La revue de l'AFL
Les
actes de lecture n°63
septembre 1998
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"Qu'est-ce que lire au cycle 1 ?"
ou
"Langages en formation"
Monographies
un écrit singulier, une écriture plurielle.
Le projet initié A Bobigny est en cours depuis deux ans.
Aujourd'hui, quatre monographies sur les cinq projetées sont en
chantier ; aucune n'en est au même stade du point de vue de la
production, mais une fois dépassée l'oralité
transcrite, un problème commun A chacune est posé
: celui de l'écriture. Dans ce passage de l'histoire d'UNE vie
(recueillie oralement) A UNE histoire DE vie (produite A
l'écrit), quelque chose de ce qui relève du particulier
semble devoir se perdre, ou se transformer, pour que se construise du
commun partagé, de l'universel. Écrire A qui ?
Écrire pour quoi ? Écrire A partir de quoi ?
Comment articuler les différents registres (fictif,
documentaire, sociologique) mais aussi les différentes parties
du livre (une histoire, une évocation, un témoignage),
pour que la multiplicité des entrées produise une
unité, celle d'un livre ? Sur quels dénominateurs communs
inscrire chaque livre produit dans l'idée d'une collection ?
Autant de questions déjA rencontrées ailleurs et
qui ne sont pas sans rappeler certains échanges sur les "jeux de
Je/Nous" (Nicole Robine) ou les interrogations soulevées par
Christian Bruel A propos des ateliers d'écriture,
entendus cet automne A Artigues lors du Colloque "Écrit
et Identité". Ce texte voudrait rendre compte de la
manière dont un collectif (des enfants de maternelle, des
parents, des enseignants, des membres de l'AFL) progresse dans cette
difficulté.
De l'oralité transcrite A une écriture...
L'étape des entretiens avec les familles aura sans doute
été un moment clé, une rencontre essentielle pour
la suite de l'action. Les enseignants, aidés par le
magnétophone, ont dû se mettre A l'écoute
d'une Parole singulière. Une Parole particulière,
personnelle, originale, dont il a fallu parfois faciliter l'expression
par une attitude disponible, une empathie, ainsi qu'une grande
vigilance dans l'écoute, afin de rater le moins souvent possible
l'opportunité d'une relance, d'une demande de précision,
ou le respect d'un silence pudique. La phase de transcription des
échanges oraux, initialement envisagée par des tierces
personnes (des étudiants en IUFM par exemple), a finalement
été assurée par ceux-lA mêmes qui
avaient conduit les entretiens. Et ceci n'est pas anodin car, outre la
charge de travail qu'une telle opération représente (ce
qui est aussi une façon d'accorder de la valeur A la
tâche accomplie), l'écoute répétitive des
énoncés, douloureuse lorsque la compréhension
résiste, a produit un effet d'imprégnation chez
l'auditeur/transcripteur qui, sans doute, renforce encore une forme
d'adhésion A un point de vue singulier.
Ce qui paraît alors décisif n'est donc pas tant d'avoir
réalisé les entretiens que de se défaire de cette
relation singulière, affective et peut-être quelque peu
"aliénante", permettant ainsi au discours d'exister en toute
indépendance vis A vis de ceux qui l'ont produit ou
recueilli.
Fort heureusement, la simple matérialité d'un document
consignant par écrit le verbal facilite déjA une
certaine mise A distance du contenu des rencontres. Par la
lecture et la relecture d'abord, par le partage et l'échange
avec des partenaires surtout.
Ainsi, la prise en charge des premières contributions
écrites par des élèves et leur professeur de
5ème du collège A.Coussens de St Ambroix a-t-elle
été réellement déterminante pour ne pas
dire providentielle. Les textes produits A partir des
enregistrements et des transcriptions de deux des entretiens (l'Espagne
et les Antilles) sont autant de réactions personnelles A
certains propos entendus ou lus ; ils ne correspondent pas du tout pour
certains, pas encore pour d'autres, au cadre, A la structure
préalablement projetée (un livre en cinq parties : une
fiction, un récit, une reconstitution, une explication, une
évocation) mais ils ont déjA un statut de "texte
écrit" qui les autonomise, les différencie du
matériau brut, au niveau de la forme comme du fond.
En voici quelques courts extraits : une lettre d'abord, adressée A Madame Gomez.
