indigènes ou non) ne pouvant accomplir cette tâche. On ne
peut concevoir de curriculum indigène dans une école
occidentale. L'éducation indigène n'admet ni école
ni enseignement scolaire. Elle exige l'établissement d'une
interaction adulte-enfant qui semble condamnée A
disparaître A la suite de la rencontre de deux cultures,
l'une aussi puissante que le progrès qui la soutient, l'autre
aussi vulnérable que la mythique jungle amazonienne qui la
protège. A
(*) Lire du même auteur : Le mythe d'un mythe, A.L. n°27, sept 89,p. 77.
(1) SMITH Franck, 1995, Between hope and Havoc. Heinemann, New York, p.53.
(2) Ibid. p.53.