"... J'ai écouté ce que vous avez raconté aux
instituteurs de Bobigny et ça m'a fait penser A des
choses. Vous savez, il n'y a pas que vous qui avez eu une vie
difficile. Vous dites que vos parents ont vécu une
période dure en Espagne. Ma mère aussi a vécu la
guerre. Quand elle était petite, elle a vu des gens morts devant
elle. Les soldats les faisaient sortir dans la rue et ils les
abattaient comme des animaux, sans pitié..."
Une chronique documentaire, A propos de la messe...
"... Nous arrivons juste A l'heure. Vite, nous nous
installons dans l'église. Je suis debout, le curé lit du
latin. Je n'y comprends rien. A gauche, A droite, devant moi,
derrière moi, il y a des vitraux de toutes les couleurs. Il y en
a un avec une dame qui tient un bébé dans ses bras, un
autre avec un homme tout nu sur une croix... Mais voilA que tout
le monde s'assoie et moi, comme une idiote je reste debout A
essayer de lire les inscriptions. Ma mère me tire par la manche..."
Pour finir, un poème.
"Soleil, chaleur, sécheresse, sieste... Rideaux
tirés, volets fermés, porte entrebâillée.
Repas du soir. La soupe qui brûle les lèvres et la langue,
les tortillas moelleuses, les pommes de terre dorées. La
fête dans la fraîcheur du soir. La glace A la
vanille qui fond sous la langue et coule au soleil. Les beignets qui
collent aux doigts. L'amour rencontré dans un rêve.
L'amour auquel on s'attache. L'amour qui nous entoure. C'est l'amour
familial. Papi, avec sa longue barbe épaisse et noire, sa pipe
en bois et ses sabots ferrés. Et Mamie avec ses cheveux blancs
mousseux."
De la même façon, A propos des Antilles nous
trouvons : des lettres adressées A "Monsieur
Édouard", une fiche technique pour fabriquer des jouets, un
texte sur le pot de chambre, un autre sur les étrangers et le
racisme etc... Chacun de ces textes, en tirant l'un des fils de la
Parole, apporte sa propre singularité et contribue ainsi
A l'écriture d'un livre dont personne ne peut encore
savoir ce que sera l'état final, mais où se tisse peu
A peu un motif, une imagerie partagée.
L'ensemble de ces contributions a servi de référent pour
tenter de faire entrer dans le projet des élèves de
4ème/3ème des collèges de la ZEP ;
malheureusement, aucun des professeurs n'a pu, voulu ou su
intégrer notre proposition dans son "programme"... laissant
ainsi échapper une belle occasion de mettre leurs
élèves en situation de produire de l'écrit (enfin)
finalisé et de démultiplier les échanges. D'autant
que le commun partagé par les adolescents de la ZEP et les
parents de l'école maternelle semble plus aisément
saisissable (notamment sur la question des origines) qu'auprès
des jeunes élèves du Gard. Ceci étant, les
"petits" Gardois nous avaient ouvert le chemin !
D'une écriture A la réécriture...
Les deux tentatives de collaboration avec des écrivains ayant
également échoué, il fallut bien accepter
l'évidence que le collectif devrait aussi assurer la poursuite
de l'écriture des différents textes constitutifs des
livres ! Quatre groupes de travail, constitués de deux ou trois
personnes, se sont engagés A faire une proposition
écrite, au plus proche du projet de structure envisagé
(fiction, récit...), qui puisse servir de base de travail
A la réécriture. Ceci du côté de
l'école. Pour pallier la défection de nos
écrivains professionnels, l'AFL proposa de son côté
d'utiliser ses "relations" pour mettre en réseau plusieurs
personnes rompues A la production écrite qui, par leur
relative disponibilité et leur expérience patente en la
matière, joueraient le rôle d'aides A la
réécriture auprès du collectif.
Et nous voilA de nouveau "en plongée" dans le
matériau des transcriptions, surligneur en main, A la
recherche des éléments susceptibles de déclencher
puis d'alimenter une écriture.
Pour les fictions, la démarche paraît assez simple : il
s'agit avant tout de travailler en expansion/réduction,
parallèlement au guide que constitue le scénario
liminaire posé par les parents lors de l'entretien. Nous devons
aussi choisir une tonalité, une couleur qui installe une
ambiance, un certain "état d'esprit" chez le destinataire : la
chaleur, le silence, les rues désertes, le mystère ou
bien un style vif et allègre qui rappelle l'oralité du
conteur créole.
" Je m'appelle Maria. Je suis née dans un pays noyé de soleil : l'Espagne.
Quand j'avais cinq ans, ma grand-mère racontait, A ma
soeur et A moi, de vieilles histoires que sa propre mère
lui avait aussi racontées. L'une d'elles me faisait très
peur...
Dans mon village, dès que vient l'été, il fait si
chaud l'après-midi que les rues sont désertes. Même
les chats préfèrent le frais des grandes maisons
blanches. Et chacun en profite pour dormir. Seul, un homme
étrange se promène. Il a une grande cape et porte un sac
sur le dos... " (Monographie espagnole)
" Et cric et crac ! Oh mon dieu ! mon dieu ! que se passe-t-il ?
dis-moi mon fils, qu'as-tu fait ? qu'as-tu fait pour te briser ainsi
les deux jambes ?
C'est la mère de Jambes Fines qui crie, qui pleure , A
genoux près de lui. Il n'arrive pas A parler, tellement
il suffoque en sanglotant et en gémissant... Puis, peu A
peu , il se calme et trouve assez de forces pour raconter sa
mésaventure..." (Monographie antillaise)
Par contre, concernant l'écriture, la difficulté est
réelle et provient du fait que, livrées dans leur
état le plus élémentaire, ces histoires n'ont pas
la force d'un conte traditionnel tel que le Petit Chaperon rouge ou Le
Chat botté, bien qu'elles mettent en jeu les mêmes
ressorts : la peur, le mystère, les fantasmes de vampirisation,
de dévoration, ou bien le rire, le jeu, la ruse... Il faut donc
repérer les éléments qui constituent les rouages
du récit pour les mettre en valeur et éventuellement les
étoffer. Et puis faire jouer les références, la
mise en réseau de certains personnages (ogre, aventurier,
vampire, brigand, sorcier...) avec le patrimoine littéraire
(Dracula, Le géant de Zéralda, Les trois brigands, Le
petit Poucet, Pinocchio, Peter Pan...). L'écriture de la partie
documentaire se révèle autrement plus délicate
encore. La présentation des quatre propositions produites au
terme de ce premier cycle de production, A la BCD de
l'école, a clairement montré que les fictions, même
A ce stade encore très perfectible, fonctionnaient,
accrochaient auprès des enfants. Mais les décrochages
sont apparus lorsque l'on abordait l'évocation de l'enfance au
pays et plus encore les raisons du départ, les enfants ne
semblant d'ailleurs pas avoir compris que l'on n'était plus dans
une fiction.
Cette difficulté est prise en compte dans le travail de
réécriture actuellement en cours ; les observations des
membres de l'AFL, qui suivent le projet depuis le début, et la
collaboration récente d'une "aide-rédactrice" ont d'ores
et déjA permis de tracer de nouvelles pistes de travail
sur la monographie espagnole : stabiliser et affiner la fiction afin
que celle-ci incarne et date précisément qui s'adresse
A qui, en terme de génération ; traiter le
registre documentaire dans une seule et même partie qui aide ou
prépare le lecteur A comprendre les raisons du
départ, développées dans une autre partie.
L'écriture pourrait par exemple s'organiser autour de titres
problématisés (le temps de l'enfance, la sieste, la
maison, les repas, le travail, le village, l'école... )
orientant vers des questions qui interpellent ou alertent le lecteur (
où sont les adultes ? que font-ils ?...) et le conduise vers
cette troisième partie.
Bien entendu, tout acquis produit par le travail sur l'un des textes
est potentiellement transférable et réinvestissable sur
les autres moyennant de s'adapter au cas par cas.
Ce projet, ambitieux dans ses objectifs et difficile dans sa mise en
oeuvre, a permis dans un premier temps de prendre conscience de toute
une série d'obstacles qui contrarient de toute évidence
le développement d'actions A caractère novateur,
social ou culturel. Problèmes de partenariat A
l'échelle d'un quartier, problèmes de collaboration entre
acteurs institutionnels (Enseignant/Écrivain), problèmes
de conception liés A la production et A
l'édition de nouveaux écrits... Ces obstacles ne sont pas
levés, loin s'en faut.
Pourtant, si l'on se recentre vers le coeur du projet,
c'est-A-dire la mise en mots, la mise en forme des histoires
recueillies, on perçoit alors clairement un mouvement, une
dynamique qui avance obstinément du particulier au
général, de l'originel A l'universel, de l'oral
A l'écrit, de l'exception A la règle. Ce
travail singulier se fait A plusieurs, ce qui redouble encore
son caractère original et novateur. Un écrit singulier,
fruit d'une écriture plurielle. A